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que je ne le fasse peut-être repentir de n'avoir pas mieux profité du passage de Quintilien qu'on a allégué autrefois si à propos à un de ses frères 1, sur un pareil sujet. Le voici : Modeste tamen et circumspecto judicio de tantis viris pronuntiandum est, ne, quod plerisque accidit, damnent quæ non intelligunt... « Il faut parler avec beaucoup de modestie et de circonspection de ces grands hommes, de peur qu'il ne vous arrive, ce qui est arrivé à plusieurs, de blâmer ce que vous n'entendez pas... » M. P*** me répondra peut-être ce qu'il m'a déjà répondu, qu'il a gardé cette modestie, et qu'il n'est point vrai qu'il ait parlé de ces grands hommes avec le mépris que je lui reproche; mais il n'avance si hardiment cette fausseté que parce qu'il suppose, et avec raison, que personne ne lit ses Dialogues; car de quel front pourroit-il la soutenir à des gens qui auroient seulement lu ce qu'il y dit d'Homère?

Il est vrai pourtant que, comme il ne se soucie point de se contredire, il commence ses invectives contre ce grand poëte par avouer qu'Homère est peut-être le plus bel esprit qui ait jamais été; mais on peut dire que ces louanges forcées qu'il lui donne sont comme des fleurs dont il couronne la victime qu'il va immoler à son mauvais sens, n'y ayant point d'infamies qu'il ne lui dise dans la suite, l'accusant d'avoir fait ses deux poèmes sans dessein, sans vue, sans conduite. Il va même jusqu'à cet excès d'absurdité de soutenir qu'il n'y a jamais eu d'Homère; que ce n'est point un seul homme qui a fait l'Iliade et l'Odyssée, mais plusieurs pauvres aveugles qui alloient, dit-il, de maison en maison réciter pour de l'argent de petits poëmes qu'ils composoient au hasard; et que c'est de ces poëmes qu'on a fait ce qu'on appelle les ouvrages d'Homère. C'est ainsi que, de son autorité privée, il métamorphose tout à coup ce vaste et bel esprit en une multitude de misérables gueux. Ensuite il emploie la moitié de son livre à prouver, Dieu sait com

1. Pierre Perrault. Voyez Réflexion I. - C'est M. Racine qui, dans la Préface de son Iphigénie, cita le passage de Quintilien, liv. X, ch. 1. (BROSSETTE.)

ment, qu'il n'y a dans les ouvrages de ce grand homme ni ordre, ni raison, ni économie, ni suite, ni bienséance, ni noblesse de mœurs : que tout y est plein de bassesses, de chevilles, d'expressions grossières; qu'il est mauvais géographe, mauvais astronome, mauvais naturaliste; finissant enfin toute cette critique par ces belles paroles qu'il fait dire à son chevalier 2: « Il faut que Dieu ne fasse pas grand cas de la réputation de bel esprit, puisqu'il permet que ces titres soient donnés, préférablement au reste du genre humain, à deux hommes comme Platon et Homère, à un philosophe qui a des visions si bizarres, et à un poëte qui dit tant de choses si peu sensées. » A quoi M. l'abbé du dialogue donne les mains; en ne contredisant point, et se contentant de passer à la critique de Virgile.

C'est là ce que M. P*** appelle parler avec retenue d'Homère, et trouver, comme Horace, que ce grand poëte s'endort quelquefois. Cependant comment peut-il se plaindre que je l'accuse à faux d'avoir dit qu'Homère étoit de mauvais sens? Que signifient donc ces paroles : « Un poëte qui dit tant de choses si peu sensées? » Croit-il s'être suffisamment justifié de toutes ces absurdités, en soutenant hardiment, comme il a fait, qu'Érasme et le chancelier Bacon ont parlé avec aussi peu de respect que lui des anciens? Ce qui est absolument faux de l'un et de l'autre, et surtout d'Érasme, l'un des plus grands admirateurs de l'antiquité : car, bien que cet excellent homme se soit moqué avec raison de ces scrupuleux grammairiens qui n'admettent d'autre latinité que celle de Cicéron, et qui ne croient pas qu'un mot soit latin s'il n'est dans cet orateur, jamais homme au fond n'a rendu plus de justice aux bons écrivains de l'antiquité, et à Cicéron même, qu'Érasme.

