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pour entendre raillerie sur ses vers, et ne crut pas que l'empereur, en cette occasion, dût prendre les intérêts du poëte.

Pour Juvénal, qui florissoit sous Trajan, il est un peu plus respectueux envers les grands seigneurs de son siècle. Il se contente de répandre l'amertume de ses satires sur ceux du règne précédent; mais, à l'égard des auteurs, il ne les va point chercher hors de son siècle. A peine est-il entré en matière, que le voilà en mauvaise humeur contre tous les écrivains de son temps. Demandez à Juvénal ce qui l'oblige de prendre la plume. C'est qu'il est las d'entendre et la Théséide de Codrus, et l'Oreste de celui-ci, et le Téléphe de cet autre, et tous les poëtes enfin, comme il dit ailleurs, qui récitoient leurs vers au mois d'août :

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Tant il est vrai que le droit de blâmer les auteurs est un droit ancien, passé en coutume parmi tous les satiriques, et souffert dans tous les siècles!

Que s'il faut venir des anciens aux modernes, Régnier, qui est presque notre seul poëte satirique, a été véritablement un peu plus discret que les autres. Cela n'empêche pas néanmoins qu'il ne parle hardiment de Gallet, ce célèbre joueur, qui assignoit ses créanciers sur sept et quatorze, et du sieur de Provins, qui avoit changé son balandran 2 en manteau court; et du Cousin, qui abandonnoit sa maison de peur de la réparer; et de Pierre du Puis, et de plusieurs autres.

Que répondront à cela mes censeurs? Pour peu qu'on les presse, ils chasseront de la république des lettres tous es poëtes satiriques, comme autant de perturbateurs du repos public. Mais que diront-ils de Virgile, le sage, le discret Virgile, qui, dans une églogue, où il n'est pas question de satire, tourne d'un seul vers deux poëtes de son temps en ridicule?

1. Juvénal, satire 1, vers 1.
2. Casaque de campagne. B.

Qui Bavium non odit, amet tua carmina, Mævi 1,

dit un berger satirique dans cette églogue. Et qu'on ne me dise point que Bavius et Mævius en cet endroit sont des noms supposés, puisque ce serait donner un trop cruel démenti au docte Servius, qui assure positivement le contraire. En un mot, qu'ordonneront mes censeurs de Catulle, de Martial, et de tous les poëtes de l'antiquité, qui n'en ont pas usé avec plus de discrétion que Virgile? Que penseront-ils de Voiture, qui n'a point fait conscience de rire aux dépens du célèbre Neuf-Germain, quoique également recommandable par l'antiquité de sa barbe et par la nouveauté de sa poésie? Le banniront-ils du Parnasse, lui et tous les poëtes de l'antiquité, pour établir la sûreté des sots et des ridicules? Si cela est, je me consolerai aisément de mon exil: il y aura du plaisir à être relégué en si bonne compagnie. Raillerie à part, ces messieurs veulent-ils être plus sages que Scipion et Lælius, plus délicats qu'Auguste, plus cruels que Néron? Mais eux qui sont si rigoureux envers les critiques, d'où vient cette clémence qu'ils affectent pour les méchans auteurs? Je vois bien ce qui les afflige; ils ne veulent pas être détrompés. Il leur fâche d'avoir admiré sérieusement des ouvrages que mes satires exposent à la risée de tout le monde, et de se voir condamnés à oublier dans leur vieillesse ces mêmes vers qu'ils ont autrefois appris par cœur comme des chefs-d'œuvre de l'art. Je les plains sans doute; mais quel remède? Faudra-t-il, pour s'accommoder à leur goût particulier, renoncer au sens commun? Faudra-t-il applaudir indifféremment à toutes les impertinences qu'un ridicule aura répandues sur le papier? Et au lieu qu'en certains pays on condamnoit les méchans poëtes à effacer leurs écrits avec la langue, les livres deviendront-ils désormais un asile inviolable où toutes les sottises auront droit de bourgeoisie, où l'on n'osera toucher sans profanation?

J'aurois bien d'autres choses à dire sur ce sujet; mais, 1. Eglogue III, vers 90. B.

comme j'ai déjà traité de cette matière dans ma neuvième satire, il est bon d'y renvoyer le lecteur.

FRAGMENT D'UN DIALOGUE

CONTRE LES MODERNES QUI FONT DES VERS LATINS

APOLLON, HORACE, DES MUSES ET DES POÈTES.

HORACE. Tout le monde est surpris, grand Apollon, des abus que vous laissez régner sur le Parnasse.

APOLLON. Et depuis quand, Horace, vous avisez-vous de parler françois?

1

HORACE. Les François se mêlent bien de parler latin. Ils estropient quelques-uns de mes vers; ils en font de même à mon ami Virgile; et quand ils ont accroché, je ne sais comment, disjecti membra poetæ, ainsi que je parlois autrefois, ils veulent figurer avec nous.

APOLLON. Je ne comprends rien à vos plaintes. De qui donc me parlez-vous?

