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avait également les joues enflammées et les yeux rouges, et qui paraissait en train de faire à une vieille dame très attentive le récit du drame que la sœur Sainte-Félix avait si heureusement interrompu. Tout en parlant avec un feu digne du sujet, Mlle Lucie lançait de temps à autre un regard furtif sur Hélène et sur moi. Eh bien! ma chère enfant, ai-je dit, as-tu confiance en moi? Oui, j'ai beaucoup de confiance en toi, Maxime. En ce cas, voici ce que tu vas faire; tu vas t'en aller tout doucement te placer derrière la chaise de Mlle Lucie; tu vas lui prendre la tête comme ceci, en traître, tu vas l'embrasser sur les deux joues comme cela, de force, et puis tu vas voir ce qu'elle va faire à son tour.

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Hélène a paru hésiter quelques secondes: puis elle est partie à grands pas, est tombée comme la foudre sur Mile Campbell, et lui a causé néanmoins la plus douce surprise: les deux jeunes infortunées, réunies enfin pour jamais, ont confondu leurs larmes dans un groupe attendrissant, pendant que la vieille et respectable Mme Campbell se mouchait avec un bruit de cornemuse.

Hélène est revenue me trouver toute radieuse. Eh bien! ma chérie, lui ai-je dit, j'espère que maintenant tu vas manger ton pain?

Oh! vraiment non, Maxime; j'ai été trop émue, vois-tu, et puis il faut te dire qu'il est arrivé aujourd'hui une élève, une nouvelle, qui nous a donné un régal de meringues, d'éclairs et de chocolat à la crême, de sorte que je n'ai pas faim du tout. Je suis même très embarrassée, parce que dans mon trouble j'ai oublié tout à l'heure de remettre mon pain au panier, comme on doit le faire quand on n'a pas faim au goûter, et j'ai peur d'être punie; mais, en passant dans la cour, je vais tâcher de jeter mon pain dans le soupirail de la cave sans qu'on s'en aperçoive.

-Comment! petite sœur,1 ai-je repris en rougissant légèrement, tu vas perdre ce gros morceau de pain-là? Ah! je sais que ce n'est pas bien, car il y a peut-être des pauvres qui seraient bien heureux de l'avoir, n'est-ce pas, Maxime? Il y en a certainement, ma chère enfant. Mais comment veux-tu que je fasse? les pauvres n'entrent pas ici. Voyons, Hélène, confie-moi ce pain, et je le donnerai en ton nom au premier pauvre que je rencontrerai, veux-tu? Je crois bien! L'heure de la retraite a sonné: j'ai rompu le pain en deux morceaux que j'ai fait disparaître honteusement dans les poches de mon paletot. Cher Maxime! a repris l'enfant, à bientôt, n'est-ce pas? Tu me diras si tu as rencontré un pauvre, si tu lui as donné mon pain, et s'il l'a trouvé bon.

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Oui, Hélène, j'ai rencontré un pauvre, et je lui ai donné ton pain, qu'il a emporté comme une proie dans sa mansarde solitaire, et il l'a trouvé bon; mais c'était un pauvre sans courage, car il a pleuré en dévorant l'aumône de tes petites mains bien-aimées. Je te dirai tout cela, Hélène, car il est bon que tu saches qu'il y a sur la terre des souffrances plus sérieuses que tes souffrances d'enfant; je te dirai tout, excepté le nom du pauvre.

1 Voyez page 621, note 2.

ERCKMANN-CHATRIAN.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

ÉMILE ERCKMANN, né à Phalsbourg (Pfalzburg) en Lorraine,

en 1822, est le fils d'un libraire. Il fit des études assez irrégulières au collège de sa ville natale, et vint à Paris en 1842, pour commencer l'étude du droit, qu'il interrompit plusieurs fois, et qu'il finit par abandonner pour les lettres. En 1847 il se lia avec M. Chatrian.

ALEXANDRE CHATRIAN, né en 1826 au hameau de Soldatenthal, en Lorraine, appartient à une famille de commerçants. Après avoir fait quelques classes au collège de Phalsbourg, il fut envoyé en Belgique pour entrer dans le commerce, mais, tourmenté par le goût des travaux littéraires, il rentra, malgré sa famille, comme maître d'étude au collège de Phalsbourg. C'est là qu'il se lia avec M. Erckmann.

