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promettaient un poète. Je pensais en les lisant: l'auteur a quelque chose à dire, un jour il le dira. . . . Un homme qui a quelque chose à dire est à mes yeux un homme à part. J'ai voulu m'assurer que je ne m'étais pas trompé. Je suis un huissier qui vient rappeler à votre talent que le jour de l'échéance est proche, qu'on vous attend, qu'on veut être payé! J'ai la conviction que vous êtes solvable."

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Prosper prit confiance. Il se gourma,1 se carra, se gonfla, passa solennellement sa main dans sa vaste chevelure. Il éprouvait le besoin de se donner un peu d'exercice, il jugea que l'occasion était bonne pour piaffer un peu, pour déployer son tonnerre." Se drapant dans sa cagoule, les yeux au plafond, il arpenta la chambre à grands pas. Huissier de mon cœur, dit-il, vous avez raison. Oui, il y a quelque chose ici (et il étreignait ses deux tempes des cinq doigts de sa main gauche). Oui, il y a quelque chose là (et il se frappait la poitrine à tour de bras en secouant la tête comme un cheval qui hoche avec la bride). Vous avez confiance en moi. C'est bien. Un jour vous direz avec une juste fierté: J'avais deviné ce Prosper Randoce . . . . Ce jour-là, tous les incrédules se vanteront d'avoir cru; mais votre gloire ne vous sera point ôtée. Ayant eu part au danger, vous aurez part à l'honneur . . . . Eh bien! oui, mon cher, la tête que voici est une cuve, et dans cette cuve il y a quelque chose qui fermente, qui travaille, qui bout. Gare à l'explosion! Heureusement les douves sont en vieux chêne et cerclées de fer.... Que j'aie quelque chose à dire, oh! cela n'est pas douteux. Laissezmoi le temps d'emboucher mon grand porte-voix. Je vous jure par ma première pipe que ma voix portera loin, qu'elle sera entendue de l'univers et d'autres lieux connus Vraiment cela me fait plaisir que vous ayez foi en moi. C'est de bon exemple; tous mes anciens amis me croient un homme fini. Messieurs, voici un honnête garçon qui est arrivé de la province tout courant pour m'annoncer qu'il ne tient qu'à Prosper Randoce d'être un grand homme.... Et pourquoi pas? Je suis un drôle bien découplé; j'ai la taille réglementaire et une volonté d'enragé. Regardez mes coudes, mes genoux, voilà des articulations qui sont encore toutes neuves; cela ne sent pas le cambouis3 . . . . Il y a, voyez-vous, mon cher, une belle place à prendre. Tout ce qui se fait aujourd'hui ne vaut pas qu'on le ramasse, c'est de la camelotte. Les plus habiles ont de la patte;1 voilà tout. Grand Dieu! qu'est devenu le grand art, la grande poésie, le grand style? (Il prononçait le mot grand à pleine bouche comme un chauvin

Gourmer, proprement mettre la gourmette (la petite chaînette de fer au mors du cheval), puis: battre à coups de poing. Se gourmer signifie: affecter un air raide et compassé.

2 Piaffer se dit proprement du cheval: frapper la terre des pieds en les levant fort haut.

3 Cambouis, vieux oing pour graisser les roues d'une voiture.

Le mot patte est dit ici par allusion aux chiens savants, dont l'adresse est toute mécanique et l'intelligence toute de routine.

5 Chauvin est le nom du principal personnage d'une pièce de Scribe, Le Soldat laboureur, qui se fait remarquer par une admiration sans bornes, une foi aveugle et niaise en tout ce qui regarde Napoléon Ier. Ce personnage, popularisé par le spirituel crayon d'un peintre, est devenu en France le type du fanatisme napoléonien, ensuite de tout fanatisme politique, de tout patriotisme exagéré, désigné dès lors par le nom de chauvinisme.