1. Parallèles, t. III, p. 38: « Si la conduite des ouvrages d'Homère en étoit un peu supportable... » Page 46: « Je n'y vois point de belle constitution ni de belle économie... " Page 44: « Quel a donc été le but d'Homère ? Je n'en sais rien. >>

2. Parallèles, t. III, p. 125.

M. P*** ne sauroit donc plus s'appuyer que sur le seul exemple de Jules Scaliger1. Et il faut avouer qu'il l'allègue avec un peu plus de fondement. En effet, dans le dessein, que cet orgueilleux savant s'étoit proposé, comme il le déclare lui-même, de dresser des autels à Virgile, il a parlé d'Homère d'une manière un peu profane; mais, outre que ce n'est que par rapport à Virgile, et dans un livre qu'il appelle Hypercritique, voulant témoigner par là qu'il y passe toutes les bornes de la critique ordinaire, il est certain que ce livre n'a pas fait d'honneur à son auteur, Dieu ayant permis que ce savant homme soit devenu alors un M. P*** et soit tombé dans des ignorances si grossière, qu'elles lui ont attiré la risée de tous les gens de lettres, et de son propre fils même 2.

Au reste afin que notre censeur ne s'imagine pas que je sois le seul qui aie trouvé ses Dialogues si étranges, et qui aie paru sérieusement choqué de l'ignorante audace avec laquelle il y décide de tout ce qu'il y a de plus révéré dans les lettres, je ne saurois, ce me semble, mieux finir ces remarques sur les anciens qu'en rapportant le mot d'un trèsgrand prince d'aujourd'hui 3, non moins admirable par les lumières de son esprit et par l'étendue de ses connoissances dans les lettres, que par son extrême valeur et par sa prodigieuse capacité dans la guerre, où il s'est rendu le charme des officiers et des soldats, et où, quoique encore fort jeune, il s'est déjà signalé par quantité d'actions dignes des plus expérimentés capitaines. Ce prince, qui, à l'exemple du fameux prince de C****, son oncle paternel, lit tout, jusqu'aux ouvrages de M. P*** ayant en effet lu son dernier

1. Jules-César Scaliger, né près de Vérone en 1484, mort à Agen le 21 d'octobre 1558. Outre son Traité de l'Art poétique, on a de lui des commentaires sur Aristote, Théophraste, etc.

2. Joseph-Juste Scaliger, fils de Jules-César, était un des érudits les plus estimés de son temps. Il naquit à Agen en 1540 et mourut le 21 de janvier 1609, laissant des commentaires sur la plupart des classiques grecs et latins; ses travaux de chronologie sont surtout très-remarquables. (M. CHÉRON.)

3. François-Louis de Bourbon, prince de Conti, né à Paris en 1664, mort en 1709.

4. Le grand Condé. Voyez épître VII.

dialogue, et en paroissant fort indigné, comme quelqu'un eut pris la liberté de lui demander ce que c'étoit donc que cet ouvrage pour lequel il témoignoit un si grand mépris : « C'est un livre, dit-il, où tout ce que vous avez jamais ouï louer au monde est blâmé, et où tout ce que vous avez jamais entendu blâmer est loué 1. »

1. Voir dans la Correspondance la lettre de Boileau à Perrault, 1700.

CORRESPONDANCE

LETTRE DE MONSIEUR ANTOINE ARNAULD

DOCTEUR DE SORBONNE.

A M. p**

(PERRAULT), AU SUJET DE LA DIXIÈME SATIRE.

(De Bruxelles, 16 mai 1794.)

Vous pouvez être surpris, monsieur, de ce que j'ai tant différé à vous faire réponse, ayant à vous remercier de votre présent, et de la manière honnête dont vous me faites souvenir de l'affection que vous m'avez toujours témoignée, vous et messieurs vos frères 2, depuis que j'ai le bien de vous connoître. Je n'ai pu lire votre lettre sans m'y trouver obligé; mais, pour vous parler franchement, la lecture que je fis ensuite de la préface de votre apologie des femmes me jeta dans un grand embarras, et me fit trouver cette réponse plus difficile que je ne pensois. En voici la raison. Tout le monde sait que M. Despréaux est de mes meilleurs amis, et qu'il m'a rendu des témoignages d'estime et d'amitié en toutes sortes de temps. Un de mes amis m'avoit envoyé sa dernière satire. Je témoignai à cet ami la satisfaction que j'en avois eue, et lui marquai en particulier que ce que j'en estimois le plus, par rapport à la morale, c'étoit la manière si ingénieuse et si vive dont il avoit représenté

1. Publiée par Boileau dans les deux éditions de 1701 et reproduite dans celles de 1713, avec quelques différences. Nous donnons le texte des éditions de 1701, revues par Boileau lui-même.

2. Pierre, Nicolas et Claude Perrault.

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