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L'IMPROMPTU

DE VERSAILLES.

COMÉDIE EN UN ACTE.-1663.

REMERCIEMENT AU ROL'.

Votre paresse enfin me scandalise,
Ma muse, obéissez-moi;

Il faut, ce matin, sans remise
Aller au lever du roi.

Vous savez bien pourquoi;

Et ce vous est une honte

De n'avoir pas été plus prompte

A le remercier de ses fameux bienfaits.
Mais il vaut mieux tard que jamais;
Faites donc votre compte
D'aller au Louvre accomplir mes souhaits.
Gardez-vous bien d'être en muse bâtie;
Un air de muse est choquant dans ces lieux;
On y veut des objets à réjouir les yeux;
Vous en devez être avertie :

Et vous ferez votre cour beaucoup mieux-
Lorsqu'en marquis vous serez travestie.
Vous savez ce qu'il faut pour paraître marquis;
N'oubliez rien de l'air ni des habits;

Arborez un chapeau chargé de trente plumes
Sur une perruque de prix;

Que le rabat soit des plus grands volumes,
Et le pourpoint des plus petits :
Mais surtout je vous recommande

Le manteau, d'un ruban sur le dos retroussé;
La galanterie en est grande,

Et parmi les marquis de la plus haute bande
C'est pour être placé.

Avec vos brillantes hardes

Et votre ajustement,

Faites tout le trajet de la salle des gardes;
Et, vous peignant galamment,

Portez de tous côtés vos regards brusquement;
Et ceux que vous pourrez connaître,

L'Impromptu de Versailles fut représenté à Paris le 4 novembre 1663. Dans le courant de la mème année, Louis XIV avait fait comprendre Molière dans la liste des gens de lettres qui eurent part à ses libéralités. Molière exprima sa reconnaissance au roi dans la pièce qui porte le titre de Remerciment

au roi.

Ne manquez pas, d'un haut ton,
De les saluer par leur nom,

De quelque rang qu'ils puissent être.
Cette familiarité

Donne à quiconque en use un air de qualité.
Graltez du peigne à la porte

De la chambre du roi;

Ou si, comme je prévoi,
La presse s'y trouve forte,
Montrez de loin votre chapeau,

Ou montez sur quelque chose
Pour faire voir votre museau,
Et criez sans aucune pause,

D'un ton rien moins que naturel :
Monsieur l'huissier, pour le marquis un tel.
Jetez-vous dans la foule, et tranchez du notable,
Coudoyez un chacun, point du tout de quartier;
Pressez, poussez, faites le diable
Pour vous mettre le premier;

Et quand même l'huissier,

A vos désirs inexorable,

Vous trouverait en face un marquis repoussable, Ne démordez point pour cela,

Tenez toujours ferme là;

A déboucher la porte il irait trop du vôtre;
Faites qu'aucun n'y puisse pénétrer,
Et qu'on soit obligé de vous laisser entrer
Pour faire entrer quelque autre.
Quand vous serez entré, ne vous relâchez pas;
Pour assiéger la chaise il faut d'autres combats;
Tâchez d'en être des plus proches,
En y gagnant le terrain pas à pas;
Et si des assiégeants le prévenant amas
En bouche toutes les approches,
Prenez le parti doucement
D'attendre le prince au passage;
Il connaîtra votre visage,
Malgré votre déguisement;
Et lors, sans tarder davantage,
Faites-lui votre compliment.

Vous pourriez aisément l'étendre,

Et parler des transports qu'en vous font éclater

Les surprenants bienfaits que, sans les mériter,
Sa libérale main sur vous daigne répandre,
Et des nouveaux efforts où s'en va vous porter
L'excès de cet honneur où vous n'osiez prétendre;

Lui dire comme vos désirs

Sont, après ses bontés qui n'ont point de pareilles, D'employer à sa gloire, ainsi qu'à ses plaisirs,

Tout votre art et toutes vos veilles,
Et là-dessus lui promettre merveilles.
Sur ce chapitre on n'est jamais à sec :
Les muses sont de grandes prometteuses;
Et, comme vos sœurs les causeuses,
Vous ne manquerez pas, sans doute, par le bec.
Mais les grands princes n'aiment guères
Que les compliments qui sont courts;

Et le nôtre surtout a bien d'autres affaires
Que d'écouter tous vos discours.

La louange et l'encens n'est pas ce qui le touche :
Dès que vous ouvrirez la bouche
Pour lui parler de grâce et de bienfait,

Il comprendra d'abord ce que vous voulez dire;
Et se mettant doucement à sourire

D'un air qui, sur les cœurs, fait un charmant effet,

Il passera comme un trait;

Et cela vous doit suffire.

