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Tel fut ce guet-apens, un des plus lâches qui aient été commis dans tous les temps. A en croire les apologies de ceux qui ont pris part à son exécution, personne n'en serait responsable, et la fatalité seule aurait commis le crime. A tous les hasards malheureux qu'ils ont découverts après coup dans ce triste événement, il faudrait en ajouter un dernier plus lamentable encore et qui aurait seul perdu le prince. Réal, chargé de l'interroger, aurait ouvert trop tard le message qui lui confiait cette mission, et il ne serait arrivé à Vincennes qu'après l'exécution. Mais si Réal avait dû faire l'interrogatoire, comment Murat, qui maudissait son rôle dans cette circonstance, aurait-il pris sur lui d'en charger le capitaine Dautancourt? Et si Réal est accouru à Vincennes, comment écrit-il à Hulin deux lettres successives dans la matinée pour le prier de lui envoyer le jugement et les interrogatoires? Jamais plus misérables subterfuges n'ont été imaginés pour dérober des coupables au juste mépris de l'histoire. Il faut mettre sur la même ligne le récit de Savary au sujet de l'accueil que lui fait Bonaparte lorsqu'il vient à la Malmaison rendre compte de sa mission: Il m'écoute avec la plus grande surprise! .... Il me fixe avec des yeux de lynx: Il y a là, dit-il, quelque chose qui me passe... Voilà un crime, et qui ne mène à rien!" Le point à éclaircir c'était encore la question de l'identité du duc avec le personnage mystérieux, chauve, blond, de taille médiocre. Quand on pense que de si impudentes inventions ont été acceptées par toute une génération, on se demande si le mensonge n'a pas par lui-même une saveur et un attrait si irrésistibles pour les appétits vulgaires, que la vérité ne peut plus leur paraître que répulsive. Non, il n'y a eu dans la catastrophe de Vincennes ni hasards, ni confusion, ni méprise; tout y a été conçu, prémédité, combiné avec un soin d'artiste, et il faut avoir perdu le sens à force de prévention pour accepter les fables accréditées par le criminel lui-même. Comment l'homme qu'on voit dans sa Correspondance si minutieux, si attentif aux plus imperceptibles détails, si pénétrant et si inquisitif lorsqu'il s'agit des agents les plus insignifiants de la conspiration, l'homme qui dictait lui-même des interrogatoires et dirigeait toutes les poursuites contre le prévenu Querelle ou la femme Pocheton, aurait-il pu devenir du jour au lendemain le jouet des quiproquos, des distractions et des bévues énormes qu'on lui prête lorsqu'il s'agit d'un Bourbon et d'un Condé? Comment admettre qu'un esprit si clairvoyant, un caractère si entier et si absolu n'ait plus été en cette circonstance critique qu'un docile mannequin dans la main de Talleyrand? Non, en dépit des falsifications et des mensonges, en dépit d'une hypocrisie plus odieuse que le crime lui-même, il ne lui sera pas donné d'échapper à la responsabilité de l'acte où il a mis le plus de calcul; l'œuvre restera sienne devant Dieu et devant les hommes, et l'histoire n'admettra pas même en sa faveur ce partage d'ignominie que créent les complicités au bénéfice du coupable; car, dans le meurtre du duc d'Enghien, il y a eu un auteur principal et des instruments: il n'y a pas eu de complices.

ABOUT.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

EDMOND ABOUT naquit à Dieuze (Meurthe), en 1828. Après avoir fait de brillantes études au lycée Charlemagne, il entra à l'École Normale, d'où il passa, en 1851, à l'École française d'Athènes.3 De retour à Paris, il débuta dans les lettres par un succès: La Grèce contemporaine (1855), livre très piquant, où toutefois il juge les Grees modernes avec une trop grande sévérité. Depuis ce temps About se voua aux lettres et fut tout ensemble journaliste, romancier, pamphlétaire politique et auteur dramatique. Nous citons parmi ses romans. qui eurent presque tous un grand succès, Tolla (1855), le roi des Montagnes (1856), Trente et Quarante (1856), l'Infâme (1867), et deux séries de charmantes nouvelles, intitulées les Mariages de Paris (1856) et les Mariages de Province (1868). Ses articles de journaux et ses brochures politiques, parmi lesquelles nous mentionnons la Question romaine, écrite dans un esprit hostile au pouvoir temporel du pape, lui firent un grand nombre d'ennemis, dont la coalition fit tomber presque toutes ses pièces de théâtre, notamment Gaëtana (1862), qui dut être retirée après quatre représentations des plus tumultueuses. Plus tard About écrivit, en collaboration avec M. de Najac, quelques pièces qui furent accueillies favorablement et dont une, Histoire ancienne", se joue encore au Théâtre-Français.

