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TAINE.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

HIPPOLYTE-ADOLPHE TAINE est né en 1828 à Vouziers (Ardennes). Brillant élève du Collège Bourbon (plus tard lycée Bonaparte), à Paris, il remporta le prix d'honneur de rhétorique au concours général de 1847, et, l'année suivante, il fut admis le premier à l'École normale. Après avoir obtenu, en 1853, le diplôme de docteur ès lettres, il renonça à la carrière de l'enseignement secondaire et se consacra entièrement aux lettres. Il publia un Essai sur Tite-Live (1854), couronné par l'Académie française, et, sous le titre les Philosophes français du XIXe siècle, une critique très vive des maîtres de l'enseignement officiel. En octobre 1864, Taine fut nommé professeur d'histoire de l'art et d'esthétique à l'École des Beaux-Arts. Voici les titres de ses principaux ouvrages: Essais de critique et d'histoire (1857), La Fontaine et ses fables (1860), Histoire de la littérature anglaise (4 vol. 1864), Nouveaux essais de critique et d'histoire (1865). La troisième édition de ce dernier ouvrage, parue en 1874, renferme un article intitulé L'Opinion en Allemagne et les conditions de la paix, article écrit au milieu de la guerre (octobre 1870), et, comme il va sans dire, au point de vue français, mais avec une intelligence remarquable des choses et une modération très rare en France dans un pareil sujet. En 1872 il publia ses Notes sur l'Angleterre, mais la principale de ses productions récentes est une étude historique et politique, publiée sous le titre Origines de la France contemporaine, qui permit à l'auteur de poser avec succès sa candidature à l'Académie française, où il entra en 1878. Nous reproduisons un fragment des Essais, relatif aux

MÉMOIRES DU DUC DE SAINT-SIMON.3

(II. LE SIÈCLE.)
(1856.)

Il y a des grandeurs dans le XVIIe siècle, des établissements, des victoires, des écrivains de génie, des capitaines accomplis; un roi, homme supérieur, qui sut travailler, vouloir, lutter et mourir. Mais les grandeurs sont égalées par les misères; ce sont les misères que Saint-Simon révèle au public.

Avant de l'ouvrir, nous étions au parterre, à distance, placés comme il fallait pour admirer et admirer toujours. Sur le devant

D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains. 2 Voyez page 502, note 2.

3 Le duc de Saint-Simon, né en 1675, d'une famille ancienne, mort en 1755, entra à la cour à la fin du règne de Louis XIV et s'attacha au duc d'Orléans, qui, après la mort du roi, l'appela au conseil de régence. Mais il perdit son crédit après la mort du régent et se retira dans ses terres. Il s'y occupa à mettre la dernière main à ses Mémoires, qui renferment les renseignements les plus intéressants et les plus détaillés sur la cour de Louis XIV, la régence et le règne de Louis XV. Ils n'ont été publiés que longtemps après sa mort, et ce n'est que depuis 1858 que nous en possédons une édition correcte, reproduite d'après le texte original par M. Chéruel.

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du théâtre, Bossuet, Boileau, Racine, tout le chœur des grands écrivains, jouaient la pièce officielle et majestueuse. L'illusion était parfaite; nous apercevions un monde sublime et pur. Dans les galeries de Versailles, près des ifs taillés, sous les charmilles géométriques, nous regardions passer le roi, serein et régulier comme le soleil, son emblème. En lui, chez lui, autour de lui, tout était noble. Les choses basses et excessives avaient disparu de la vie humaine. Les passions s'étaient contenues sous la discipline du devoir. Jusque dans les moments extrêmes, la nature désespérée subissait l'empire de la raison et des convenances. Quand le roi, quand Monsieur serraient Madame mourante2 de si tendres et de si vains embrassements, nul cri aigu, nul sanglot rauque ne venait rompre la belle harmonie de cette douleur suprême; les yeux un peu rougis, avec des plaintes modérées et des gestes décents, ils pleuraient, pendant que les courtisans, „autour d'eux rangés “3 imitaient, par leurs attitudes choisies les meilleures peintures de Lebrun. Quand on expirait, c'était sur une phrase limée, en style d'académie; si l'on était grand homme, on appelait ses proches, et on leur disait:

Dans cet embrassement dont la douceur me flatte,
Venez et recevez l'âme de Mithridate.5

Si l'on était coupable, on mettait la main sur ses yeux avec indignation, et l'on s'écriait:

Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté,

Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté.

