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la grande route? est-ce que nous sommes des bandits, pour risquer notre existence?" Aussitôt je compris qu'il voulait se sauver, et j'en fus indigné. „Prends garde, Schweyer, lui dis-je, prends garde! Si tu t'en vas avec tes garçons, on dira que vous avez trahi les eaux-de-vie de la ville. C'est encore pire que le drapeau, surtout pour des tonneliers." „Que le diable t'emporte! fit-il, jamais

nous n'aurions dû venir."

Il continua pourtant de monter la côte avec moi. Nickel et Frantz nous suivaient sans se presser. Comme nous arrivions sur le plateau, nous vimes quelques lumières au village. Tout se taisait et semblait paisible, tandis que les deux premières maisons fourmillaient de monde.

La porte du bouchon1 de la Grappe, ouverte au large, laissait briller le feu de sa cuisine du fond de l'allée jusque sur la route, où stationnaient mes deux voitures. Ce fourmillement venait des Cosaques qui se gobergeaient chez Heitz, ayant attaché leurs chevaux sous le hangar. Ils avaient forcé la mère Heitz de leur cuire une soupe au poivre, et nous les voyions très bien, à deux ou trois cents pas, monter et descendre l'escalier de meunier en dehors, avec des brocs2 et des cruches qu'ils se passaient de l'un à l'autre.

L'idée me vint qu'ils buvaient mon eau-de-vie, car derrière la première voiture pendait une lanterne, et ces gueux revenaient tous de là, le coude en l'air. Ma fureur en fut si grande que, sans faire attention au danger, je me mis à courir pour arrêter le pillage Par bonheur, les vétérans avaient de l'avance sur moi, sans cela les Cosaques m'auraient massacré. Je n'étais pas encore à moitié chemin, que toute notre troupe sortait d'entre les haies de la chaussée, en courant comme une bande de loups, et criant: „A la baïonnette!"

Tu n'as jamais vu de confusion pareille, Fritz. En une seconde les Cosaques étaient à cheval et les vétérans au milieu d'eux; la façade du bouchon, avec son treillis, son pigeonnier et son petit jardin entouré de palissades, était éclairée par les coups de fusil et de pistolet. Les deux filles Heitz aux fenêtres, les bras levés, poussaient des cris qu'on devait entendre dans tout Mittelbronn. A chaque instant, au milieu de la confusion, quelque chose culbutait sur la route, et puis les chevaux partaient à travers champs, comme des cerfs, la tête allongée, la crinière et la queue tourbillonnantes. Les gens du village accouraient, le père Heitz se glissait dans le grenier à foin, en grimpant l'échelle, et moi j'arrivais, sans respiration, comme un véritable fou.

Je n'étais plus qu'à cinquante pas, quand un Cosaque, qui s'échappait ventre à terre, se retourna près de moi, furieux, la lance en l'air, en criant: „Hourra!" Je n'eus que le temps de me baisser, et je sentis le vent de la lance qui me passait le long des reins. Voilà ce que j'ai senti de pire dans ma vie, Fritz; oui, j'ai

1 Bouchon, proprement ce qui sert à boucher une bouteille, se dit aussi de tout signe attaché à une maison pour faire connaître qu'on y vend du vin. De là vient qu'on dit bouchon, par extension, du cabaret même. 2 Un broc (prononcez bro) est une espèce de grande cruche de bois ou d'étain dont on se sert en France pour transporter du vin, de l'eau etc.

senti le froid de la mort, ce frémissement de la chair, dont le prophète a dit: „J'ai frémi dans mon âme, et les poils de mon corps se sont hérissés."

Mais ce qui montre l'esprit de sagesse et de prudence que le Seigneur a mis dans ses créatures, lorsqu'il les réserve pour un grand âge, c'est qu'aussitôt après, malgré le tremblement de mes genoux, j'allai m'asseoir sous la première voiture, où les coups de lance ne pouvaient plus m'atteindre, et que, de là, je vis les vétérans achever l'extermination des vauriens qui s'étaient retirés dans la cour, et dont pas un n'échappa.