Les deux amis travaillèrent dès lors ensemble avec une telle unité de composition et de style que longtemps le public ne se douta pas que le double nom d'Erckmann-Chatrian, dont ils signèrent tous leurs livres, désignait deux écrivains différents. Du reste le début des jeunes auteurs fut obscur et pénible. Ce ne fut qu'en 1859 qu'ils commencèrent à être connus comme romanciers. Depuis ce temps une série d'ouvrages consacrés à la mise en scène des gloires et des revers militaires de la Révolution et de l'Empire et écrits d'une manière tout à fait originale ont rendu leurs noms extrêmement populaires. Parmi ceux de leurs ouvrages qui ont eu un grand et légitime succès, nous citons Madame Thérèse ou le Volontaire de 1792 (1863), Histoire d'un conscrit de 1813 (1864), Waterloo (1865), le Blocus, épisode de la fin de l'Empire (1867). dont nous reproduisons un fragment et l'Histoire du Plébiscite (1872).2 MM. Erckmann-Chatrian ont aussi abordé le théâtre. En 1869 ils ont donné le Juif polonais, représenté avec un grand succès au théâtre de Cluny. En 1876 et 1877 ils ont obtenu, malgré les efforts d'une cabale bonapartiste, un succès plus grand encore avec l'Ami Fritz, pièce tirée d'un roman qui porte le même nom. Après avoir duré plus de quarante ans la collaboration des deux écrivains cessa en 1889 à la suite d'une querelle littéraire. M. Chatrian est mort en 1890.

LE BLOCUS.3

Ce livre a l'attrait d'une narration historique et d'un roman à la fois. Les auteurs mettent le récit du siège de Phalsbourg, en 1814, dans la bouche du vieux juif Moïse, qui le fait à son ami Fritz. Je demeurais alors, dit Moïse, dans la petite maison qui fait le coin à droite de la halle: j'avais mon commerce de fer à la livre, en bas sous la voûte, et je restais au-dessus avec ma femme Sorlé (Sarah) et mon petit Sâfel." Pendant le siège, sa fille mariée Zeffen vient encore habiter avec eux. Lorsque les

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains.
2 Tous ces ouvrages ont paru à Paris, chez l'éditeur Hetzel.

a Blocus (prononcez: blo-kuce). investissement complet d'une place. C. Platz, Manuel de Littérature française. 10o éd.

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armées des alliés entrent en France, et que l'on entrevoit à Phalsbourg la probabilité d'un siège, le père Moïse conçoit l'idée d'une bonne spéculation. Sachant qu'une garnison assiégée a toujours grand besoin d'eau-de-vie, il écrit à Pézenas, en Languedoc, et fait une commande considérable d'espritde-vin. Nous y mettrons de l'eau nous-mêmes, dit-il. De cette façon le port coûtera moins que si nous faisions venir de l'eau-de-vie: car, ajoute-t-il judicieusement, on n'a pas besoin de payer le transport de l'eau, puisque nous en avons ici." Mais les semaines se passent, les Cosaques se montrent déjà aux environs de la ville, et la marchandise n'arrive pas. Le père Moïse est dans des inquiétudes mortelles.

L'EAU-DE-VIE ENLEVÉE AUX COSAQUES.

Vers les quatre heures, j'entendis quelqu'un monter notre escalier. E C'était un pas lourd, le pas d'un homme qui cherche son chemin en tâtonnant dans l'ombre.

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Zeffen et Sorlé se trouvaient dans la cuisine et préparaient le souper. Les femmes ont toujours quelque chose à se raconter entre elles qu'on ne doit pas entendre. J'écoute donc, et puis j'ouvre ente disant: Qui est là?" - „N'est-ce pas ici que demeure M. Moïse, marchand d'eau-de-vie?" me demande un homme en blouse et large feutre, son fouet pendu à l'épaule; enfin une grosse figure de roulier.1 En entendant cela, je devins tout pâle, et je répondis: Oui, je m'appelle Moïse. Que voulez-vous?" Il entre alors et tire de dessous sa blouse un gros portefeuille en cuir. Je le regardais tout tremblant. „Tenez, dit-il, en me remettant deux papiers: ma facture et ma lettre de voiture, voilà! C'est pour vous les douze pipes de trois-six3 de Pézenas?" „Oui, où sont-elles ?",Sur la côte de Mittelbronn, à vingt minutes d'ici, répondit-il tranquillement. Des Cosaques ont arrêté mes voitures, il a fallu dételer. Je me suis dépêché de venir en ville, par une poterne sous le pont."