Voilà votre compliment fait.

PERSONNAGES.

MOLIÈRE, marquis ridicule.
BRÉCOURT, homme de qualité.
LA GRANGE, marquis ridicule.

DU CROISY, poëte.

LA THORILLIÈRE, marquis fâcheux. BÉJART, homme qui fait le nécessaire. Mile DUPARC, marquise façonnière. Mile BÉJART, prude.

Mile DE BRIE, sage coquette.

Mile MOLIÈRE, satirique spirituelle.
Mile DU CHOISY, peste doucereuse.
Mile HERVÉ, servante précieuse.
QUATRE NÉCESSAIRES.

La scène est à Versailles, dans la salle de la comédie.

SCÈNE PREMIÈRE.

MOLIÈRE, BRÉCOURT, LA GRANGE, DU CROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DE BRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ.

MOLIÈRE, seul, parlant à ses camarades qui sont derrière le théâtre.

Allons donc, messieurs et mesdames, vous moquez-vous avec votre longueur, et ne voulez-vous pas tous venir ici? La peste soit des gens ! Holà, ho! monsieur de Brécourt.

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heures, employons ce temps à répéter notre affaire, et voir la manière dont il faut jouer les choses.

LA GRANGE.

Le moyen de jouer ce qu'on ne sait pas ?

MADEMOISELLE DUPARC.

l'impossibilité de la chose, dans le peu de temps qu'on vous donne; et tout autre, en votre place, ménagerait mieux sa réputation, et se serait bien gardé de se commettre comme vous faites. Où en serez-vous, je vous prie, si l'affaire réussit mal; et

Pour moi, je vous déclare que je ne me souviens quel avantage pensez-vous qu'en prendront tous vos

pas d'un mot de mon personnage.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Je sais bien qu'il me faudra souffler le mien d'un bout à l'autre.

MADEMOISELLE BÉJART.

Et moi, je me prépare fort à tenir mon rôle à la main.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

Et moi aussi.

MADEMOISELLE HERVÉ.

Pour moi, je n'ai pas grand'chose à dire.

MADEMOISElle du crOISY.

ennemis ?

MADEMOISELLE de brie.

En effet, il fallait s'excuser avec respect envers le roj, ou demander du temps davantage. MOLIÈRE.

Mon Dieu! mademoiselle, les rois n'aiment rien tant qu'une prompte obéissance, et ne se plaisent point du tout à trouver des obstacles. Les choses ne sont bonnes que dans le temps qu'ils les souhaitent; et leur en vouloir reculer le divertissement est en ôter pour eux toute la grâce. Ils veulent des plaisirs qui ne se fassent point attendre, et les moins prépa

Ni moi non plus; mais, avec cela, je ne répondrais rés leur sont toujours les plus agréables. Nous ne pas de ne point manquer.

DU CROISY.

J'en voudrais être quitte pour dix pistoles.

BRÉCOURT.

devons jamais nous regarder dans ce qu'ils désirent de nous; nous ne sommes que pour leur plaire; et lorsqu'ils nous ordonnent quelque chose, c'est à nous à profiter vite de l'envie où ils sont. Il vaut mieux

Et moi, pour vingt bons coups de fouet, je vous s'acquitter mal de ce qu'ils nous demandent, que de

assure.

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Et n'ai-je à craindre que le manquement de mémoire? Ne comptez-vous pour rien l'inquiétude d'un succès qui ne regarde que moi seul? Et pensez-vous que ce soit une petite affaire que d'exposer quelque chose de comique devant une assemblée comme celleci? que d'entreprendre de faire rire des personnes qui nous impriment le respect, et ne rient que quand elles veulent ? Est-il auteur qui ne doive trembler lorsqu'il en vient à cette épreuve? Et n'est-ce pas à moi de dire que je voudrais en être quitte pour toutes les choses du monde?

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ne s'en acquitter pas assez tôt; et si l'on a la honte de n'avoir pas bien réussi, on a toujours la gloire d'avoir obéi vite à leurs commandements. Mais songeons à répéter, s'il vous plaît.

MADEMOISELle béjart. Comment prétendez-vous que nous fassions, si nous ne savons pas nos rôles?

MOLIÈRE.

Vous les saurez, vous dis-je; et quand même vous ne les sauriez pas tout à fait, pouvez-vous pas y suppléer de votre esprit, puisque c'est de la prose, et que vous savez votre sujet?

