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l'excessive rareté du livre. Un des précurseurs de Brunet, au XVIe siècle, avait bien signalé la traduction des Morales par Hermann Cruserius, érudit fort connu comme auteur d'une traduction latine des Vies des hommes illustres, reproduite dans les éditions d'Henri Estienne, des Wechels et de Ruault; mais aucun de ces éditeurs n'avait connu la traduction des Morales par le même auteur. Il arriva même, en 1729, que le savant Burette, dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions (t. VIII), crut devoir consacrer nombre de pages à la démonstration de la non-existence de cette version, démonstration établie surtout sur le silence, à cet égard, de la Bibliothèque grecque de Fabricius (1re édition) (1).

On était en droit d'attendre sur ce point quelques éclaircissements de Reiske qui entreprenait en 1774 de publier une édition grecque-latine de tout Plutarque. Un de ses premiers soins aurait dû être, sans doute, de chercher à se procurer la version des Moralia par Cruserius; mais, accablé de travaux (il avait à soigner alors et son Démosthènes et son Denys d'Halicarnasse), la pensée ne pouvait pas lui venir de consacrer du temps à poursuivre la découverte de livres rares : sa digne et savante femme avait bien assez de besogne à collationner avec

(') J'avais, il y a quelques années, écrit quelques remarques visant à renverser l'argumentation de Burette. Mais il serait puéril de les imprimer alors que la découverte du livre dont il contestait l'existence ne laisse plus de place à la discussion. Mon respect d'ailleurs pour ce savant très distingué s'accommode fort bien du silence en semblable occurrence. Je me contenterai de constater seulement combien, en discussion critique, la précision bibliographique est nécessaire. Si le docte éditeur du traité de la Musique avait songé à vérifier les dates de la version des Morales par Xylander (1570), de l'édition Henri Estienne (1572) et de la version des Morales par Cruserius (1573), il eût compris l'inanité de la thèse qui s'était présentée à son esprit et ne s'y fût pas arrêté.

C'est pour bien fixer ces dates respectives, indispensables à l'histoire des traductions latines de Plutarque, que je suis entré dans les détails qu'on trouvera plus loin.

lui les textes grecs de Junta et d'Alde. On ne s'occupa point des Moralia de Cruserius, que Fabricius ne faisait pas connaître, et dont Burette, ex professo, avait nié l'existence.

Plus tard, en 1794-1810, l'illustre Wyttenbach, originaire de Berne, mais professeur à Leyde, dans l'introduction à sa célèbre édition grecque-latine des Moralia de Plutarque, avouait l'impossibilité où il avait été de se servir de la traduction de Cruserius (1). Mais il ne niait plus son existence, ayant eu occasion de constater que l'auteur d'un article sur Meziriac, inséré dans l'Histoire de la République des Lettres (Masson), en

(1) En 1867, m'en rapportant aux affirmations contenues dans la préface de Wyttenbach, je ne jugeai pas nécessaire de les contrôler chez Wyttenbach lui-même, en scrutant ses Animadversiones qui, d'ailleurs, ne comprenaient pas le traité de l'Amour dont j'avais à m'occuper. Dans la suite, un plus constant et familier usage de ce Plutarque m'a fait connaître le désaccord qui existe entre la préface et le commentaire du savant interprète au sujet de la version de Cruserius.

En fait, longtemps après l'époque où il écrivit sa préface générale (1794), après celle où il envoya pour l'impression à Oxford (1798) la fin du texte grec et la préface aux Annotations, après même, peut-être, l'envoi de son premier volume d'Annotations (1805), Wyttenbach eut la possibilité de consulter la version de Cruserius. On la voit citée dans les Animadversiones du savant éditeur à partir du traité Comment il faut lire les poètes. - Il se pourrait que Wyttenbach eùt obtenu communication de l'exemplaire de la Bibliothèque de Francfort; mais il me semble plus probable que l'exemplaire qui avait servi à Masson, ou à un collaborateur de Masson, en Hollande, soit venu enfin entre les mains de l'illustre érudit, dont ses voisins, les libraires de Leyde, d'Amsterdam, d'Utrecht, de La Haye, connaissaient certainement le désir naturel qu'il devait avoir de posséder ou consulter ce livre.

Du reste, Wyttenbach, dont personne plus que moi n'admire le savoir, n'attachait pas assez d'importance à la précision bibliographique. C'est ainsi que, voulant joindre à son édition du texte grec la version Xylander, en la retouchant au besoin, il a fourni à l'imprimeur la transcription contenue dans l'édition in-folio de Paris (1624), sans en vérifier l'identité avec l'œuvre authentique de Xylander (1572). Or, des modifications, parfois bonnes, parfois mauvaises, avaient été introduites dans cette version par les éditeurs de 1599, de 1620 et de 1624, en sorte que Wyttenbach a attribué parfois à Xylander ce qui n'était pas de lui. On trouvera dans les Animadversiones du grand helléniste de nombreuses rectifications à cet égard, et parfois l'expression de regrets que la plus simple vérification, faite à l'origine, lui aurait facilement épargnés.

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avait fait usage (1), et qu'elle était inscrite dans le Catalogue de la Bibliothèque publique de Francfort (2).

Hutten, éditeur de Plutarque après Wyttenbach, n'a point connu la version de Cruserius, bien que, ayant eu, à l'origine, l'intention d'en publier une, lui aussi, il eût intérêt à réunir toutes celles de ses prédécesseurs; et M. Winckelmann, qui a publié à part le traité de l'Amour et l'a entouré de commentaires très étendus, n'a pas eu la bonne fortune de réunir à son important appareil critique cet élément essentiel.