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d'autrefois parlant de la grrrande nation.) Le dieu du jour, c'est le truc.1 Aimez-vous la ficelle?? on en a mis partout. Je ne vois au théâtre que des escamoteurs qui filent la carte. Et le public imbécile bat des mains, il trépigne, il brait, il se pâme. Notez qu'il n'est plus besoin de le tromper; il aime à voir clair dans les tours qu'on lui joue; il a vu partir la muscade, il sait où elle est et n'en brait que plus fort. . . . J'aurais pu faire comme les autres. Oh! que nenni! Je veux entrer dans le succès par la voie royale, par la grande porte de la gloire, à grandes guides, sur un char triomphal attelé de quatre chevaux blancs. Je méprise cordialement le public. Le mépris est ma muse. Caligula, je vous assure, était un homme d'esprit; il est certain que si d'un bon coup d'espadon. ... Non, point de concession. Ah! public imbécile, public idiot, tu veux des tours de gibecière !6 Tiens, voilà de l'art, voilà de la poésie, voilà du style, voilà des vers comme on n'en fait qu'à Jersey." Tu regimberas d'abord, tu secoueras tes longues oreilles; mais, je te connais, tu finiras par braire. Un homme qui se tient debout finit toujours par avoir raison. On se dit: C'est un phénomène. Ma foi! réussisse qui voudra par les courbettes; moi je prétends réussir par l'insolence. Je suis en fonds, j'en ai à revendre . . . .“

Tandis que Prosper Randoce discourait de la sorte en gesticulant et en cheminant à grands pas, Didier, immobile dans un fauteuil, ne soufflant mot, observait son demi-frère avec une extrême attention. Il a le tour de visage de mon père, pensait-il; mais, si frappante qu'elle soit, la ressemblance n'est pas parfaite. Ce n'est pas de lui qu'il a hérité ses yeux. C'étaient des yeux étranges que ceux de Prosper, grands, bien fendus, couleur d'acier, beaux si l'on veut, mais d'une beauté inquiétante, ardents et qui cependant faisaient froid; on y sentait du dessous, et le regard, perçant malgré la myopie, était sans flamme; ce regard disait très nettement: Je n'aime que moi. Les yeux à part, Prosper était bien le portrait de M. de Peyrols, mais avec un peu moins de

1 Truc est le nom d'une machine employée au théâtre pour opérer les changements de scène. Ce mot se dit populairement pour adresse, habileté.

2 On voit la ficelle signifie: on voit comment la chose se fait. On parle des ficelles dramatiques, et l'on dit: Cet auteur connaît les ficelles du métier. Ces locutions viennent de la ficelle avec laquelle on fait mouvoir les pantins, les mannequins sur un théâtre de marionnettes.

Filer la carte, veut dire tirer chaque carte avec assez d'attention pour la reconnaître et se procurer les bonnes adroitement et par tricherie.

La muscade est: 1) le fruit du muscadier; 2) la petite boule de la grosseur d'une muscade, dont se servent les prestidigitateurs.

5 Espadon, grande et large épée qu'on tenait à deux mains. „Utinam populus Romanus unam cervicem haberet," dit Caligula dans Suétone (Caligula XXX).

6 Une gibecière est: 1) le sac où les chasseurs mettent le gibier; 2) un sac à l'usage des escamoteurs, qu'ils attachent devant eux quand ils opèrent quand ils travaillent. Tour de gibecière veut donc dire tour d'escamotage. 7 Victor Hugo a longtemps vécu à l'île de Jersey (voyez page 594). 8 Regimber, remuer les jambes, ruer, se dit proprement des bêtes de monture quand on les touche de l'éperon. Au figuré: se révolter. 9 Courbette, proprement: mouvement du cheval qui se cabre un peu; au figuré surtout au pluriel, révérences (Bücklinge), bassesses.

noblesse et beaucoup plus de finesse; c'étaient les mêmes traits, mais amincis, affinés, élimés.1