Dans les conversations, quelle dignité et quelle politesse! Il nous semblait voir les grands portraits de Versailles descendre de leurs cadres, avec l'air de génie qu'ils ont reçu du génie des peintres. Ils s'abordaient avec un demi-sourire, empressés et pourtant graves, également habiles à se respecter et à louer autrui.

Ces seigneurs aux perruques majestueuses, ces princesses aux coiffures étagées, aux robes traînantes, ces magistrats, ces prélats agrandis par les magnifiques plis de leurs robes violettes, ne s'entretenaient que des plus beaux sujets qui puissent intéresser l'homme, et si parfois, des hauteurs de la religion, de la politique, de la philosophie et de la littérature, ils daignaient s'abaisser au badinage, c'était avec la condescendance et la mesure de princes nés académiciens. Nous avions honte de penser à eux, nous nous trouvions bourgeois, grossiers, polissons, fils de M. Dimanche, de Jacques

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1 Bossuet, v. p. 153; Boileau, v. p. 218; Racine, v. p. 164 de ce Manuel. 2 Monsieur désigne ici le frère de Louis XIV, le duc Philippe d'Orléans; Madame, sa première femme, Henriette d'Angleterre, qui mourut subitement en 1670, et dont Bossuet prononça l'oraison funèbre. Voyez page 136, note 10 et page 153.

3 Allusion à un passage du célèbre récit de la mort d'Hippolyte par Racine, Phèdre, V, 6; voyez page 204. • Lebrun, peintre célèbre, né

Paris en 1619, mort en 1690, nommé, en 1662, peintre du roi et directeur de l'Académie de peinture. C'est lui qui a exécuté les peintures de la grande

5 RACINE, Mithridate, V, 4.

galerie de Versailles.
6 RACINE, Phèdre, V, 7.

7 Personnage ridicule du Festin de Pierre par MOLIÈRE.

Bonhomme1 et de Voltaire, nous nous sentions devant eux comme des écoliers pris en faute; nous regardions avec chagrin notre triste habit noir, héritage des procureurs et des saute-ruisseaux antiques;3 nous jetions les yeux au bout de nos manches, avec inquiétude, craignant d'y voir des mains sales. Un duc et pair arrive, nous tire du parterre, nous mène dans les coulisses, nous montre des gens débarrassés du fard que les peintres et les poètes ont à l'envi plaqué sur leurs joues. Eh! bon Dieu! quel spectacle! Tout est habit dans ce monde. Otez la perruque, la rhingrave, les canons, les rubans, les manchettes; reste Pierre ou Paul, le même hier et aujourd'hui.

Allons, s'il vous plaît, chez Pierre et chez Paul: ne craignez pas de vous compromettre. Le duc de Saint-Simon nous conduit d'abord chez M. le Prince, fils du grand Condé, et en qui le grand Condé, comme dit Bossuet, „avait mis toutes ses complaisances." Voici un intérieur de ménage: „Mme la Princesse était sa continuelle victime. Elle était également laide, vertueuse et sotte; elle était un peu bossue. Toutes ces choses n'empêchèrent pas M. le Prince d'en être jaloux jusqu'à la fureur et jusqu'à la mort. La piété, l'attention infatigable de Mme la Princesse, sa douceur, sa soumission de novice, ne purent la garantir ni des injures fréquentes, ni des coups de pied et de poing, qui n'étaient pas rares.