Convaincu que ce que n'avaient pu rencontrer tant d'hommes érudits, de tous pays, au cours d'un passé de près de deux siècles, je n'avais nulle chance de le découvrir après eux, je passai outre, en 1867, avec l'expression d'un regret; et, considérant le livre comme désormais introuvable, je renonçai à aller à Francfort voir s'il existait encore à la Bibliothèque publique, et si Herm. Cruserius, en cette traduction, avait tiré parti des annotations critiques d'Estienne de La Boëtie.

Depuis cette époque cependant, poussé par cet instinct particulier au chasseur qui lui fait poursuivre de préférence le gibier le plus difficile à atteindre (fugientia captat), je ne laissai échapper aucune occasion de recueillir les mentions relatives à un livre si habile à se dérober. Catalogues de libraires français, allemands,

() Voy. p. xiv du Discours de Sallengre, sur la vie de Meziriac, en tête de la réimpression des Commentaires sur les Epistres d'Ovide, La Have, 1716.

(2) La même constatation d'existence était faite, en 1845, par Hoffmann, dans le III volume de son Lexicon bibliographicum, riche répertoire des éditions ou traductions des auteurs grecs. Hoffmann enregistre même, comme se trouvant à la Bibliothèque de l'Université de Leipzig (si je comprends bien les sigles dont il fait parfois usage), une réimpression de 1580, faite aux frais de Feyerabend, à Francfort; et les mentions qu'il fournit sur le nombre des pages de cette réimpression excluent la suspicion d'un simple changement de frontispice.

anglais, suisses, hollandais, furent appelés et scrutés par moi pendant trente-cinq ans, sans aucun résultat. Je pensais bien, contrairement à Burette, que l'ouvrage avait existé; mais j'en étais venu à croire que, faute d'utilisation suivie depuis des centaines d'années, les exemplaires avaient été, plus d'une fois, mis à la rame, détruits, sauf, peut-être, l'exemplaire signalé jadis comme faisant partie de la Bibliothèque de Francfort, ét, tout au plus, un autre dans celle de Leipzig.

J'en étais là encore, il y a quelques mois, lorsque, -mis en possession, par le plus grand de tous les hasards, d'un inventaire assez fruste (1) des restes de la Bibliothèque de Verthamon qui allaient se vendre à Bordeaux, j'y avisai une mention qui, sans être bien précise, pouvait se rapporter au rarissime volume (p. 18, no 9): « PLUTARQUE, interprétée (sic) par Herman Crusero (sic), Guarinus, Bâle, 1573, » disait ce semblant de catalogue. Cela, à la vérité, pouvait s'appliquer, quant aux lieu et date, à la seconde édition des Vies de Plutarque traduites par Cruserius. Mais quelque chose me disait qu'il s'agissait des Morales. Obsédé par cette idée, j'accourus de la campagne, car je voulais voir, de mes yeux voir, ce qui s'appelle voir; et bientôt, vérification faite, je constatai que c'était bien là l'oiseau rare, et qu'il était venu, un peu déplumé, se poser tout juste devant moi, en vente, dans la ville et dans la rue même où je demeure, comme pour faire, à l'aide d'un témoin ami, constat d'existence et échapper à l'anéantissement par le

() Voici le titre du Catalogue en question: «CHATEAU DU CASTÉRA, Commune de Saint-Germain-d'Esteuil, près Lesparre (Gironde). Vente publique de la Bibliothèque du Château (appartenant à la famille de Verthamon). Lesparre, 1901, in-4°. »

La vente, annoncée en 1901, fut ajournée, puis de nouveau annoncée pour le 2 décembre 1903, à Bordeaux, par un catalogue nouveau.

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pilon. On devine avec quelle ardeur je l'arrêtai au passage et, soigneusement, le mis en cage. Me voilà donc, maintenant, en mesure de lui délivrer (n'en déplaise au bon Burette) un certificat de vie.

Je vais le faire, en profitant de l'occasion pour rassembler nombre de détails de bibliographie et d'histoire littéraire que m'a procurés ma course de plus d'un tiers de siècle sur la piste de la version de Cruserius.

Il y a deux ou trois ans, sur un catalogue du libraire toulousain Tarride, je trouvai la mention d'un exemplaire de la version très connue des Morales de Plutarque due à Guillaume Xylander. L'exemplaire était bien à la date de 1570 (1 édition). Mais, au lieu d'être marqué à la provenance de Bâle, comme l'indiquent tous les bibliographes, il portait la mention de Paris, et le nom du libraire Jacques Du Puys, au lieu de celui de Thomas Guarinus. Cette variante m'intrigua, et l'in-folio vint prendre place dans ma bibliothèque où tant d'autres in-folios accumulés risquent de m'obliger un jour prochain, si je vis encore, à changer de domicile.

En ouvrant le volume de Xylander qui m'arrivait de Toulouse, je fus très surpris de voir le titre portant, en latin, l'adresse de Jacques Du Puys, à Paris, rue Saint-Jean-de-Latran, à l'enseigne de la Samaritaine, et, au-dessus, la superbe marque de ce libraire gravée sur bois. A la fin du livre, au contraire, se lisait la mention du véritable éditeur de Bâle, Thomas Guarinus, et sa marque emblématique gravée: Palma Guarini. Mais ce qui me frappa surtout, en ce Parisien natif de Bâle, ce fut, au verso du titre, le privilège, en français, dont voici le texte curieux.

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