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Après avoir collaboré à plusieurs journaux il fonda, en 1876, avec M. F. Sarcey' et quelques autres amis le journal Le XIXième Siècle. organe libéral dans lequel il engagea une vive polémique contre les partis cléricaux et monarchiques. Edmond About est mort à Paris au mois de janvier 1885, peu de temps après son entrée à l'Académie française. Nous donnons comme échantillon du style de l'auteur un fragment de sa nouvelle intitulée

LA MÈRE DE LA MARQUISE.

L'héroïne de cette histoire, Éliane, est la fille d'un riche bourgeois de Paris, propriétaire d'un grand magasin de nouveautés, situé dans le faubourg Saint-Germain. Accoutumée dès son enfance à voir devant sa porte des voitures armoriées, à regarder la toilette des duchesses et marquises qui en descendent, servies par des laquais en livrée, la jeune fille se prend d'un profond respect pour cette aristocratie qui se croit supérieure au reste du genre humain par droit de naissance. Bientôt elle ne rêve que d'épouser un comte ou marquis qui la ferait entrer dans ces hôtels du noble faubourg dont jusqu'alors elle contemplait avec admiration les portes cochères. Occupée de cette folle idée, elle refuse tous les prétendants bourgeois, au grand mécontentement de son père. qui méprise profondément sa noble clientèle, tout en se montrant très humble et très respectueux envers elle au magasin. Cependant Éliane, s'apercevant un beau matin qu'elle a vingt-cinq ans sonnés, consent à épouser M. Morel, riche propriétaire de forges à Arlange, dans le département du Nord. Veuve six mois après la naissance d'une fille, et

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains. 2 V. p. 502, n. 2. L'Ecole française d'Athènes est une institution qui permet à un certain nombre de jeunes savants et artistes, qui obtiennent leur place au concours, de passer deux années en Grèce pour se vouer à l'étude de l'archéologie et des antiquités grecques. 4 Voyez page 760.

se trouvant, après la mort de ses parents, à la tête d'une fortune colossale, elle revient à sa folie, vend la maison de son père et achète un hôtel rue Saint-Dominique, en plein faubourg Saint-Germain. Mais toutes ses tentatives pour entrer en relations avec ses nobles voisins échouent misérablement. De guerre lasse. rappelée du reste à Arlange par son régisseur, elle quitte la capitale. Ce qu'elle cherchait vainement à Paris elle a le bonheur de le trouver en province, dans la personne de monsieur le marquis Benoît de Kerpry, capitaine au 2e régiment de dragons. Eblouie par le titre nobiliaire de cet officier, la jeune veuve ne s'effraye ni des dettes de son futur mari ni de ses mœurs légères, ni de ses quarante ans. Elle l'épouse aussitôt qu'il a envoyé sa démission au ministre de la guerre.

Conformément à la loi, le mariage fut affiché dans la commune d'Arlange, au 10 arrondissement de Paris, et dans la dernière garnison du capitaine. L'acte de naissance du marié, rédigé sous la Terreur,1 ne portait que le nom vulgaire de Benoît, mais on y joignit un acte de notoriété publique attestant que, de mémoire d'homme, M. Benoît était connu comme marquis de Kerpry.

La nouvelle marquise commença par ouvrir ses salons au faubourg Saint-Germain du voisinage: car le faubourg s'étend jusqu'aux frontières de la France.