MADEMOISELLE BÉJART.
Je suis votre servante. La prose est pis encore que
les vers.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.
Voulez-vous que je vous dise? vous deviez faire
une comédie où vous auriez joué tout seul.
MOLIÈRE.

Taisez-vous, ma femme, vous êtes une bête.

MADEMOISELLE Molière.

Grand merci, monsieur mon mari. Voilà ce que c'est! Le mariage change bien les gens, et vous ne m'auriez pas dit cela il y a dix-huit mois. MOLIÈRE. Taisez-vous, je vous prie.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

C'est une chose étrange, qu'une petite cérémonie soit capable de nous ôter toutes nos belles qualités,

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Mais puisqu'on vous a commandé de travailler sur le sujet de la critique qu'on a faite contre vous, que n'avez-vous fait cette comédie des comédiens, dont vous nous avez parlé il y a longtemps? C'était une affaire toute trouvée, et qui venait fort bien à la chose, et d'autant mieux, qu'ayant entrepris de vous peindre, ils vous ouvraient l'occasion de les peindre aussi, et que cela aurait pu s'appeler leur portrait, à bien plus juste titre que tout ce qu'ils ont fait ne peut être appelé le vôtre. Car vouloir contrefaire un comédien dans un rôle comique, ce n'est pas le peindre lui-même, c'est peindre d'après lui les personnages qu'il représente, et se servir des mêmes traits et des mêmes couleurs qu'il est obligé d'employer aux différents tableaux des caractères ridicules qu'il imite d'après nature; mais contrefaire un comédien dans des rôles sérieux, c'est le peindre par des défauts qui sont entièrement de lui, puisque ces sortes de personnages ne veulent ni les gestes ni les tons de voix ridicules dans lesquels on le reconnaît.

MOLIÈRE.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Dites-la-moi un peu, puisque vous l'avez dite aux

autres.

MOLIÈRE.

Nous n'avons pas le temps maintenant.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Seulement deux mots.

MOLIÈRE.

J'avais songé une comédie où il y aurait eu un poëte, que j'aurais représenté moi-même, qui serait venu pour offrir une pièce à une troupe de comédiens nouvellement arrivés de campagne. « Avez-vous, aurait-il dit, des acteurs et des actrices qui soient capables de bien faire valoir un ouvrage? car ma pièce est une pièce... Eh! monsieur, auraient répondu les comédiens, nous avons des hommes et des femmes

qui ont été trouvés raisonnables partout où nous avons
passé. - Et qui fait les rois parmi vous ? — Voilà un
acteur qui s'en démêle parfois. Qui? ce jeune
homme bien fait? Vous moquez-vous? Il faut un roi
qui soit gros et gras comme quatre ; un roi, morbleu }
qui soit entripaillé comme il faut ; un roi d'une vaste
circonférence, et qui puisse remplir un trône de la
belle manière. La belle chose qu'un roi d'une taille
galante! Voilà déjà un grand défaut. Mais que je
l'entende un peu réciter une douzaine de vers. » La-
dessus le comédien aurait récité, par exemple, quel-
ques vers du roi, de Nicomède :

Te le dirai-je, Araspe? il m'a trop bien servi,
Augmentant mon pouvoir...

le plus naturellement qu'il lui aurait été possible. Et
le poëte: «Comment! vous appelez cela réciter? C'est
se railler; il faut dire les choses avec emphase. Ecou-
tez-moi'.

Bourgogne.)

Te le dirai-je, Araspe? elc.

Il est vrai; mais j'ai mes raisons pour ne le pas (Il contrefait Montfleury, comédien de l'hôtel de faire, et je n'ai pas cru, entre nous, que la chose en valût la peine; et puis il fallait plus de temps pour exécuter cette idée. Comme leurs jours de comédie sont les mêmes que les nôtres, à peine ai-je été les voir que trois ou quatre fois depuis que nous sommes à Paris; je n'ai attrapé de leur manière de réciter que ce qui m'a d'abord sauté aux yeux, et j'aurais eu besoin de les étudier davantage pour faire des portraits bien ressemblants.

MADEMOISELLE DU PARC.

Pour moi, j'en ai reconnu quelques-uns dans votre bouche.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Je n'ai jamais ouï parler de cela.

MOLIÈRE.

C'est une idée qui m'avait passé une fois par la tête, et que j'ai laissée là comme une bagatelle, une badinerie, qui peut-être n'aurait pas fait rire.

