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contraient nos troupes. Mais on s'en tirait par des excuses que l'on tenait toutes prêtes, pour sauver à nos propres yeux notre amour-propre souffrant. Nos défaites étaient plus glorieuses que des victoires, et l'on disait de la journée de Worth que c'était un revers triomphant. On exaltait la gloire de nos retraites, et l'héroïsme des soldats qui les exécutaient.

Un jour Edmond About1 vint, qui conta naïvement ce qu'il avait vu, après Reichshoffen, les troupes de Mac-Mahon en pleine déroute, les zouaves jetant leurs armes, pris de vin et pillant, les généraux qui avaient perdu la tête, et cent lieues de terrain abandonnées à l'ennemi, sans coup férir, quand il eût suffi de cinq cents hommes déterminés pour disputer les passages à une armée. A cette révélation, ce ne fut qu'un cri contre le malheureux feuilletoniste. On le traita de Prussien. Il y avait des vérités qu'il ne fallait pas dire, et c'était une trahison de les révéler à l'Europe. Au reste, rien de tout cela n'était exact; il avait mal vu, il exagérait. Comment supposer que les héros de l'Alma, de Magenta, de Solférino avaient fui honteusement devant des Pandours?

Pandours! nous les appelions des Pandours, des Huns, des Vandales; et nous leur versions sur la tête toutes les injures que nous fournissaient le vocabulaire et l'histoire: de bonne foi, hélas! combien peu d'entre nous étaient capables de se rendre compte des progrès que cette petite et humble Prusse, qui venait de se révéler tout à coup si formidable, avait faits, non pas seulement dans le maniement des armes, mais encore dans les sciences et les arts, qui sont l'honneur de la paix! Macaulay, le prudent et sagace observateur, avait déclaré,, dès 1843, que la monarchie prussienne, le plus jeune des grands États européens, et que sa population aussi bien que ses revenus reléguaient au cinquième rang, occupait le second, après l'Angleterre, sous le rapport de l'instruction solide, du goût des arts et de la capacité pour tous les genres de science.

Et il n'était pas même question de nous! Macaulay se trompait sans doute, car il ne nous aimait guère, en bon Anglais qu'il était, et la haine égare. Mais que l'on nous eût étonnés, si l'on nous avait dit ce jugement, porté par un esprit qui passe pour être un des plus impartiaux et des plus profonds de l'Europe! Nous, la grande nation, au troisième rang! nous qui croyions fixer les regards de l'univers, parce que toute la haute vie cosmopolite se faisait habiller à Paris et chantait nos refrains! Il fallait que nous subissions bien des désastres encore avant d'accepter, sur notre propre compte, des vérités aussi désobligeantes. Sans compter que ce ne sont peut-être pas des vérités aussi incontestables que semblait le croire Macaulay!

Le premier moment de stupeur une fois passé, Paris, avec l'élasticité naturelle de son optimisme, rebondit à l'espérance. Le ministère Ollivier fut balayé en un jour, et l'on mit à la tête du gouvernement le général Montauban, comte de Palikao. C'était un vieux malin, qui n'eut pas de peine à nous prendre pour dupes. Je dirais même, si j'osais me servir de cette locution soldatesque, qu'il nous mit tous dedans. Il avait bien vu le mauvais effet qu'avaient produit

1 Voyez p. 752. 2 Macaulay (1808-1859), célèbre historien anglais. 3 L'anglais to take in.

sur la population les vanteries et les fanfaronnades du régime tombé: il prit avec infiniment d'habileté le contre-pied juste de ce système. Il ne donna plus aucune nouvelle des opérations militaires. Chaque jour, après la séance, il prenait à part deux ou trois de ses familiers, et leur glissait mystérieusement à l'oreille des paroles énigmatiques: „Si Paris savait ce que je sais, il illuminerait ce soir ... Chut!" ajoutait-il en posant le doigt sur ses lèvres.

„Chut!" répétait Paris, le même soir, tout bas, du Boulevard Montmartre à la chaussée d'Antin.

Et quand un membre de la gauche, impatienté de ce silence, s'avisait de demander à la Chambre quelques renseignements plus positifs. „Je ne puis rien dire, répondait le ministre, mais tout va bien ...“ Et si on le pressait trop: „J'ai à faire . . . il faut que je m'en aille..*

Ou encore: „Il m'est impossible de parler davantage ni plus haut: j'ai depuis vingt ans une balle dans la poitrine, et elle m'interdit les longs discours."