Après avoir ébloui de son luxe tous les hobereaux des environs, elle voulut aller à Paris prendre sa revanche sur le passé, et elle alla conter ce projet à son mari. Le capitaine fronça le sourcil et déclara net qu'il se trouvait bien à Arlange. La cave était bonne, la cuisine de son goût, la chasse magnifique; il ne demandait rien de plus. Le faubourg Saint-Germain était pour lui un pays aussi nouveau que l'Amérique: il n'y possédait ni parents, ni amis, ni connaissances. Bonté divine! s'écria la pauvre Éliane, faut-il que je sois tombée sur le seul marquis de la terre qui ne connaisse pas le faubourg Saint-Germain!"

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Ce ne fut pas son seul mécompte. Elle s'aperçut bientôt que son mari prenait l'absinthe quatre fois par jour, sans parler d'une autre liqueur appelée vermouth qu'il avait fait venir de Paris pour son usage personnel. La raison du capitaine ne résistait pas toujours à ces libations répétées, et, lorsqu'il sortait de son bon sens. c'était, le plus souvent, pour entrer en fureur. Ses vivacités n'épargnaient personne, pas même Éliane, qui en vint à souhaiter tout de bon de n'être plus marquise. Cet événement arriva plus tôt qu'elle ne l'espérait.

Un jour le capitaine était souffrant pour s'être trop bien comporté la veille. Il avait la tête lourde et les yeux battus. Assis dans le plus grand fauteuil du salon, il lustrait mélancoliquement ses longues moustaches rousses. Sa femme, debout auprès d'un samavar,2 lui versait coup sur coup d'énormes tasses de thé. Un domestique annonça M. le comte de Kerpry. Le capitaine, tout malade qu'il était, se dressa brusquement en pieds.

Ne m'avez-vous pas dit que vous étiez sans parents? demanda Éliane un peu étonnée.

1 On appelle Terreur cette époque de la première révolution française qui s'étend du 31 mai 1793, jour où la Montagne triompha des Girondins dans la Convention, jusqu'au 9 thermidor an II (27 juillet 1794), jour de la chute de Robespierre. 2 Espèce de bouillotte (Theekessel).

C. Platz, Manuel de Littérature française. 10e éd.

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Je ne m'en connaissais pas, répondit le capitaine et je veux que le diable m'emporte . . . Mais nous verrons bien. Faites entrer. Le capitaine sourit dédaigneusement lorsqu'il vit paraître un jeune homme de vingt ans, d'une beauté presque enfantine. Il était de taille raisonnable, mais si frêle et si délicat, qu'on pouvait croire qu'il n'avait pas fini de grandir. Ses longs yeux bleus regardaient autour d'eux avec une sorte de timidité farouche. Lorsqu'il aperçut la belle Éliane, sa figure rougit comme une pêche d'espalier. Le timbre de sa voix était doux, frais, limpide, presque féminin.

Monsieur, dit-il au capitaine en se tournant à demi vers Éliane, quoique je n'aie pas l'honneur d'être connu de vous, je viens vous parler d'affaires de famille. Notre conversation, qui sera longue, contiendra sans doute des chapitres fastidieux, et je crains que madame n'en soit ennuyée.

Vous avez tort de le craindre, monsieur, reprit Éliane en se rengorgeant: la marquise de Kerpry veut et doit connaître toutes les affaires de la famille, et puisque vous êtes un parent de mon mari..

C'est ce que j'ignore, madame, mai snous le déciderons bientôt et devant vous, puisque vous le désirez et que monsieur semble y consentir.

Le capitaine écoutait d'un air hébété, sans trop comprendre. Le jeune comte se tourna vers lui comme pour le prendre à partie. Monsieur, lui dit-il, je suis le fils aîné du marquis de Kerpry, qui est connu de tout le faubourg Saint-Germain, et qui a son hôtel rue Saint-Dominique.

Quel bonheur! s'écria étourdiment Éliane.

Le comte répondit à cette exclamation par un salut froid et cérémonieux. Il poursuivit:

Monsieur, comme mon père, mon grand-père et mon bisaïeul étaient fils uniques, et qu'il n'y a jamais eu deux branches dans la famille, vous excuserez l'étonnement qui nous a saisis le jour où nous avons appris par les journaux le mariage d'un marquis de Kerpry.

Je n'avais donc pas le droit de me marier? demanda le capitaine en se frottant les yeux.

