Page images
PDF
EPUB

Ses griffes, vainement par Pussort1 accourcies,
Se rallongent déjà, toujours d'encre noircies,
Et ses ruses, perçant et digues et remparts,
Par cent brèches déjà rentrent de toutes parts.
Le vieillard, humblement l'aborde et le salue,
En faisant, avant tout, briller l'or à sa vue :
Reine des longs procès, dit-il, dont le savoir
Rend la force inutile et les lois sans pouvoir;
Toi, pour qui dans le Mans le laboureur moissonne,
Pour qui naissent à Caen tous les fruits de l'automne;
Si, dès mes premiers ans, heurtant tous les mortels,
L'encre a toujours pour moi coulé sur tes autels,
Daigne encor me connoître en ma saison dernière.
D'un prélat qui t'implore exauce la prière.
Un rival orgueilleux, de sa gloire offensé,
A détruit le lutrin par nos mains redressé.
Épuise en sa faveur ta science fatale :

Du Digeste et du Code ouvre-nous le dédale,
Et montre-nous cet art, connu de tes amis,
Qui, dans ses propres lois, embarrasse Thémis.
La Sybille, à ces mots, déjà hors d'elle-même,
Fait lire sa fureur sur son visage blême,
Et, pleine du démon qui la vient oppresser,
Par ces mots étonnans tâche à le repousser :
« Chantres, ne craignez plus une audace insensée;
» Je vois, je vois au chœur la masse replacée;
» Mais il faut des combats. Tel est l'arrêt du sort;
» Et surtout évitez un dangereux accord. >>
Là bornant son discours, encor toute écumante,
Elle souffle aux guerriers l'esprit qui la tourmente
Et dans leurs cœurs brûlans de la soif de plaider,
Verse l'amour de nuire, et la peur de céder.
Pour tracer à loisir une longue requête,
A retourner chez soi leur brigade s'apprête.

Sous leurs pas diligens le chemin disparoît,

1. M. Pussort, conseiller d'Etat, est celui qui a le plus contribué à faire le Code. B.

Et le pilier, loin d'eux, déjà baisse et décroît.
Loin du bruit cependant les chanoines à table,
Immolent trente mets à leur faim indomptable.
Leur appétit fougueux, par l'objet excité,

Parcourt tous les recoins d'un monstrueux pâté.
Par le sel irritant la soif est allumée;

Lorsque d'un pied léger la prompte Renommée,
Semant partout l'effroi, vient au chantre éperdu
Conter l'affreux détail de l'oracle rendu.
Il se lève, enflammé de muscat et de bile,
Et prétend à son tour consulter la Sibylle.
Évrard a beau gémir du repas déserté,
Lui-même est au barreau par le nombre emporté.
Par les détours étroits d'une barrière oblique,
Ils gagnent les degrés et le perron antique,
Où sans cesse, étalant bons et méchans écrits,
Barbin vend aux passans des auteurs à tout prix '.
Là le chantre à grand bruit arrive et se fait place,
Dans le fatal instant que, d'une égale audace,
Le prélat et sa troupe, à pas tumultueux,
Descendoient du Palais l'escalier tortueux.
L'un et l'autre rival, s'arrêtant au passage,
Se mesure des yeux, s'observe, s'envisage;
Une égale fureur anime leurs esprits.
Tels deux fougueux taureaux 2, de jalousie épris,
Auprès d'une génisse au front large et superbe,
Oubliant tous les jours le pâturage et l'herbe,
A l'aspect l'un de l'autre, embrasés, furieux,
Déjà, le front baissé, se menacent des yeux.
Mais Évrard, en passant, coudoyé par Boirude,
Ne sait point contenir son aigre inquiétude :
Il entre chez Barbin, et, d'un bras irrité,
Saisissant du Cyrus un volume écarté,
Il lance au sacristain le tome épouvantable.
Boirude fuit le coup: le volume effroyable

1. Barbin se piquoit de savoir vendre des livres, quoique méchants. B. 2. Virgile, Géorgiques, 1. III, vers 21 (lisez 215). B.

Lui rase le visage, et, droit dans l'estomac,
Va frapper en sifflant l'infortuné Sidrac.

Le vieillard, accablé de l'horrible Artamène,
Tombe aux pieds du prélat, sans pouls et sans haleine.
Sa troupe le croit mort, et chacun empressé

Se croit frappé du coup dont il le voit blessé.
Aussitôt contre Évrard vingt champions s'élancent;
Pour soutenir leur choc les chanoines s'avancent.
La Discorde triomphe, et du combat fatal
Par un cri donne en l'air l'effroyable signal.

