Page images
PDF
EPUB

Que fais-tu cependant seul en ton bénéfice?

Attends-tu qu'un fermier, payant, quoiqu'un peu tard,
De ton bien pour le moins daigne te faire part?
Vas-tu, grand défenseur des droits de ton église,
De tes moines mutins réprimer l'entreprise?
Crois-moi, dût Auzanet t'assurer du succès 1,
Abbé, n'entreprends point même un juste procès.
N'imite point ces fous dont la sotte avarice
Va de ses revenus engraisser la justice;

Qui, toujours assignans, et toujours assignés,
Souvent demeurent gueux de vingt procès gagnés.
Soutenons bien nos droits: sot est celui qui donne.
C'est ainsi devers Caen que tout Normand raisonne.
Ce sont là les leçons dont un père manceau
Instruit son fils novice au sortir du berceau.
Mais pour toi, qui, nourri bien en deçà de l'Oise,
As sucé la vertu picarde et champenoise,
Non, non, tu n'iras point, ardent bénéficier,
Faire enrouer pour toi Corbin ni Le Mazier 2.
Toutefois si jamais quelque ardeur bilieuse
Allumoit dans ton cœur l'humeur litigieuse,
Consulte-moi d'abord, et, pour la réprimer,
Retiens bien la leçon que je te vais rimer.

Un jour, dit un auteur, n'importe en quel chapitre,
Deux voyageurs à jeun rencontrèrent une huître.
Tous deux la contestoient, lorsque dans leur chemin
La Justice passa, la balance à la main.

Devant elle à grand bruit ils expliquent la chose,
Tous deux avec dépens veulent gagner leur cause.
La Justice, pesant ce droit litigieux,

Demande l'huitre, l'ouvre, et l'avale à leurs yeux,
Et par ce bel arrêt terminant la bataille :

1. Fameux avocat au parlement de Paris. B. Barthélemy Auzanet, conseiller d'État, mort à Paris le 17 d'avril 1673, âgé de quatre-vingt-deux ans. 2. Deux autres avocats. B. - Jacques Corbin était fils d'un auteur dont Boileau parle dans l'Art poétique. Le Mazier a déjà été nommé dans la sa

tire 1.

Tenez, voilà, dit-elle, à chacun une écaille.

Des sottises d'autrui nous vivons au palais :
Messieurs, l'huître étoit bonne. Adieu. Vivez en paix 1.

ÉPITRE III'

A MONSIEUR ARNAULD

DOCTEUR DE SORBONNE

Oui, sans peine, au travers des sophismes de Claude 3,
Arnauld, des novateurs tu découvres la fraude,
Et romps de leurs erreurs les filets captieux;
Mais que sert que ta main leur dessille les yeux,
Si toujours dans leur âme une pudeur rebelle,
Près d'embrasser l'Église, au prêche les rappelle?
Non, ne crois pas que Claude, habile à se tromper,
Soit insensible aux traits dont tu le sais frapper;
Mais un démon l'arrête, et, quand ta voix l'attire,
Lui dit: Si tu te rends, sais-tu ce qu'on va dire?
Dans son heureux retour lui montre un faux malheur,
Lui peint de Charenton l'hérétique douleur;
Et, balançant Dieu même en son âme flottante,
Fait mourir dans son cœur la vérité naissante.
Des superbes mortels le plus affreux lien,

N'en doutons point, Arnauld, c'est la honte du bien.
Des plus nobles vertus cette adroite ennemie
Peint l'honneur à nos yeux des traits de l'infamie,

1. Cf. La Fontaine, 1. IX, fable 1x : l'Huître et les Plaideurs. 2. Composée en 1673.

3. Il étoit alors occupé à écrire contre le sieur Claude, ministre de Charenton. B.- Jean Claude, le plus célèbre des controversistes protestants et qui discuta contre Bossuet, Arnauld et Nicole, naquit à la Sauvetat (Lot-et-Garonne en 1619 et mourut à la Haye, où il s'était réfugié après la révocation de l'éd it de Nantes, le 13 de janvier 1687. Ses œuvres, toutes de controverse, n'ont pas été réunies.

4. Lieu près de Paris, où ceux de la R. P. R. (religion prétendue réformée) avoient un temple. B. L'édification d'un temple à Charenton fut autorisée par lettres patentes d'Henri IV du 1er d'août 1606.

Asservit nos esprits sous un joug rigoureux,

Et nous rend l'un de l'autre esclaves malheureux.

Par elle la vertu devient lâche et timide.

Vois-tu ce libertin en public intrépide,

Qui prêche contre un Dieu que dans son âme il croit?
Il iroit embrasser la vérité qu'il voit;

Mais de ses faux amis il craint la raillerie,

Et ne brave ainsi Dieu que par poltronnerie.

C'est là de tous nos maux le fatal fondement.
Des jugemens d'autrui nous tremblons follement;
Et, chacun l'un de l'autre adorant les caprices,
Nous cherchons hors de nous nos vertus et nos vices.
Misérables jouets de notre vanité,

Faisons au moins l'aveu de notre infirmité.

A quoi bon, quand la fièvre en nos artères brûle,
Faire de notre mal un secret ridicule?