Et l'on s'extasiait sur ces façons évasives de répondre: Quel homme! il a depuis trente ans une balle dans la poitrine!

Les journaux ne gardaient pas le même silence que Palikao. Il s'abattait tous les matins sur les kiosques1 une nuée de récits fantastiques, qui tenaient en haleine la confiance et la bonne humeur des Parisiens. Un jour, on contait que dix régiments prussiens, acculés contre des carrières taillées à pic, avaient été, d'un seul coup précipités dans l'abîme, et qu'il avait péri vingt mille hommes, entassés les uns sur les autres. Une effroyable purée! Le lendemain, quelques soldats français, qui faisaient semblant de laver innocemment leur linge sur le bord d'un étang y avaient attiré le gros des forces ennemies, que Bazaine avait ensuite entourées par un mouvement rapide de conversion, et qu'il avait exterminées.

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On calculait le nombre des Prussiens morts depuis le commencement de la guerre: c'était par centaines de mille que l'on comptait les cadavres. Jamais les Grecs, ces Gascons de l'antiquité, contant les défaites de Xerxès, n'avaient fait un aussi effroyable carnage des Perses.

Paris dévorait ces histoires. Un de mes amis, homme de beaucoup d'esprit, mais légèrement sceptique, avait le privilège d'en inventer d'inouïes, d'invraisemblables, qu'il avait le plaisir de voir gober aux nobs de ce public crédule. Il en a mis pour son compte une demidouzaine en circulation; et, comme un jour, après l'avoir entendu conter, de l'air le plus sérieux du monde, une de ses bourdes habituelles, je lui demandais quel plaisir il trouvait à cet exercice:

Moi! aucun, me dit-il, c'est par philanthropie. Voilà des gens qui vont s'aller coucher sur des pensées riantes; ils feront les rêves les plus agréables du monde; ils seront heureux jusques à demain. Ce n'est donc rien que cela?

Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que je lui ai vu mettre vingt fois la crédulité des Parisiens aux plus rudes épreuves, sans la lasser jamais. Tel est leur penchant à se repaître des nouvelles qui les flattent, qu'il les eût encore empaumés, en leur disant une des Mille et une Nuits de la princesse Shéhérazade.

1 Les kiosques ou petits pavillons, dans lesquels on vend les journaux, à Paris.

CHERBULIEZ.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

VICTOR CHERBULIEZ est né en 1832 à Genève, où son père était professeur. Il est le neveu d'ANTOINE-ÉLISÉE CHERBULIEZ (1797—1869), économiste suisse et de JOEL CHERBULIEZ (né en 1806), qui est connu comme écrivain et traducteur et qui a publié depuis 1830 la Revue critique des livres nouveaux. M. Victor Cherbuliez s'est fait connaître par des publications littéraires très distinguées. Après une fantaisie d'archéologie artistique, A propos d'un cheval, causeries athéniennes (1860, publiée en 1864 sous le titre d'Un cheval de Phidias), il a donné une série de romans, dont les principaux, publiés dans la Revue des Deux Mondes, ont eu beaucoup de succès. Nous mentionnons le Comte Kostia (1863), le Prince Vitale (1864), Paul Méré (1864), Prosper Randoce (1868), dont nous reproduisons un fragment, Samuel Brohl et Cie (1877) et la Revanche de Joseph Noirel.

PROSPER RANDOCE.

Le principal personnage de ce roman, bien qu'il ne figure pas dans le titre, est M. Didier de Peyrols, jeune gentilhomme dauphinois. Quelques mois après la mort de son père, dont il se croyait le fils unique, il apprend qu'il possède un demi-frère. M. de Peyrols père a, sur son lit de mort, confié ce secret au vieux notaire Patru, son homme de confiance. Celui-ci, en le révélant à Didier, ajoute que M. de Peyrols, n'ayant pu faire aucune disposition en faveur de ce fils cadet, qui ignore son origine, a laissé son aîné entièrement libre de faire pour lui ce qu'il voudra, quand il connaîtra sa position et son caractère. Le notaire apprend encore à Didier que ce frère, qui a vingt-six ans, habite Paris sous le nom de Prosper Randoce, qu'il paraît être une espèce d'homme de lettres, et qu'il a publié un volume de vers qui ne trouve pas d'acheteurs, intitulé: les Incendies de l'âme.