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On verra dans Saint-Simon comment Louvois, pour se maintenir, brûla le Palatinat; comment Barbezieux,6 pour perdre son rival, | ruina nos victoires d'Espagne. Les belles façons et le superbe cérémonial couvrent les bassesses et les trahisons; on est là comme à Versailles, contemplant des yeux la magnificence du palais, pendant que l'esprit compte tout bas les exactions, les misères et les tyrannies qui l'ont bâti. J'omets les scandales; il y a des choses qu'aujourd'hui on n'ose plus écrire. Les mœurs nobles au XVII siècle, comme les mœurs chevaleresques au XII, ne furent guère qu'une parade. Chaque siècle joue la sienne et fabrique un beau type: celui-ci le chevalier, celui-là l'homme de cour. Il serait curieux de démêler le chevalier vrai sous le chevalier des poèmes. Il est curieux, quand on a connu l'homme de cour par les écrivains et par les peintres, de connaître par Saint-Simon le véritable homme de cour.

Rien de plus vide que cette vie. Vous devez attendre, suer et bâiller intérieurement six ou huit heures chaque jour chez le roi. Il faut qu'il connaisse de longue vue votre visage; sinon vous êtes un mécontent. Quand on demandera une grâce pour vous, il répondra: Qui est-il? C'est un homme que je ne vois point." Le premier

1 Jacques Bonhomme, surnom de Guillaume Caillet, chef des paysans révoltés (la Jacquerie) qui ravagèrent la France pendant la captivité du roi Jean en Angleterre (1357).

2 Voyez page 317.

Saute-ruisseaux, nom donné au petit clerc (pr. clère, Schreiber) d'une étude (Büreau) de notaire chargé des courses.

• Voyez page 155.

Louvois (1639-1691), voyez page 247, note 5.

Le marquis de Barbezieux (1668-1701), le fils de Louvois, ministre de la guerre après la mort de son père.

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favori, l'homme habile, le grand courtisan, est le duc de La Rochefoucauld;1 suivez son exemple. Le lever, le coucher, les deux autres changements d'habits tous les jours, les chasses et les promenades du roi tous les jours aussi, il n'en manquait jamais, quelquefois dix ans de suite sans découcher d'où était le roi, et sur pied de demander un congé, non pas pour découcher, car en plus de quarante ans il n'a jamais couché vingt fois à Paris, mais pour aller dîner hors de la cour et ne pas être de la promenade." Vous êtes une décoration, vous faites partie des appartements; vous êtes compté comme un des baldaquins, pilastres, consoles et sculptures que fournit Lepautre. Le roi a besoin de voir vos dentelles, vos broderies, votre chapeau, vos plumes, votre rabat, votre perruque. Vous êtes le dessus d'un fauteuil. Votre absence lui dérobe un de ses meubles. Restez donc, et faites antichambre. Après quelques années d'exercice on s'y habitue; il ne s'agit que d'être en représentation permanente. On manie son chapeau, on secoue du doigt ses dentelles, on s'appuie contre une cheminée, on regarde par la fenêtre une pièce d'eau, on calcule ses attitudes et l'on se plie en deux pour les révérences; on se montre et on regarde; on donne et on reçoit force embrassades; on débite et l'on écoute cinq ou six cents compliments par jour. Ce sont des phrases que l'on subit et que l'on impose sans y donner attention, par usage, par cérémonie, imitées des Chinois, utiles pour tuer le temps, plus utiles pour tuer cette chose dangereuse, la pensée. On conte des commérages. Le style est excellent, les ménagements infinis, les gestes parfaits, les habits de la bonne faiseuse; mais on n'a rien dit, et pour toute action on a fait antichambre.

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Si vous êtes las, imitez M. le Prince. Il dormait le plus souvent sur un tabouret, auprès de la porte, où je l'ai maintes fois vu ainsi attendre avec les courtisans que le roi vînt se coucher." Bloin, le valet de chambre, ouvre les battants. Heureux le grand seigneur qui échange un mot avec Bloin! Les ducs sont trop contents quand ils peuvent dîner avec lui. Le roi entre et se déshabille. On se range en haie. Ceux qui sont par derrière se dressent sur leurs pieds pour accrocher un regard. Un prince lui offre la chemise. On regarde avec une envie douloureuse le mortel fortuné auquel il daigne confier le bougeoir. Le roi se couche et les seigneurs s'en vont, supputant ses sourires, ses demi-saluts, ses mots, sondant les faveurs qui baissent ou qui montent, l'abîme infini des conséquences.