Le feu sort de vos yeux pétillans et troublés,
Votre pouls inégal marche à pas redoublés :
Quelle fausse pudeur à feindre vous oblige?

Qu'avez-vous ?-Je n'ai rien.-Mais...—Je n'ai rien, vous dis-je,
Répondra ce malade à se taire obstiné.

Mais cependant voilà tout son corps gangrené
Et la fièvre, demain se rendant la plus forte,
Un bénitier aux pieds va l'étendre à la porte.
Prévenons sagement un si juste malheur.

Le jour fatal est proche, et vient comme un voleur.
Avant qu'à nos erreurs le ciel nous abandonne,
Profitons de l'instant que de grâce il nous donne,
Hâtons-nous; le temps fuit, et nous traîne avec soi,
Le moment où je parle est déjà loin de moi 1.

Mais quoi! toujours la honte en esclaves nous lie,
Oui, c'est toi qui nous perds, ridicule folie :
C'est toi qui fis tomber le premier malheureux,
Le jour que, d'un faux bien sottement amoureux,
Et n'osant soupçonner sa femme d'imposture,

1. Perse, sat. v. B. Vers 153.

Au démon, par pudeur, il vendit la nature.
Hélas! avant ce jour qui perdit ses neveux,
Tous les plaisirs couroient au-devant de ses vœux.
La faim aux animaux ne faisoit point la guerre;
Le blé, pour se donner, sans peine ouvrant la terre,
N'attendoit point qu'un boeuf, pressé de l'aiguillon,
Traçât à pas tardifs un pénible sillon;

La vigne offroit partout des grappes toujours pleines,
Et des ruisseaux de lait serpentoient dans les plaines.
Mais dès ce jour Adam, déchu de son état,
D'un tribut de douleurs paya son attentat.
Il fallut qu'au travail son corps rendu docile
Forcât la terre avare à devenir fertile.
Le chardon importun hérissa les guérets,
Le serpent venimeux rampa dans les forêts,
La canicule en feu désola les campagnes,
L'aquilon en fureur gronda sur les montagnes.
Alors, pour se couvrir durant l'âpre saison,
Il fallut aux brebis dérober leur toison.

La peste en même temps, la guerre et la famine,
Des malheureux humains jurèrent la ruine :
Mais aucun de ces maux n'égala les rigueurs
Que la mauvaise honte exerça dans les cœurs.
De ce nid à l'instant sortirent tous les vices.
L'avare, des premiers en proie à ses caprices,
Dans un infâme gain mettant l'honnêteté,
Pour toute honte alors compta la pauvreté:
L'honneur et la vertu n'osèrent plus paroître;
La piété chercha les déserts et le cloître.
Depuis on n'a point vu de cœur si détaché
Qui par quelque lien ne tînt à ce péché.
Triste et funeste effet du premier de nos crimes!
Moi-même, Arnauld, ici, qui te prêche en ces rimes,
Plus qu'aucun des mortels par la honte abattu,
En vain j'arme contre elle une foible vertu.
Ainsi toujours douteux, chancelant et volage,
A peine du limon où le vice m'engage

J'arrache un pied timide, et sors en m'agitant,
Que l'autre m'y reporte et s'embourbe à l'instant.
Car si, comme aujourd'hui, quelque rayon de zèle
Allume dans mon cœur une clarté nouvelle,
Soudain, aux yeux d'autrui s'il faut la confirmer,
D'un geste, d'un regard, je me sens alarmer;
Et même sur ces vers que je te viens d'écrire,
Je tremble en ce moment de ce que l'on va dire.

ÉPITRE IV1

AU LECTEUR 2

Je ne sais si les rangs de ceux qui passèrent le Rhin à la nage devant Tholus sont fort exactement gardés dans le poëme que je donne au public; et je n'en voudrois pas être garant, parce que franchement je n'y étois pas, et que je n'en suis encore que fort médiocrement instruit. Je viens même d'apprendre en ce moment que M. de Soubise 3, dont je ne parle point, est un de ceux qui s'y est le plus signalé. Je m'imagine qu'il en est ainsi de beaucoup d'autres, et j'espère de leur faire justice dans une autre édition. Tout ce que je sais, c'est que ceux dont je fais mention ont passé des premiers. Je ne me déclare donc caution que de l'histoire du fleuve en colère, que j'ai apprise d'une de ses naïades, qui s'est réfugiée dans la Seine. J'aurois bien pu aussi parler de la fameuse rencontre qui suivit le passage; mais je la réserve pour un poëme à part. C'est là que j'espère rendre aux mânes de M. de Longueville l'honneur que tous les écrivains

4

1. Composée au mois de juillet 1672 et publiée au mois d'août de la même

année.

2. Imprimé en 1672, en tête de la 1re édition séparée de l'épître iv.

3. François de Rohan, prince de Soubise, second fils d'Hercule de Rohan, duc de Montbazon et de Marie de Bretagne Vertus, mort le 24 d'août 1712 dans sa quatre-vingt-huitième année.

4. Charles-Paris d'Orléans, duc de Longueville et d'Estouteville, né le 29 de janvier 1649, tué au passage du Rhin le 12 de juin 1672.

« PreviousContinue »