Chez le libraire absent tout entre, tout se mêle:
Les livres sur Évrard fondent comme la grêle,
Qui, dans un grand jardin, à coups impétueux,
Abat l'honneur naissant des rameaux fructueux.
Chacun s'arme au hasard du livre qu'il rencontre :
L'un tient le Noeud d'Amour, l'autre en saisit la Montre 1.
L'un prend le seul Jonas qu'on ait vu relié;
L'autre, un Tasse françois 2, en naissant oublié.
L'élève de Barbin, commis à la boutique,
Veut en vain s'opposer à leur fureur gothique :
Les volumes sans choix à la tête jetés,

Sur le perron poudreux volent de tous côtés.
Là, près d'un Guarini, Térence tombe à terre,
Là, Xénophon dans l'air heurte contre un La Serre.
Oh! que d'écrits obscurs, de livres ignorés,
Furent en ce grand jour de la poudre tirés!
Vous en fûtes tirés, Almerinde et Simandre;
Et toi, rebut du peuple, inconnu Caloandre 3,
Dans ton repos, dit-on, saisi par Gaillerbois,
Tu vis le jour alors pour la première fois.
Chaque coup sur la chair laisse une meurtrissure;
Déjà plus d'un guerrier se plaint d'une blessure.
D'un Le Vayer épais Giraut est renversé :
Marineau, d'un Brébœuf à l'épaule blessé,

1. De Bonnecorse. B.

2. Traduction de Leclerc. B.

3. Roman italien, traduit par Scudéri. B.

En sent par tout le bras une douleur amère,
Et maudit la Pharsale aux provinces si chère.
D'un Pinchêne «< in-quarto » Dodillon étourdi
A longtemps le teint pâle et le cœur affadi.
Au plus fort du combat le chapelain Garagne,
Vers le sommet du front atteint d'un Charlemagne
(Des vers de ce poème effet prodigieux!)

Tout prêt à s'endormir, bâille et ferme les yeux.
A plus d'un combattant la Clélie est fatale:
Girou dix fois par elle éclate et se signale.
Mais tout cède aux efforts du chanoine Fabri:
Ce guerrier, dans l'Église aux querelles nourri,
Est robuste de corps, terrible de visage,

Et de l'eau dans son vin n'a jamais su l'usage.
Il terrasse lui seul et Guibert et Grasset,
Et Gorillon la basse, et Grandin le fausset,
Et Gerbais l'agréable, et Guérin l'insipide.
Des chantres désormais la brigade timide
S'écarte, et du Palais regagne les chemins.
Telle, à l'aspect d'un loup, terreur des champs voisins,
Fuit d'agneaux effrayés une troupe bêlante;

Ou tels devant Achille, aux campagnes du Xanthe,
Les Troyens se sauvoient à l'abri de leurs tours :
Quand Brontin à Boirude adresse ce discours :
Illustre porte-croix, par qui notre bannière
N'a jamais en marchant fait un pas en arrière,
Un chanoine lui seul triomphant du prélat,
Du rochet à nos yeux ternira-t-il l'éclat?
Non, non pour te couvrir de sa main redoutable,
Accepte de mon corps l'épaisseur favorable 1.
Viens, et, sous ce rempart, à ce guerrier hautain
Fais voler ce Quinault qui me reste à la main.
A ces mots, il lui tend le doux et tendre ouvrage :
Le sacristain, bouillant de zèle et de courage,
Le prend, se cache, approche, et, droit entre les yeux,

1. Iliade, 1. VIII, vers 267. B.

Frappe du noble écrit l'athlète audacieux;
Mais c'est pour l'ébranler une foible tempête;
Le livre sans vigueur mollit contre sa tête.
Le chanoine les voit, de colère embrasé :
Attendez, leur dit-il, couple lâche et rusé,
Et jugez si ma main, aux grands exploits novice,
Lance à mes ennemis un livre qui mollisse.
A ces mots il saisit un vieil «< Infortiat, »>
Grossi des visions d'Accurse et d'Alciat 1,
Inutile ramas de gothique écriture,

Dont quatre ais mal unis formoient la couverture,
Entourée à demi d'un vieux parchemin noir,
Où pendoit à trois clous un reste de fermoir.
Sur l'ais qui le soutient auprès d'un Avicenne 2,
Deux des plus forts mortels l'ébranleroient à peine :
Le chanoine pourtant l'enlève sans effort,
Et, sur le couple pâle et déjà demi-mort,
Fait tomber à deux mains l'effroyable tonnerre.
Les guerriers, de ce coup, vont mesurer la terre,
Et, du bois et des clous meurtris et déchirés,
Longtemps, loin du perron, roulent sur les degrés.
Au spectacle étonnant de leur chute imprévue,
Le prélat pousse un cri qui pénètre la nue.
Il maudit dans son cœur le démon des combats,
Et de l'horreur du coup il recule six pas.
Mais bientôt rappelant son antique prouesse,
Il tire du manteau sa dextre vengeresse;
Il part, et, de ses doigts saintement allongés,
Bénit tous les passans, en deux files rangés.
Il sait que l'ennemi, que ce coup va surprendre,
Désormais sur ses pieds ne l'oseroit attendre,
Et déjà voit pour lui tout le peuple en courroux
Crier aux combattans: Profanes, à genoux!
Le chantre, qui de loin voit approcher l'orage,
Dans son cœur éperdu cherche en vain du courage.

1, Livre de droit d'une grosseur énorme. B.

2. Auteur arabe. B.

« PreviousContinue »