1 La Rochefoucauld, voyez page 123.

2 Lepautre (1614-1691), architecte qui construisit les deux ailes au château de Saint-Cloud et dessina la cascade du parc.

SARCEY.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

FRANCISQUE SARCEY est né à Dourdan (Seine-et-Oise), en 1828. Il partagea au lycée Charlemagne les succès de son ami About2 et fut reçu, la même année que lui et Taine, à l'École normale. Après avoir professé sept ans dans différents collèges de province, M. Sarcey abandonna la carrière de l'enseignement et se voua à la littérature. Il est surtout connu comme journaliste et comme critique. Il rédigea longtemps avec un talent remarquable le feuilleton dramatique du Temps, et sans interrompre sa collaboration à ce journal il entreprit dans la nouvelle feuille d'Edmond About, le XIXieme Siècle, une campagne quotidienne contre les abus du pouvoir sous les ministères de réaction, ce qui lui valut de nombreuses poursuites judiciaires et plusieurs condamnations. Quant aux livres qu'il a publiés, nous nous bornons à mentionner le Nouveau Seigneur de village et Les Misères d'un fonctionnaire chinois, nouvelles où la satire politique domine, le Siège de Paris (1871), qui a eu un immense succès et dont nous reproduisons un fragment, et la Maison de Molière. LE PARISIEN D'AVANT LE SIÈGE PEINT PAR LUI-MÊME.

Les journalistes écrivaient nombre d'articles pour démontrer que Paris ne pourrait jamais être investi à moins de quinze cent mille hommes douze cent mille au bas mot; qu'une place de guerre qui pouvait se ravitailler et conserver ses communications libres était imprenable, à moins d'être emportée d'assaut. Quant à l'assaut, nous étions là . . .! on dénombrait les troupes de secours, et cette vaillante armée de quatre cent mille gardes nationaux qui surgiraient de terre, aussitôt que nos chefs frapperaient le sol du pied. Ah! ils n'auraient qu'à venir! ils verraient bien.

Nous nous repaissions de ces chimères, que nous prenions alors, que tout le monde prenait pour des réalités. Mais notre passion nous persuadait plus aisément encore que toutes les démonstrations des gens du métier. Nous ne nous demandions pas précisément s'il fallait faire grand fond sur ces fortifications sur lesquelles on feignait de compter si fort. Non, nous partions de cette idée, tenace et profonde comme toutes les idées préconçues, qu'il était impossible que l'ennemi arrivât jusqu'à Paris, qu'il l'assiégeât et le couvrît de feux. Cette monstruosité ne pouvait nous entrer dans la cervelle. Le sol sacré de la patrie s'entr'ouvrirait sans doute et dévorerait les bataillons prussiens, avant que fût consommé cet horrible sacrilège.

Il y a des peuples dont les imaginations, naturellement tristes, sont hantées de papillons noirs. Les Parisiens, au contraire, ont l'esprit toujours ouvert aux crédulités et aux espérances. Jamais ils ne regardent en face la réalité qui leur déplaît; ils ressemblent à l'autruche, qui se cache la tête entre deux pierres pour ne pas voir le chasseur qui la vise. Ils se leurrent jusqu'au bout de chimères agréables et détournent volontiers les yeux des malheurs qu'ils ne peuvent plus se dissimuler.

C'était dans toute la presse comme un parti pris de mensonges, qui flattaient la vanité nationale. On ne pouvait guère cacher les progrès des Allemands et leurs succès répétés, partout où ils ren

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains.

2 Voyez page 752. 3 Voyez page 756. Voyez page 502, note 2.

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