Voyez-vous cette posture? Remarquez bien cela. Là, appuyez comme il faut le dernier vers. Voilà ce qui attire l'approbation, et fait faire le brouhaha. Mais, monsieur, aurait répondu le comédien, il me semble qu'un roi qui s'entretient tout seul avec son capitaine des gardes, parle un peu plus humainement, et ne prend guère ce ton de démoniaque. Vous ne savez ce que c'est. Allez-vous-en réciter comme vous faites, vous verrez si vous ferez faire aucun ah! Voyons

D'abord les acteurs du Marais, qui furent les premiers fondateurs de la scène française, chantèrent les vers; c'est ainsi que Mondori joua le Cid d'original Montfleury, qui lui succéda, remplaça ce chant monotone par une déclamation fort ampoulée. Molière, qui le critique ici, établit le premier une manière naturelle de réciter, manière qui est la scule bonne, parce que seule elle peut donner à la passion ses véritables accents.

un peu une scène d'amant et d'amante. » Là-dessus une comédienne et un comédien auraient fait une scène ensemble, qui est celle de Camille et de Curiace,

Iras-tu, ma chère åme? et ce funeste honneur
Te plait-il aux dépens de tout notre bonheur?
Hélas! je vois trop bien, etc.

tout de même que l'autre, et le plus naturellement qu'ils auraient pu. Et le poëte aussitôt : « Vous vous moquez, vous ne faites rien qui vaille, et voici comme il faut réciter cela :

(Il imite mademoiselle Beaucháteau, comédienne de l'hôtel de Bourgogne.)

Iras-tu, ma chère âme? etc.

Non, je te connais mieux, etc. Voyez-vous comme cela est naturel et passionné? Admirez ce visage riant qu'elle conserve dans les plus grandes afflictions. » Enfin, voilà l'idée; et il aurait parcouru de même tous les acteurs et toutes les actrices.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Je trouve cette idée assez plaisante, et j'en ai reconnu là dès le premier vers. Continuez, je vous prie.

MOLIÈRE, imilant Beaucháteau, comédien de l'hôtel de Bourgogne, dans les stances du Cid.

Percé jusques au fond du cœur, etc.

Et celui-ci, le reconnaîtrez-vous bien dans Pompée, de Sertorius?

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(Il contrefait Hauleroche, comédien de l'hel de Bour-point de personne au monde qui soit moins façon

gogne.)

L'inimitié qui règne entre les deux partis

N'y rend pas de l'honneur, etc.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Je le reconnais un peu, je pense.
MOLIÈRE.

Et celui-ci ?

Imitant de Villiers, comédien de l'hôtel de Bourgogne.)

Seigneur, Polybe est mort, etc.

MADEMOISELle de brie.

Oui, je sais qui c'est; mais il y en a quelques-uns d'entre eux, je crois, que vous auriez peine à contrefaire.

MOLIÈRE.

Mon Dieu! il n'y en a point qu'on ne pût attraper par quelque endroit, si je les avais bien étudiés. Mais vous me faites perdre un temps qui nous est cher. Songeons à nous, de grâce, et ne nous amusons point davantage à discourir. ( A la Grange.) Vous, prenez garde à bien représenter avec moi votre rôle de marquis.

nière que moi.

MOLIÈRE.

Cela est vrai; et c'est en quoi vous faites mieux voir que vous êtes excellente comédienne, de bien représenter un personnage qui est si contraire à vo

i Tous les commentateurs se sont étonnés de la hardiesse de Molière; mais aucun n'a deviné le but de ses attaques. En effet, Louis XIV laissant tourner la noblesse en ridicule, offre un spectacle singulier, et qui semble en contradiction avec la fierté de son caractère. Mais la contradiction n'est qu'apparente, et nous retrouvons ici la grande idée politique qui inspira toutes les actions de son règne. Témoin des troubles de la Fronde, victime des excès des grands, il sentit de bonne heure la nécessité de les soumettre, et il le fit. Cependant l'ancien souvenir de leur puissance vivait encore parmi le peuple; et peut-être, comme sous la régence de Médicis, ils auraient trouvé des secours dans les provinces contre le roi lui-même. Louis XIV voulut leur ôter cette dernière ressource; et Molière servit ses projets, en égayant le peuple aux dépens de ceux mêmes que jusqu'alors il avait craints et honorés. On sait que plusieurs fois Louis désigna à Molière les caractères qui pouvaient le plus frapper la multitude. C'est ainsi que les grands perdirent peu à peu leur in

fluence, c'est-à-dire qu'ils partagèrent les plaisirs de la cour, et

cessèrent de la menacer. Sans doute cette politique fut poussée

trop loin; car le roi diminuait sa puissance en affaiblissant trop celle de la noblesse. Mais ce n'est point ici le lieu d'examiner cette grave question.

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