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biographe de saint Adalard, abbé de Corbie, l'existence de la langue à laquelle les écrivains donnent le nom de langue romane, pour la distinguer du latin et du tudesque, remonte au moins à la fin du 8° siècle de notre ère.1 En Gaule cette langue a dû être, dès le commencement, différente des langues vulgaires qui se parlaient en Espagne et en Italie. Cette différence est tellement dans la nature des choses qu'elle n'a pas besoin de preuves historiques; on n'a qu'à se rappeler les particularités de race, de climat et de sol qui distinguaient les habitants de ces contrées. Comment une même langue se serait-elle établie parmi des peuplades si diverses, ayant entre elles aussi peu de relations? La cause première des altérations phoniques et des transformations du langage réside dans la structure de l'appareil vocal et par suite dans la différence de prononciation. Parlé par des races distinctes qui, différant déjà de l'une à l'autre par leur manière de penser et leurs mœurs, étaient en contact avec différentes tribus germaniques, le latin vulgaire ne pouvait que donner naissance à des langues différentes.2

En Gaule le latin populaire se trouvant en présence de deux races rivales, celle du Midi et celle du Nord, donna lieu, de bonne heure, à deux idiomes distincts, la langue d'Oc et la langue d'Oil. Ces noms proviennent de l'habitude qu'on avait au moyen âge de désigner les langues par le signe de l'affirmation. Une ligne tirée de la Rochelle à Grenoble limite à peu près le domaine occupé par chacun des deux idiomes.

3

Le texte le plus ancien que nous possédions de la nouvelle langue en formation est celui des serments de Louis-le-Germanique et des seigneurs français sujets de Charles-le-Chauve, prononcés à Strasbourg en 842, lorsque Louis et Charles se liguèrent contre leur frère Lothaire. SERMENT DE LOUIS-LE-GERMANIQUE.

Pro Deo amur, et pro Christian poblo et nostro commun salvament, d'ist di in avant, in quant Deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo et in adjudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra salvar dist, in o quid il mi altresi fazet; et ab Ludher nul plaid nunquam prindrai, qui meon vol cist meon fradre Karle in damno sit.6

5

1 Ce biographe dit que saint Adalard (753-827) parlait les trois langues en perfection: „Qui si vulgari, id est romana lingua loqueretur, omnium aliarum putaretur inscius; si vero teutonica, enitebat perfectius; si latina, in nullo omnino absolutius."

2 L'hypothèse de RAYNOUARD (Grammaire romane) que les langues française, italienne et espagnole ne dérivent pas directement du latin, mais qu'il y a eu d'abord une langue intermédiaire, la même dans les trois pays, qu'il appelle la langue romane par excellence, a été déjà réfutée par SCHLEGEL, FAURIEL et AMPÈRE, et est aujourd'hui entièrement abandonnée.

• Oc dérive du latin hoc; oil, qui fut plus tard transformé en oui, de hoc illud (dans les deux formules le verbe est est sous-entendu). Les périphrases hoc est, hoc illud est, par lesquelles le latin vulgaire suppléait à l'adverbe d'affirmation qui manque dans le latin classique, ont une analogie frappante avec la locution familière de nos jours c'est ça.

4 Variante: en.

5 Variante: dift.

• Traduction: Pour l'amour de Dieu et pour le salut du peuple chrétien et notre commun salut, de ce jour en avant, autant que Diou me

B*

SERMENT DES SEIGNEURS FRANÇAIS, SUJETS DE CHARLES-LE-CHAUVE.

Si Lodhuwigs sagrament, que son fradre Karlo jurat, conservat, et Karlus meos sendra de sua part non los1 tanit, si io returnar non l'int pois, ne io, ne neuls cui eo returnar int pois, in nulla adjudha contra Lodhuwig nun li iv er.2

On sait que la lutte des petits-fils de Charlemagne entre eux aboutit en 843 au démembrement du grand empire des Francs. Le royaume de l'Ouest, c'est-à-dire la plus grande partie de la Gaule, échut à Charles le Chauve. Mais bientôt un royaume indépendant se forma dans le Midi sous Boson, qui prit, en 879, le titre de roi d'Arles et de Provence. A la fin du onzième siècle, le Midi de l'ancienne Gaule, presque entièrement indépendant du Nord, se trouve partagé entre les comtes de Toulouse et les comtes de Barcelone. L'union des Provençaux et des Catalans acheva la séparation du dialecte du Midi ou langue d'Oc d'avec le dialecte du Nord ou langue d'Oil.