Je ne dis pas cela, monsieur. Nous avons à la maison, outre l'arbre généalogique de la famille, tous les papiers qui établissent nos droits à porter le nom de Kerpry. Si vous êtes notre parent, comme je le désire, je ne doute pas que vous n'ayez aussi entre les mains quelques papiers de famille.

A quoi bon? Les paperasses ne prouvent rien, et tout le monde sait qui je suis.

Vous avez raison, monsieur, il ne faut pas beaucoup de parchemins pour établir une preuve solide; il suffit d'un acte de naissance, avec

--

...

Monsieur, mon acte de naissance porte le nom de Benoît. Il est daté de 1794. Comprenez-vous?

Parfaitement, monsieur, et, en dépit de cette circonstance, je conserve l'espoir d'être votre parent. Êtes-vous né à Kerpry ou dans les environs? - Kerpry?... Kerpry? où prenez-vous Kerpry?

Mais où il a toujours été: à trois lieues de Dijon, sur la route de Paris.

-Eh! monsieur, que m'importe à moi? puisque Robespierre a vendu les biens de la famille.

On vous a mal informé, monsieur. Il est vrai que la terre et le château ont été mis en vente comme biens d'émigré, mais ils n'ont pas trouvé d'acheteurs, et S. M. le roi Louis XVIII a daigné les rendre à mon père.

Le capitaine était insensiblement sorti de sa torpeur; ce dernier trait acheva de le réveiller. Il marcha, les poings serrés, vers son frêle adversaire, et lui cria dans le visage:

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Mon petit monsieur, il y a quarante ans que je suis marquis de Kerpry, et celui qui m'arrachera mon nom aura le poignet solide. Le comte pâlit de colère, mais il se souvint de la présence d'Éliane, qui s'étendait, anéantie, sur une chaise longue. Il répondit d'un ton dégagé: Mon grand monsieur, quoique les jugements de Dieu soient passés de mode, j'accepterais volontiers le moyen de conciliation que vous m'offrez, si j'étais seul intéressé dans l'affaire. Mais je représente ici mon père, mes frères et toute une famille, qui aurait lieu de se plaindre, si je jouais ses intérêts à pile ou face. Permettez-moi donc de retourner à Paris. Les tribunaux décideront lequel de nous usurpe le nom de l'autre.

Là-dessus le comte fit une pirouette, salua profondément la prétendue marquise, et regagna sa chaise de poste avant que le capitaine eût songé à le retenir.

Le procès Kerpry contre Kerpry ne se fit pas attendre. Le sieur Benoît eut beau répéter par l'organe de son avocat qu'il s'était toujours entendu appeler marquis de Kerpry, il fut condamné à signer Benoît et à payer les frais. Le jour où il reçut cette nouvelle, il écrivit au jeune comte une lettre d'injures grossières signée Benoît. Le dimanche suivant, vers huit heures du matin, il rentra chez lui sur un brancard, avec dix centimètres de fer dans le corps. Il s'était battu, et l'épée du comte s'était brisée dans la blessure. Éliane, qui dormait encore, arriva juste à temps pour recevoir ses excuses et ses adieux.

Si cette aventure n'avait pas fait un scandale épouvantable, la province ne serait pas la province. Les hobereaux du voisinage témoignèrent une exaspération comique; ils auraient voulu reprendre à la fausse marquise les visites qu'ils lui avaient faites. La veuve n'entendait pas le bruit qui se faisait autour d'elle: elle pleurait. Ce n'est pas qu'elle regrettât rien de M. Benoît, dont les défauts, petits et grands, l'avaient à jamais corrigée du mariage, mais elle déplorait sa confiance trompée, son espérance perdue, son ambition condamnée à l'impuissance.

Quinze ans plus tard Eliane réussit à marier sa fille à un véritable marquis, excellent jeune homme qui rend sa femme très heureuse. Malheureusement pour la mère de la marquise, ce marquis est en même temps un ingénieur, ancien élève de l'École polytechnique, qui trouve son bonheur à diriger lui-même les forges d'Arlange et que ni prières ni menaces ni ruses de sa belle-mère ne peuvent attirer à Paris au faubourg Saint-Germain. Ainsi la pauvre Éliane meurt comme Moïse, sans avoir mis le pied sur la terre promise.

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