De son côté, Prosper jetait par instants un rapide coup d'œil à Didier. Il se disait, non sans quelque satisfaction: ,,Comme il m'écoute!" Depuis longtemps il n'avait eu à sa disposition une paire d'oreilles si dévotement recueillies. Ignorant le vrai motif d'une attention si bénévole et si soutenue, il l'attribuait à cette curiosité provinciale qui veut tout savoir pour le plaisir de savoir. dont la candeur happe2 les mots au vol, dont les patiences sont infinies, genre de curiosité qui est inconnu à Paris, parce qu'à Paris on n'a pas le temps, parce qu'à Paris les heures sont des minutes. parce qu'à Paris on donne au prochain le court moment qu'on attrape entre deux accès de fièvre, parce qu'à Paris on distingue les hommes en animaux nuisibles et en animaux utiles et que les inoffensifs n'existent pas, parce qu'à Paris on ne tient à savoir le fond de rien, attendu qu'on sait d'avance le fond de tout.

Le pauvre

Après une courte pause, Prosper se remit à caracoler. „J'ai mal débuté, mon cher, reprit-il. La contagion m'avait gagné. Mo aussi j'ai sacrifié aux idoles. J'ai gâché3 dans le temps deux méchants vaudevilles qui, après tout, en valaient bien d'autres; mais j'ai joué de malheur. Le premier est tombé à plat; une chute silencieuse, une glissade dans la neige, le second fut sifflé. Vous ne sauriez croire combien ce bruit est désagréable. diable d'auteur a beau se dire que la cabale n'en veut qu'à sa pièce, la joue lui cuit, il sent bien qu'il s'y est passé quelque chose . . . J'étais moulu, à demi mort. Par charité, un honnête critique saupoudra mes blessures d'une poignée de sel, ce n'était pas du sel attique. Ma foi! la douleur me réveilla, je criai comme un aveugle. Il m'en coûta cher: je fus étrillé, écorché vif . . . . La critique, mon cher, est une caverne"

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Tout en continuant de discourir, le poète s'aperçoit que le paletot de Didier est un peu fripé. Cette découverte le décide à finir la scène: "C'est quelque pauvre diable, pensa-t-il. Il n'est pas venu ici pour rien. Je gage que le traître s'apprête à tirer de ses larges poches un volumineux manuscrit. C'est un éléphant en quête d'un cornac." „Mon cher, s'écria-t-il, vous vouliez voir, vous avez vu. A cette heure vous savez ce que c'est qu'un grand homme. Arrêtons les frais, assez de flic-flac; le rideau tombe, la représentation est finie. éteignons les quinquets. Dieu vous ait en sa sainte garde.“

1 C'est-à-dire plus minces, plus fins, plus usés.

2 Happer (mot d'origine germanique) se dit proprement du chien qui saisit avec la gueule ce qu'on lui jette.

3 Gâcher veut dire délayer, détremper du mortier ou du plâtre pour maçonner, puis il signifie, au figuré: faire quelque chose grossièrement. négligemment (zusammenpfuschen).

Etre tout moulu veut dire au figuré: avoir été maltraité (wie gerädert sein). 5 Saupoudrer signifie, déjà par sa composition avec le latin sal, poudrer de sel. Par extension on dit aussi saupoudrer de farine, etc. • Étriller, proprement: nettoyer le poil d'un cheval avec l'étrille (du latin strigilis), veut dire au figuré: battre, malmener.

7 Flic-flac, onomatopée par laquelle on exprime le coup du fouet.
8 Quinquets, lampes dont on se sert au théâtre pour éclairer la scène.

TABLEAU CHRONOLOGIQUE

DE L'HISTOIRE DE LA

LITTÉRATURE FRANÇAISE.

IÈRE PÉRIODE. MOYEN AGE.

POÉSIE ÉPIQUE ET LYRIQUE.

Dans le Midi: TROUBADOURS (langue d'oc): canzones, tensons, plaints, sirventes.

Dans le Nord: TROUVERES (langue d'orl): chansons de geste, romans, fabliaux, lais.