La langue d'Oc, ou le provençal, après avoir eu, principalement au douzième siècle, sa brillante période de littérature poétique, celle des troubadours, dut faire place à la langue du Nord, lorsque, à la suite des guerres des Albigeois, le Languedoc fut réuni à la France, en 1272. Les patois provençaux, languedociens et gascons, qui se parlent encore dans les campagnes du Midi, ne sont que des débris de la langue d'Oc. Quant à la langue d'Oil, se trouvant en présence de populations sous-races distinctes, elle s'était de bonne heure scindée en plusieurs dialectes. On sait que, sous les Carlovingiens et les premiers Capétiens, le système féodal morcela le pays en une foule de principautés locales. Ces divisions, en brisant l'unité et en formant plusieurs centres politiques et littéraires, contribuèrent puissamment à développer les différences linguistiques.

ou

La langue d'Oil comprenait quatre dialectes principaux: le normand, le picard, le bourguignon et le dialecte de l'Isle de France. Ce donne savoir et pouvoir, je sauverai mon frère Charles et en aide et en chaque chose (ainsi qu'on doit, selon la justice, sauver son frère), à condition qu'il en fasse autant pour moi, et je ne ferai avec Lothaire aucun accord qui, par ma volonté, porte préjudice à mon frère Charles ici présent. 1 Variante: lo. 2 Variante: iu er (ego ero).

Traduction: Si Louis garde le serment qu'il a juré (selon Diez, jure selon Raynouard) à son frère Charles, et que Charles mon maître, de son côté, ne le tienne pas, si je ne l'en puis détourner, ni moi, ni nul que j'en puis détourner, ne lui serai en aide contre Louis.

3 Les troubadours (du provençal troubar, trouver, inventer) ont cultivé particulièrement la poésie lyrique, à laquelle appartiennent les canzones, les tensons, les plaints, etc. et la poésie satirique, dont les productions sont désignées par le nom de sirventes. Les troubadours ou récitaient leurs vers eux-mêmes avec accompagnement de quelque instrument, ou se faisaient suivre d'un jongleur qui les chantait. Quelquefois ils soutenaient, dans des jeux-partis, des luttes poétiques les uns contre les autres devant des cours d'amour. Parmi les troubadours on cite GUILLAUME IX d'Aquitaine, RICHARD CŒUR-DE-LION, roi d'Angleterre, BERTRAND DE BORN, BERTRAND DE VENTADOUR, PIERRE VIDAL, etc.

Les limites des trois dialectes picard, normand et bourguignon ne correspondent pas avec exactitude aux limites politiques des provinces dans lesquelles on les parlait. Le dialecte de l'Isle de France n'est qu'une branche du dialecte bourguignon. Voyez BURGUY, Grammaire de la langue d'Oil, pages 15 et 17.

dernier n'était d'abord, comme son nom l'indique, que la langue du domaine royal proprement dit, c'est-à-dire de l'Isle de France et de l'Orléanais. Dès le treizième siècle, le domaine des Capétiens s'accroît, et avec lui et par lui s'étend et progresse le dialecte français. Au quatorzième et au quinzième siècle, quand le système féodal commence à faire place à une monarchie unitaire, le dialecte du domaine royal devient peu à peu prépondérant. Au moment où le seigneur résidant à Paris est véritablement le roi de France, le dialecte qu'on ne parlait d'abord que dans son domaine est devenu la langue française. Mais si celle-ci absorbe les dialectes1 comme langue officielle et littéraire, le peuple des provinces garde cependant son langage et refuse longtemps encore d'accepter le français. Il est vrai que les dialectes, cessant d'être écrits, tombent bientôt à l'état de patois. Ainsi, pour résumer en peu de mots l'histoire de l'origine du français, le latin vulgaire, transporté en Gaule, donna huit siècles plus tard, après avoir subi l'influence des idiomes allemands, la langue d'oil, dont un des dialectes, celui de l'Isle de France, supplanta les autres et devint, au quatorzième siècle, la langue française.2

2. LITTÉRATURE DU MOYEN AGE.3
POÉSIE ÉPIQUE ET LYRIQUE.

Les commencements de la poésie française écrite datent du onzième et du douzième siècle. L'ardeur religieuse et guerrière qui provoqua les croisades inspira et vivifia aussi la poésie populaire. La première époque est celle des trouvères, dont le nom a le même sens que celui des troubadours. Mais tandis que les poètes provençaux ont surtout brillé dans le genre lyrique, c'est à la poésie épique que les trouvères se sont livrés de préférence. Les poèmes qu'on appelle chansons de geste, parce qu'ils sont consacrés à célébrer les exploits des guerriers (gesta), chantent surtout les faits d'armes de Charlemagne et de ses douze pairs.