Comme il parlait, les jambes me manquèrent; je tombai dans mon fauteuil sans pouvoir répondre un mot. Vous allez me payer le port, dit cet homme, et reconnaître la livraison." Alors je criai d'une voix désolée: „Sorlé! Sorlé!" Et ma femme accourut avec Zeffen. Le voiturier leur expliqua tout; moi je n'entendais plus rien, je n'avais plus que la force de crier: „Maintenant tout est perdu!.... Maintenant il faut payer sans avoir la marchandise!" Ma femme disait: „Nous voulons bien payer, monsieur, mais la lettre porte que les douze pipes seront rendues en ville." A la fin le voiturier répondit: „Je sors de chez le juge de paix. Avant de me présenter chez vous, j'ai voulu connaître mon droit; il m'a dit que tout est à votre charge,

1 Roulier, c'est-à-dire voiturier par terre, qui transporte des marchandises sur des chariots. On disait envoyer des marchandises par roulage ordinaire ou accéléré, comme on dit depuis l'établissement des chemins de fer: envoyer par petite vitesse, ou par grande vitesse.

2 On appelle pipes les futailles (tonneaux) employées pour les alcools, esprit-de-vin, eau-de-vie, etc.

Troix-six est un terme de commerce pour désigner l'esprit-de-vin à 36 degrés.

Poterne signifie une fausse porte, une galerie souterraine, ménagée dans une place forte pour faire des sorties, et qui conduit dans le fossé de la place.

même mes chevaux et mes voitures, entendez-vous? J'ai dételé mes chevaux et je me suis sauvé, c'est autant de moins sur votre compte. Voulez-vous régler, oui, ou non?" Nous étions comme morts d'épouvante, quand le sergent1 survint. Il avait entendu crier, et demanda: Qu'est-ce que c'est, père Moïse? Qu'avez-vous? Qu'est-ce que cet homme vous veut?" Sorlé, qui ne perdait jamais la tête, lui raconta tout, clairement et vite; il comprit aussitôt et s'écria: „Douze pipes de trois-six, ça fait vingt-quatre pipes de cognac. Quelle chance pour la garnison! quelle chance!"

„Oui, répondis-je, mais elles ne peuvent plus entrer, les portes de la ville sont fermées, et les Cosaques entourent les voitures."

„Plus entrer! cria le sergent en levant les épaules, allons done! Est-ce que vous prenez le gouverneur pour une bête? Est-ce qu'il ira refuser vingt-quatre pipes de bonne eau-de-vie, quand la garnison en manque? Est-ce qu'il va laisser cette aubaine aux Cosaques?... Madame Sorlé, payez le port hardiment, et vous, père Moïse, mettez votre capote et suivez-moi chez le gouverneur, avec la lettre dans votre poche. En route! Ne perdons pas une minute. Si les Cosaques ont le temps de mettre le nez dans vos tonneaux, vous y trouverez un fameux déficit, je vous en réponds." En entendant cela, je m'écriai: „Sergent, vous me sauvez la vie!" Et je me déépêchai de mettre ma capote. Sorlé me demanda: „Faut-il payer le port?","Oui! paye!" lui répondis-je en descendant, car il était clair que le roulier pourrait nous forcer.

I

Je descendis donc, l'esprit plein de trouble. Tout ce que je me rappelle de ce moment, c'est que le sergent marchait devant moi dans la neige, qu'il dit ensuite quelques mots au sapeur de planton à l'hôtel du gouverneur, et que nous montâmes le grand escalier à rampe de marbre.

En haut, sur la galerie entourée d'une balustrade, le sergent me dit: „Du calme, père Moïse. Sortez votre lettre et laissez-moi parler." En même temps, il frappait doucement contre une porte. „Entrez!" dit quelqu'un. Nous entrâmes. Le colonel Moulin, un gros homme en robe de chambre et petite calotte de soie, fumait sa pipe en face d'un bon feu. Il était tout rouge, et avait sur le marbre de la cheminée, à côté de la pendule et des vases de fleurs, un carafon de rhum et un verre à côté. „Qu'est-ce que c'est?" ditil, en se retournant. ,,Mon colonel, voici ce qui se passe, répondit le sergent; douze pipes d'esprit-de-vin sont arrêtées sur la côte de Mittelbronn, les Cosaques les entourent" . . . „Des Cosaques! s'écria le gouverneur, ils ont déjà franchi nos lignes?" "Oui, dit le sergent, c'est un hourra de Cosaques. Ils tiennent les douze pipes de trois-six, que ce patriote avait fait venir de Pézenas pour soutenir la garnison." ,,Quelques bandits, fit le gouverneur, des Voici la lettre," répondit le sergent en me la prenant

pillards!"
de la main.