Cinq ou six étaient en tas devant la porte, et trois autres, les jambes écartées, étendus sur la grande route. Cela ne prit pas seulement dix minutes; puis tout redevint obscur, et j'entendis le sergent crier: „Cessez le feu!"

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Heitz, redescendu de son grenier, venait d'allumer une lanterne; le sergent me vit sous la voiture, et s'écria: Vous êtes blessé, père Moïse?" Non, lui répondis-je, mais un Cosaque a voulu me piquer avec sa lance, et je me suis mis à l'abri." Alors il rit tout haut et me donna la main pour m'aider à me relever, en disant: „Père Moïse, vous m'avez fait peur. Essuyez-vous le dos, on pourrait croire que vous n'êtes pas brave." Je riais aussi, pensant: Que les autres croient ce qu'ils veulent! Le principal, c'est de vivre en bonne santé, le plus longtemps possible."

Nous n'avions qu'un blessé, le caporal Duhem, un vieux qui se bandait lui-même la jambe, et voulait marcher. Il avait un coup de lance dans le mollet droit. On le fit monter sur la première voiture, et Lehnel, la grande fille de Heitz, vint lui verser une goutte de kirschwasser, ce qui lui rendit aussitôt sa force et même sa bonne humeur. Il criait: „C'est la quinzième! J'en ai pour huit jours d'hôpital; mais laissez-moi la bouteille pour les compresses."

Mois, je me réjouissais de voir mes douze pipes sur les voitures, car Schweyer et ses deux garçons s'étaient sauvés, et nous aurions eu de la peine à les recharger sans eux. J'allai tout de suite toquer sur la bonde de la dernière tonne, pour reconnaître ce qui manquait. Ces gueux de Cosaques avaient déjà bu près d'une demi mesure d'esprit; le père Heitz me dit que plusieurs d'entre eux n'y mettaient presque pas d'eau. Il faut que des êtres pareils aient un gosier de fer-blanc; les plus vieux ivrognes chez nous ne supporteraient pas un verre de trois-six sans tomber à la renverse.

Enfin tout était gagné, il ne fallait plus que retourner en ville. Quand je pense à cela, il me semble encore y être: les gros chevaux gris-pommelés de Heitz sortent de l'écurie à la file; le sergent, près de la porte sombre, crie, la lanterne en l'air: „Allons, vivement. . . la canaille pourrait revenir!" Sur la route, en face de l'auberge, les vétérans entourent les voitures; plus loin, à droite, les paysans, accourus avec des fourches et des pioches, regardent les Cosaques étendus dans la neige; et moi, debout, au haut de l'escalier, je chante dans mon cœur les louanges de l'Éternel, en songeant à la joie de Sorlé, de Zeffen, et du petit Sâfel, lorsqu'ils me verront revenir avec notre bien.

1 Frapper (flopfen).

LANFREY.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

PIERRE LANFREY naquit en 1828 à Chambéry, en Savoie. Son père était Français et avait été officier sous l'Empire. Il commença ses études classiques au collège des jésuites de sa ville natale et les acheva au collège Bourbon (lycée Condorcet), à Paris; puis il suivit les cours de droit, mais ne se fit pas inscrire au barreau. Adonné aux études philosophiques et historiques, Lanfrey se fit connaître en 1857 par un livre intitulé L'Eglise et les philosophes du 18e siècle, suivi en 1858 d'un Essai sur la Révolution française, et en 1860 d'une Histoire politique des papes.

L'ouvrage le plus important de Lanfrey c'est son Histoire de Napoléon Ier. Il est vrai que cet ouvrage, s'attachant de préférence à l'effet général et passant rapidement sur les détails, est écrit plutôt pour les gens du monde que pour les savants. Mais l'auteur a eu le courage d'y chercher la vérité sans tenir compte des préjugés nationaux; il a le grand, l'incomparable mérite d'avoir osé le premier faire entendre cette vérité à ses compatriotes, en combattant sans pitié les erreurs et les fables accréditées qui forment la légende napoléonienne. Les événements de 1870 vinrent, en interrompant son œuvre, fournir un commentaire frappant aux paroles de l'historien. Malheureusement Lanfrey est mort en 1878 sans avoir achevé son grand ouvrage, dont le cinquième volume nous conduit jusqu'aux préparatifs de la guerre de Russie. Nous reproduisons deux fragments de l'Histoire de Napoléon Ier.