CYCLE CARLOVINGIEN, CHANSON DE ROLAND.

La plus célèbre des rapsodies héroïques du cycle carlovingien est la Chanson de Roland que THÉROULDE (OU TUROLD) a peut-être composée dans la seconde moitié du onzième siècle. Roland est celui des paladins de Charlemagne dont l'histoire parle le moins et que la poésie a le plus grandi. Le fait historique sur lequel le poème repose est fort simple. Lorsque Charlemagne repassa les Pyrénées en 788, à la suite de son expédition en Espagne, une partie de son arrièregarde et avec elle Rotland' ou Roland périt dans une embuscade

1 Pourtant le français emprunta aux dialectes et surtout au picard un certain nombre de mots qui se sont naturalisés dans la langue littéraire à côté des formes purement françaises dérivant des mêmes mots latins. Ainsi le latin campus donne en français champ, en picard camp (de là F. Champagne, P. campagne); L. caput donne F. chef, P. cap, etc.

2 Le même phénomène se produisit en Espagne et en Italie. Le dialecte toscan est devenu la langue italienne, celui de Castille est devenu l'espagnol, tandis que d'un côté le milanais, le sicilien etc., de l'autre le navarrais et l'andalousien tombaient à l'état de patois. 3 D'après GERUZEZ, Hist. de la Litt. fr.. Litt. fr. et NISARD, Hist. de la Litt. fr. 5,Rotlandus, britannici limitis praefectus." Magni, Cap. IX.

DEMOGEOT, Hist. de la
Voyez page XX, note 3.
EGINHARD, Vita Caroli

dressée par les Basques. Cet obscur combat des gorges de Roncevaux, la légende s'en empare et le transforme en bataille grandiose et terrible. Depuis longtemps les Gallo-Romains, qui étaient devenus les Français, avaient oublié que les Francs étaient un peuple de race étrangère qui les avait conquis les armes à la main. Le grand roi de ce peuple, le Germain Karl, qu'ils se sont depuis entièrement approprié en créant pour lui le nom de Charlemagne, s'était changé en héros national et légendaire de la Gaule.1 Comme la gloire des Francs était devenue la leur, ils ressentaient aussi les malheurs de ce peuple. L'invincible Roland, dont la légende fait le neveu de Charlemagne, a succombé à Roncevaux. Cela suffit pour que l'imagination gauloise y voie un de ces grands désastres nationaux qui demandent impérieusement deux choses: une explication et une vengeance. La poésie se charge de la satisfaire: elle explique la défaite par la trahison et la compense, en dépit de l'histoire, par une soudaine et glorieuse revanche. Dans la chanson de Roland, c'est le traître Ganelon qui attire l'élite de l'armée dans un piège. Toutefois, si Roland faisait retentir le son terrible de son olifant,2 Charlemagne averti rebrousserait chemin. C'est le conseil du brave Olivier, qui dit à Roland: Cumpainz Rollanz, sunez vostre olifant:

Si l'orrats Carles ki est as porz passant,
Jo vus plevis, jas returnerunt Franc!

Mais Roland rejette ce conseil comme une faiblesse indigne de lui:
Ne placet Deu, co li respunt Rollanz,

Que ço seit dit de nul hume vivant
Ne

pur paien que ja seie cornant!"

Le combat s'engage: Roland, l'archevêque Turpin, Olivier font des prodiges de valeur, les Francs jonchent le sol de cadavres; mais comme ils succombent sous les coups d'ennemis toujours renaissants, Roland sonne enfin de son cor merveilleux. Le roi accourt. Il n'arrive qu'après la mort du héros; mais celui-ci est vengé par la destruction d'une nouvelle et plus formidable armée d'infidèles et par le supplice du traître Ganelon.

CYCLE DE LA TABLE RONDE. CYCLE D'ALEXANDRE.

Après le cycle carlovingien, le cycle de la Table ronde est le plus remarquable. Dans la légende bretonne, la Table ronde est un ordre de chevalerie institué par le roi Artus pour la recherche du Saint-Graal, c'est-à-dire du vase sacré qui avait servi à la Cène, et dans lequel Joseph d'Arimathie avait recueilli quelques gouttes du sang de Jésus-Christ pendant sa passion. Merlin, Tristan, Lancelot du Lac, Perceval sont les principaux poèmes de ce cycle. L'auteur des deux derniers poèmes est CHRESTIEN DE TROYES, un des plus féconds trouvères de cette période.