HORACE. Leurs noms me sont inconnus. C'est aux Muses de nous les apprendre.

APOLLON. Calliope, dites-moi, qui sont ces gens-là? C'est une chose étrange, que vous les inspiriez, et que je n'en sache rien.

CALLIOPE Je vous jure que je n'en ai aucune connoissance. Ma sœur Érato sera peut-être mieux instruite que moi.

ÉRATO. Toutes les nouvelles que j'en ai, c'est par un pauvre libraire, qui faisoit dernièrement retentir notre vallon de cris affreux. Il s'étoit ruiné à imprimer quelques ouvrages de ces plagiaires, et il venoit se plaindre ici de vous et de nous, comme si nous devions répondre de leurs

1. Boileau, dans la préface de l'édition de 1674 (voyez préface II), parle de quelques dialogues en prose qu'il avait composés. Celui-ci en était probablement; cependant nous ne l'avons que grâce à la mémoire de Brossette, qui l'avait entendu réciter à Boileau.

actions, sous prétexte qu'ils se tiennent au pied du Parnasse!

APOLLON. Le bonhomme croit-il que nous sachions ce qui se passe hors de notre enceinte? Mais nous voilà bien embarrassés pour savoir leurs noms. Puisqu'ils ne sont pas loin de nous, faisons-les monter pour un moment. Horace, allez leur ouvrir une des portes.

CALLIOPE. Si je ne me trompe, leur figure sera réjouissante, ils nous donneront la comédie.

HORACE. Quelle troupe! nous allons être accablés, s'ils entrent tous. Messieurs, doucement: les uns après les autres.

UN POÈTE, s'adressant à Apollon. Da, Tymbræe, loqui...

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AUTRE POÈTE, à Calliope. Dic mihi, musa virum...

TROISIÈME POÈTE, à Érato. Nunc age, qui reges, Erato..... APOLLON. Laissez vos complimens, et dites-nous d'abord

Vos noms.

UN POÈTE. Menagius.

AUTRE POÈTE. Pererius.

TROISIÈME POÈTE. Santolius 1.

APOLLON. Et ce vieux bouquin, que je vois parmi vous, comment s'appelle-t-il?

TEXTOR. Je me nomme Ravisius Textor. Quoique je sois en la compagnie de ces messieurs, je n'ai pas l'honneur d'être poëte; mais ils veulent m'avoir avec eux, pour leur fournir des épithètes au besoin.

UN POÈTE. Latonæ proles divina, Jovisque... Jovisque... Jovisque... Heus tu, Textor! Jovisque...

TEXTOR. Magni...

LE POÈTE. Non.

TEXTOR. Omnipotentis.

LE POÈTE. Non, non.

TEXTOR. Bicornis.

LE POÈTE. Bicornis optime. Jovisque bicornis.
Latonæ proles divina, Jovisque bicornis.

1. Ménage, Du Périer et Santeul, poètes latins modernes.

APOLLON. Vous avez donc perdu l'esprit ? Vous donnez des cornes à mon père?

LE POÈTE. C'est pour finir le vers. J'ai pris la première épithète que Textor m'a donnée.

APOLLON. Pour finir le vers, falloit-il dire une énorme sottise? Mais vous, Horace, faites aussi des vers français. HORACE. C'est-à-dire qu'il faut que je vous donne aussi une scène à mes dépens et aux dépens du sens commun. APOLLON. Ce ne sera qu'aux dépens de ces étrangers. Rimez toujours.

HORACE. Sur quel sujet? Qu'importe? Rimons, puisque Apollon l'ordonne. Le sujet viendra après.

Sur la rive du fleuve amassant de l'arène...

UN POÈTE. Halte-là. On ne dit point en notre langue sur la rive du fleuve, mais sur le bord de la rivière. Amasser de l'arène ne se dit pas non plus; il faut dire du sable.

HORACE. Vous êtes plaisant! Est-ce que rive et bord ne sont pas des mots synonymes aussi bien que fleuve et rivière? Comme si je ne savois pas que dans votre cité de Paris la Seine passe sous le pont Nouveau! Je sais tout cela sur l'extrémité du doigt.

UN POÈTE. Quelle pitié! Je ne conteste pas que toutes vos expressions ne soient françoises; mais je dis que vous les employez mal. Par exemple, quoique le mot de cité soit bon en soi, il ne vaut rien où vous le placez: on dit la ville de Paris. De même on dit le pont Neuf, et non pas le pont Nouveau; savoir une chose sur le bout du doigt, et non pas sur l'extrémité du doigt.

HORACE. Puisque je parle si mal votre langue, croyezvous, messieurs les faiseurs de vers latins, que vous soyez plus habiles dans la nôtre? Pour vous dire nettement ma pensée, Apollon devroit vous défendre aujourd'hui pour jamais de toucher plume ni papier.

APOLLON. Comme ils ont fait des vers sans ma permission, ils en feroient encore malgré ma défense. Mais, puisque dans les grands abus il faut des remèdes violens, pu

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