HISTOIRE DE NAPOLÉON JER.

1. LE DEVOIR DE L'HISTORIEN.

(VOL. III, CHAP. 1.)
(1868.)

J'aborde maintenant le récit des prospérités inouïes qui ont signalé le début et l'apogée de l'époque impériale. Malgré les maux sans nombre et les effroyables calamités dont elles ont été accompagnées et suivies, ces grandeurs si chèrement payées ont laissé après elles un tel éblouissement que notre nation n'a su pendant longtemps ni se consoler de les avoir perdues, ni les juger avec sang-froid en reconnaissant tout ce qu'elles avaient d'éphémère. On ne saurait s'étonner de son obstination à garder des illusions si flatteuses pour son orgueil; tous les peuples qui ont rêvé l'empire du monde en ont été punis par ce long aveuglement. C'est sans doute une tâche ingrate que d'avoir à les détromper, de montrer à une nation si fière de ce court moment de son histoire qu'elle a manqué à sa destinée en se faisant l'instrument généreux d'une domination perverse; il n'y a là ni gloire, ni popularité à recueillir, et ce devoir est particulièrement pénible dans un pays de routine, amoureux du lieu commun, et où l'on ne pardonne jamais à quiconque a touché à certaines superstitions. Mais l'expérience nous a prouvé si ces erreurs sur le passé sont sans danger pour l'avenir;

1 En partie d'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains.

nous avons vu quelles déplorables résurrections1 peuvent amener ces méprises d'une admiration mal entendue. Au reste ce point de vue est lui-même secondaire. Que la vérité nous déplaise ou non, elle nous domine, et l'expérience n'a été en tout ceci que sa très humble servante. L'histoire a une autre mission que celle de plaire. Elle n'est pas plus faite pour être le courtisan d'un peuple que pour être le courtisan d'un roi. Il faut que les préjugés soi-disant patriotiques en prennent leur parti: il n'est plus possible aujourd'hui à l'historien d'être national dans le sens étroit du mot. Son patriotisme à lui, c'est l'amour de la vérité. Il n'est pas l'homme d'une race ou d'un pays, il est l'homme de tous les pays, il parle au nom de la civilisation générale; il appartient aux intérêts communs de toutes les nations, aux intérêts de l'humanité, et son peuple est le peuple qui les sert le mieux. S'il est par exemple avec la France contre l'Espagne de Charles-Quint, il est avec l'Espagne contre la France de Napoléon. Il est tour à tour Hollandais contre Philippe II, Anglais contre Louis XIV, citoyen des États-Unis contre George III; mais il ne peut revêtir en quelque sorte ces individualités diverses qu'après les avoir dépouillées de ce qu'elles ont eu de passionné et d'excessif. Sa patrie plane au-dessus de toutes les frontières, et sa cause est la cause universelle, immuable du droit contre la force, de la liberté contre l'oppression. L'exclusivisme qu'on voudrait lui imposer était à la rigueur possible dans les petits États de l'antiquité, qui traitaient en ennemi tout ce qui était étranger; il ne peut se soutenir au milieu de la grande communauté européenne, qui vit d'une même vie et se nourrit d'une même pensée. Encore Rome, en conquérant le monde, a-t-elle su s'élever à la notion de l'humanité, et c'est là ce qui fait la grandeur incomparable de Tacite. On retrouve en lui, malgré ses préjugés, l'homme de tous les temps et de tous les pays, ou plutôt, on croit entendre le genre humain lui-même prononçant sur sa propre histoire d'ineffaçables arrêts. Aujourd'hui les peuples européens sont tellement solidaires qu'il ne faut pas un grand effort d'impartialité ni de compréhension pour discerner ce qui, dans leurs vues particulières, peut servir ou compromettre la cause des intérêts généraux; et là se trouve la seule règle de jugement que puisse accepter un esprit libre.