Le premier soin de Didier est de se procurer un exemplaire de ces poésies et de les étudier en conscience. Il y trouve une imitation assez maladroite de Victor Hugo, mais çà et là quelques belles tirades qui lui font conjecturer que l'auteur du volume n'est pas tout à fait dépourvu de talent. Didier se rend à Paris et prend la résolution de s'introduire chez Prosper Randoce sans lui faire connaître les liens de parenté qui existent entre eux. C'est le récit de cette première entrevue des deux frères que nous reproduisons.

UN POÈTE INCOMPRIS.

Didier revint le lendemain matin. Bien que d'ordinaire il se mit avec goût, il portait ce jour-là, non sans dessein, un paletot un peu fripé et une cravate négligemment nouée dont la fraîcheur laissait à désirer. Il monta l'escalier, qui avait bonne tournure, et sonna. Une voix lointaine cria: Entrez! Il entra, franchit un vestibule, poussa une seconde porte, et se trouva dans une grande chambre moitié salon, moitié cabinet de travail, qui prenait jour sur la rue par deux fenêtres cintrées. Près de la fenêtre de droite il y avait une longue table 2 Usé.

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains.

à écrire, et devant cette table un homme assis, le cou nu, la chevelure en désordre assez pareille à une crinière de lion, vêtu d'une sorte de cagoule1 en laine blanche. Cet homme retourna la tête, et Didier ne put réprimer un tressaillement: à vingt-six ans, son père devait avoir ce visage. C'est à M. Prosper Randoce que j'ai l'honneur de parler?" dit-il d'une voix qui n'avait pas tout à fait son timbre ordinaire. „Asseyez-vous," répondit l'autre d'un ton brusque; sur quoi, lui tournant le dos, il se remit à écrire.

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Didier s'assit, il profita du délai de grâce qui lui était accordé pour souffler et se reconnaître. Il promena ses yeux autour de lui. Le cabinet de travail de Prosper ne ressemblait nullement à un paysage de Bohême. Une propreté exquise, un mobilier bien tenu, de l'acajou, du palissandre, des chaises en canne à dossier doré, deux fauteuils capitonnés, un bahut sculpté; devant la table à écrire une grande peau d'ours, sur la cheminée une pendule de marbre à figure, et dans la cheminée un bon feu qui flambait. Ce qui attira surtout l'attention de Didier, ce fut une grande table surchargée de bric-à- | brac, de vieux cuivres, de statuettes, de bronzes, dont quelques-uns étaient de prix. Pour la première fois de sa vie, il fit un inventaire: il calcula dans sa tête ce que pouvait valoir cette table et ce qu'il y avait dessus; puis il estima tant bien que mal le prix des six chaises, des deux fauteuils, du bahut, de la pendule. Quand il eut fait son compte, il reporta ses yeux sur Prosper, qui lui tournait toujours le dos et semblait absorbé dans son travail. En face de la table à écrire, il y avait une glace, et dans cette glace Didier pouvait apercevoir la figure de Prosper. Il s'assura de nouveau que son demi-frère ressemblait beaucoup à leur père; c'étaient les mêmes cheveux crépus, le même front étroit, mais élevé, le même nez aquilin, le même menton un peu pointu. Seulement Prosper était plus beau, l'ensemble de ses traits plus régulier.

Prosper continuait d'écrire. Didier perdit patience. Il se leva. „Je vois, monsieur, dit-il, que j'arrive dans un mauvais moment" Prosper eut l'air ou se donna l'air de se réveiller; il secoua sa tête et ses cheveux ébouriffés comme pour chasser le démon poétique qui le possédait, il repoussa du talon le tabouret sur lequel reposaient ses pieds et qui était apparemment le trépied de Delphes, posa sa plume avec un geste solennel, toisa Didier. Qu'y a-t-il pour votre service?" demanda-t-il sèchement.

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„Je ne sais, monsieur, comment vous expliquer. . . . Ma démarche va vous paraître étrange. Je suis un provincial qui se pique de littérature. J'aime de passion les beaux vers, et je gémis de la di

1 Cagoule, sorte de vêtement de moine, ample et enveloppant tout le corps. 2 C'est-à-dire son cabinet n'avait pas du tout l'apparence de la pauvreté. La bohême (v. page 723, note 4) se dit par extension de la vie et de la situation des vagabonds, des pauvres diables et spécialement des hommes de lettres et des artistes qui vivent dans le désordre et la misère.