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Le colonel jeta les yeux dessus et dit d'un ton brusque: „Sergent, vous allez prendre vingt-cinq hommes de votre compagnie. Vous irez au pas de course délivrer les voitures, et vous mettrez les chevaux du village en réquisition pour les amener en ville." Et

1 Le sergent Troubert qui logeait chez le juif Moïse.

comme nous voulions sortir: „Attendez, fit-il en allant à son bureau écrire quatre mots, voici l'ordre!"

Une fois dans l'escalier, le sergent me dit: „Père Moise, courez chez le tonnelier, on aura peut-être besoin de lui et de ses garçons. Je connais les Cosaques; leur première idée aura été de décharger les pièces, pour être plus sûrs de les garder. Qu'on apporte les cordes et les échelles. Moi, je vais à la caserne réunir mes hommes."

Alors je courus comme un cerf1 à la maison. J'étais indigné contre les Cosaques, et j'entrai prendre mon fusil et mettre ma giberne. J'aurais été capable de me battre contre une armée, je ne voyais plus clair. Sorlé et Zeffen me demandaient: „Qu'est-ce que c'est? Où vas-tu?" Je leur répondis: „Vous saurez cela plus tard!" Et je repartis chez Schweyer. Il avait deux grands pistolets d'arçon, qu'il passa bien vite dans la ceinture de son tablier, avec la hache; ses deux garçons, Nickel et Frantz, prirent l'échelle et les cordes, et nous courûmes à la porte de France.

Le sergent ne s'y trouvait pas encore: mais deux minutes après il descendait la rue du Rempart en courant, avec une trentaine de vétérans à la file, le fusil sur l'épaule. L'officier de garde à la poterne n'eut qu'à voir l'ordre pour nous laisser sortir, et quelques instants après nous étions dans les fossés de la place, derrière l'hôpital, où le sergent fit ranger ses hommes, en leur disant: C'est du cognac, vingt-quatre pipes de cognac! Ainsi, camarades, attention! La garnison est privée d'eau-de-vie, ceux qui n'aiment pas l'eau-de-vie n'ont qu'à se mettre derrière." Mais tous voulaient combattre au premier rang, ils riaient d'avance.

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Nous montâmes donc l'escalier, et l'on se remit en ordre dans les chemins couverts.3 Il pouvait être cinq heures. En regardant sur la pente des glacis, on voyait la grande prairie de l'Eichmatt et plus haut les collines de Mittelbronn, couvertes de neige. Le ciel était plein de nuages, et la nuit venait. Il faisait très froid. „En route!" dit le sergent. Et nous gagnâmes la chaussée. — Les vétérans, sur deux files, couraient à droite et à gauche, le dos rond, le fusil en bandoulière, ils avaient de la neige jusqu'aux genoux. Schweyer, ses deux garçons et moi, nous marchions derrière.

Au bout d'un quart d'heure, les vétérans, qui galopaient toujours, étaient déjà loin; nous entendions encore sauter leurs gibernes, mais bientôt ce bruit se perdit dans l'éloignement, et puis nous entendimes le chien des Trois-Maisons aboyer à sa chaîne. Le grand silence de la nuit nous donnait à réfléchir. Sans l'idée de mes eaux-de-vie, j'aurais repris la route de Phalsbourg, heureusement cette idée me dominait, et je disais: „Dépêchons-nous, Schweyer, dépêchons-nous!" ,,Dépêchons-nous! cria-t-il en colère, tu peux bien te dépêcher toi, pour rattraper ton esprit-de-vin; mais nous, est-ce que cela nous regarde? est-ce que notre place est sur

1 Prononcez: cère.

2 Moïse prend ses armes de garde national. C'était à son corps défendant qu'on l'avait fait entrer dans la garde bourgeoise de Phalsbourg

On appelle, dans une forteresse, chemins couverts les chemins qui longent le rempart et qui sont masqués par le glacis, car le glacis les couvre, c'est-à-dire les protège contre le feu de l'ennemi.

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