Ces réflexions supposent que les peuples ont leur responsabilité moins claire et moins distincte, mais non moins réelle que celle des individus. Ceux qui le nient auraient dû, pour être conséquentss'interdire les dangereuses flatteries qu'ils ont si souvent prodi, guées à notre vanité nationale, car la louange implique cette responsabilité tout autant que le blâme. Les peuples, on ne saurait trop le leur rappeler, ne sont grands que dans la mesure où ils savent s'élever à la dignité d'une personne, où ils se montrent capables de discernement, de volonté, de persévérance; là est tout le secret de leur gloire ou de leur ignominie. La France avait commis une grande faute envers elle-même en s'abandonnant sans réserve et sans garantie à l'homme qui avait fait le 18 brumaire: elle en commit une plus grande encore envers l'Europe en le suivant

1 Allusion au Second Empire.

les yeux fermés dans la politique folle et téméraire qui aboutit à la rupture de la paix d'Amiens. Les conséquences de cette double faute ne se firent pas attendre; ce fut au dedans l'aggravation du despotisme, au dehors l'adoption définitive du système des conquêtes.

2. ASSASSINAT DU DUC D'ENGHIEN.1

Quelque satisfaisants que fussent pour Bon aparte les résultats obtenus, ils n'avaient pas répondu à son attente, car d'une part les charges relevées contre Moreau' étaient fort insuffisantes pour établir sa culpabilité, de l'autre la capture à laquelle il attachait le plus de prix, celle du comte d'Artois et du duc de Berry,' lui avait définitivement échappé. Depuis quelque temps les rapports de Savary4 lui avaient fait prévoir l'inutilité d'une plus longue surveillance sur le point désigné pour le débarquement. Décidé comme il l'était à frapper personnellement les Bourbons pour les dégoûter des conspirations et terrifier leurs partisans, il s'était aussitôt enquis s'il n'y avait pas à sa portée quelque autre membre de cette famille doublement détestée, et depuis qu'elle luttait corps à corps avec lui, et depuis qu'elle avait rejeté avec mépris son offre de deux millions pour prix d'une renonciation à la couronne de France. Ce Bourbon s'était rencontré malheureusement pour la gloire du Premier Consul; il résidait depuis près de deux ans à Ettenheim, tout près de Strasbourg, mais sur le territoire badois. C'était le duc d'Enghien, fils du prince de Condé, jeune homme plein d'ardeur et de bravoure, toujours au premier rang dans les combats auxquels avait pris part l'armée de son père. Retiré à Ettenheim depuis la fin de la guerre, il y vivait fixé par une passion romanesque pour la princesse Charlotte de Rohan qu'il avait épousée secrètement, et le voisinage de la Forêt-Noire lui permettait de satisfaire son goût pour la chasse. Complètement étranger à la conspiration, dont il ne connaissait pas même l'existence, il attendait, pour reprendre son service dans les corps d'émigrés, un signal du cabinet anglais qui lui servait une pension. Le 15 mars 1804, un détachement de dragons, parti de Schelestadt au milieu de la nuit, sous les ordres du colonel Ordener, franchit le Rhin, enveloppa Ettenheim et cerna la maison où se trouvait le duc. Le premier mouvement du duc d'Enghien fut de répondre à la sommation d'ouvrir en faisant feu sur ses agresseurs: il en fut

1 Le duc d'Enghien (prononcez an-gain), né en 1772, était le fils du duc de Bourbon, prince de Condé.

2 Moreau (1763-1813), célèbre général républicain, accusé d'avoir trempé dans le complot de Cadoudal et de Pichegru contre la vie du premier consul Bonaparte, fut condamné en 1804 à une détention de deux ans, commuée en exil. Il partit pour les États-Unis, où il vécut jusqu'en 1813. Appelé en Europe par l'empereur Alexandre, il consentit à porter les armes contre sa patrie. A la bataille de Dresde, le 27 août 1813, un boulet lui fracassa les deux jambes, et il succomba peu de jours après. 3 Le comte d'Artois, deuxième frère de Louis XVI, fut plus tard roi de France sous le nom de Charles X (de 1824 à 1830). Le duc de Berry était son fils (v. page 595, note 2).

Savary (1774-1833), alors colonel de la gendarmerie d'élite, plus tard général et duc de Rovigo.

Б Schlettstadt, petite ville de l'Alsace, située sur l'Ill.

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