Cycle carlovingien:

THÉROULDE OU TUROLD [?] (11° siècle): Chanson de Roland.

Cycle breton de la Table ronde du roi Artus:

CHRESTIEN DE TROYES (12° siècle): Perceval le Gallois, Lancelot du

Lac, etc.

Cycle d'Alexandre.

Roman d'Alexandre (12° siècle) (donne son nom au vers alexandrin).

ROBERT WACE (12° siècle): Romans de Brut et de Rou.

GUILLAUME DE LORRIS (règne de Louis IX)

JEAN DE MEUNG (règne de Philippe-le-Bel) Roman de la Rose.

RUTEBEUF (règne de Louis IX), trouvère, auteur de fabliaux.
MARIE DE FRANCE, auteur de lais.

PIERRE DE SAINT-CLOUD (12e siècle), auteur d'une des meilleures
parties du premier Roman de Renart.
JACQUEMART GELÉE DE LILLE (règne de Philippe-le-Bel), auteur de
Renart le Nouvel.

GENRE LYRIQUE PROPREMENT DIT.

QUESNES DE BETHUNE (temps de la 4° croisade).

THIBAUT DE CHAMPAGNE (1201-1253), imitateur des troubadours. CHRISTINE DE PISAN (1363-1420): ballades, poésies légères.

EUSTACHE DESCHAMPS (+1422): ballades, rondeaux.

OLIVIER BASSELIN (15° siècle): chants bachiques appelés vaux-de-vire. CHARLES D'ORLÉANS (1391-1464).

VILLON (1481-1500): Le grand Testament.

C. Platz, Manuel de Littérature française. 100 éd.

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GENRE DRAMATIQUE.

Mystères et Miracles représentés par les CONFRÉRIES. Privilège accordé en 1402 par Charles VI à la Confrérie de la Passion et Résurrection de Notre Seigneur.

Moralités, farces et soties jouées par les BASOCHIENS et les ENFANTS

SANS SOUCI.

PIERRE GRINGOIRE (1475-1547): L'homme obstiné.

L'Avocat Pathelin (fin du 15° siècle), farce faussement attribuée à Pierre Blanchet.

PROSE: CHRONIQUEURS.

VILLEHARDOUIN (1160-1218): Histoire de la Conquête de Constantinople ou Chronique des empereurs Baudouin et Henri.

JOINVILLE (1223-1319): Histoire de saint Louis.

FROISSART (1338-1410): Chronique de France, d'Angleterre, etc. COMMINES (1445-1509): Mémoires.

II PÉRIODE. RENAISSANCE, XVIE SIÈCLE.

POÉSIE ÉPIQUE ET LYRIQUE.

CLÉMENT MAROT (1495-1544): élégies, épîtres, complaintes, ballades, rondeaux, chansons, épigrammes.

PIERRE DE RONSARD (1524-1585): odes, hymnes, sonnets, la Franciade, épopée.

LA PLÉYADE FRANÇAISE: Ronsard, Du Bellay (Défense et Illustration de la langue française), Baff, Daurat, Belleau, Jodelle, Ponthus de Thiard.

DU BARTAS (1544-1590): Semaine, hymne didactique.
DESPORTES (1546-1606): Sonnets, Imitation des psaumes.
BERTAUD (1552-1611): poésies diverses.

AGRIPPA D'AUBIGNÉ (1551-1630): Les Tragiques, satires.

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La représentation des mystères est défendue en 1547.
Restauration du théâtre antique.

JODELLE (1532-1573): tragédies: Cléopâtre captive, Didon se
sacrifiant. Comédie: Eugène ou la Rencontre.
GARNIER (1545-1601): tragédies: Porcie, Hippolyte, Cornélie,
Marc-Antoine, la Troade, Bradamante.

PROSE.

RABELAIS (1483-1553): Vie de Gargantua et de Pantagruel, roman satirique.

MARGUERITE DE VALOIS, reine de Navarre (1492-1549): L'Heptaméron, Lettres (à son frère François Ier).

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