3 Capitonné signifie garni de capitons, c'est-à-dire de bourres de soie. 4 Bahut (pr. ba-u), vieux meuble en forme d'armoire.

5 On donne le nom de bric-a-brac (pr. bri-ka-brak, au pluriel invariable) aux objets vieux, comme bahuts, tableaux, statuettes, etc.

6 Cheveux en désordre.

sette de talents où nous sommes. Un heureux hasard a fait tomber sous mes yeux les Incendies de l'âme. Il m'a paru que ce livre nous promettait un poète. La curiosité m'a pris de connaître l'auteur. J'ai forcé votre porte, je suis venu vous demander la permission de vous voir. Veuillez prendre en bonne part mon indiscrétion."

Prosper Randoce éprouvait une émotion qui tenait de l'attendrissement; il n'était pas blasé sur le succès, l'aventure lui parut fabuleuse. Un quidam qui avait lu les Incendies, qui admirait les Incendies, qui avait peut-être fait le voyage de Paris tout exprès pour voir l'auteur des Incendies! .... Comme il avait la vue un peu basse, il avança la tête pour contempler de plus près cet animal rare et peut-être utile. Il le regarda un instant dans les yeux, puis l'invraisemblance de sa bonne fortune l'inquiéta, il craignit de donner dans un panneau,1 que le quidam ne fût un mauvais plaisant; à tout hasard il se tira d'affaire par une cabriole. Se soulevant à moitié sur sa chaise: ,,Comment voulez-vous me voir? demanda-t-il; de face, de profil, en trois-quarts, assis, debout, dans une ombre pleine de mystère, illuminé a giorno?.... Choisissez la pose, l'attitude; je ne vous refuserai rien." „Avant de faire mon choix, répliqua Didier en souriant, je voudrais connaître votre tarif."

Tiens, pensa Prosper, ce n'est pas une bête! Il prit aussitôt son parti, avança un fauteuil; mais il lui restait quelque inquiétude. Homme étonnant, dit-il, noble ami des muses, asseyez-vous là, dans le plus mollet de mes fauteuils. Que pourrais-je bien imaginer pour vous être agréable? Je m'en vais placer un coussin derrière votre tête, un carreau sous vos pieds . . . . Mettez-vous à l'aise et laissez-moi vous contempler. Vous êtes l'homme miraculeux que j'attendais depuis quatre ans; je vous ai vu en rêve. Apparition divine! . . . Dieu juste! il est donc vrai que mon pauvre rossignol a trouvé au fond des bois un lecteur, et, qui mieux est, un admirateur! Franchement, je ne suis pas de votre force. Je crois bien avoir lu les Incendies; quant à les admirer.... Entre nous soit dit, ils ne valent pas le diable." „Vous m'affligez, monsieur; mais peut-être avez-vous raison. Mes amis me plaisantent sur mon goût pour la poésie; ils prétendent que je ne m'y connais pas."

Prosper se mordit la lèvre. Cet animal, pensa-t-il, est par trop complaisant. Qui diantre lui demandait d'être de mon avis? Quand je vous dis, reprit-il d'un ton aigre-doux, qu'ils ne valent pas le diable . . . entendons-nous, que diable! entendons-nous. Les Incendies sont un péché de jeunesse; mais il y a péchés et péchés . . . .

Oh! nous nous entendons, interrompit Didier. Quand vous comparez votre péché à ceux des autres, il vous semble véniel. Nous sommes bien près de nous accorder. Dieu me garde de prétendre que les Incendies soient un des chefs-d'œuvre de l'esprit humain! Il m'a paru seulement, comme je vous le disais tout à l'heure, qu'ils nous

1 Donner dans le (un) panneau signifie se laisser attraper, se laisser tromper. (Panneau: filet pour prendre des lièvres, des lapins.)

2 Les péchés véniels (đu latin venialis, venia), c'est-à-dire qui peuvent être pardonnés, sont des péchés moins graves et qu'on oppose, dans le langage des théologiens catholiques, aux péchés mortels, c'est-à-dire qui donnent la mort à l'âme.

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