A côté des poèmes qui célèbrent Charlemagne et Artus, on rencontre d'autres épopées sur les exploits d'Alexandre. Ce prince, élevé par les âges précédents aux proportions d'un héros mythologique, prend au moyen âge le caractère chevaleresque. Dans le Romans d'Alexandre, 1 Voyez Augustin Thierry, page 534 de ce Manuel.

4 Garantis.

2 Cor d'ivoire: le mot est corrompu du latin elephas; v. p. 571. 3 Ainsi l'entendra (ouïra). 5 Ja (jam): aussitôt. 6 Que cela soit. 7 Que jamais j'aie été sonnant du cor. Le mot roman, qui désigne proprement un écrit en langue romane, c'est-à-dire provençale, est ensuite employé, au moyen âge, pour tout poème du genre narratif.

composé à la fin du douzième siècle, le vers de douze syllabes, dont l'invention est du reste antérieure à ce poème, est employé avec une telle supériorité qu'il en a reçu et gardé le nom d'alexandrin.

Parmi les trouvères qui ne sont que des chroniqueurs en vers, on remarque ROBERT WACE (1112-1182), né dans l'île de Jersey, qui composa les romans de Brut et de Rou; le premier est une histoire rimée des faits et gestes des rois d'Angleterre, le second, de ceux des ducs de Bretagne.

ROMAN DE LA ROSE.

Un des poèmes les plus populaires du moyen âge appartient au genre allégorique: c'est le célèbre Roman de la Rose. Il est l'œuvre de deux générations et se compose de deux parties distinctes: la première, qui est du 13° siècle, est de GUILLAUME DE LORRIS, contemporain du roi Louis IX, ou saint Louis (1226-1270). C'est une longue et ennuyeuse allégorie galante où il s'agit de savoir si le héros parviendra à cueillir une rose qu'il a entrevue dans un jardin, et qui est défendue par Danger, Félonie, Bassesse, Haine, Avarice, etc. La seconde partie, qu'on peut aussi appeler un second poème, est due à JEAN DE MEUNG, dit Clopinel. Ce poète, à l'instigation du roi Philippe le Bel (1285-1314), acheva l'œuvre de Guillaume de Lorris. Cette seconde partie est encore plus étendue que la première; elle s'en distingue par l'érudition et l'esprit satirique. Le héros de Jean de Meung est Faux-Semblant, symbole de l'hypocrisie et aïeul de Tartuffe; son sujet, le siècle tout entier avec sa science, sa corruption, ses pratiques superstitieuses et ses préjugés.

FABLIAUX, LAIS.

Dans le temps même où les longues épopées chevaleresques brillaient de tout leur éclat, d'autres poèmes, qui tiennent à la fois du genre épique et du genre lyrique, partageaient avec elles la faveur publique: c'étaient les fabliaux et les luis. Les fabliaux sont des récits courts, familiers, souvent badins et moqueurs, racontant une anecdote, un bon mot, et ne respectant pas toujours la décence. Beaucoup de fabliaux sont des œuvres anonymes, mais nous connaissons aussi le nom d'un grand nombre de trouvères qui en ont versifié. L'un des plus hardis et des plus habiles fut RUTEBEUF, contemporain de saint Louis. Les fabliaux sont ce qu'il y a de plus précieux et de mieux réussi parmi les œuvres des trouvères. Les lais sont des contes en vers dont le fond est romanesque. Les lais les plus célèbres sont ceux de MARIE DE FRANCE, née en Bretagne ou en Flandre, mais dont la personne et la vie nous sont entièrement inconnues.

ROMAN DE RENART.

Le plus connu et le plus curieux des poèmes satiriques du moyen âge c'est le Roman de Renart,'qui est, sous la forme d'un apologue immense, la satire burlesque du monde contemporain. Ce n'est pas une composition une et homogène, c'est une suite de poèmes commen

1 Voyez page 84.

2 Le surnom de Renart ou Renard (Reginhard) donné au goupil (vulpes) a acquis une telle popularité qu'il s'est, dans la langue française, définitivement substitué au mot générique. Parmi les autres personnages, les principaux sont: le roi Noble (le lion), Isengrin (le loup), Brun (l'ours), Chanteclair (le coq).

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