Page images
PDF
EPUB

OCTAVE FEUILLET.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

OCTAVE FEUILLET naquit en 1822 à Saint-Lô, en Normandie, où son père était secrétaire général de la préfecture. Il fit ses humanités au collège Louis-le-Grand, à Paris. Octave Feuillet se fit remarquer, dès 1848, par une série de nouvelles, de comédies et de comédies-proverbes qu'il publia dans différents journaux et revues, surtout dans la Revue des Deux Mondes. Imitateur, dans la première période de son activité littéraire, d'Alfred de Musset, dont il reproduisait la grâce recherchée sans tomber dans les mêmes excès, Octave Feuillet se fit peu à peu un genre à part.

Il arriva sur la scène littéraire au moment où la grande lutte entre les romantiques et les classiques était terminée, mais où le romantisme3 reflétait encore une partie de l'éclat dont il avait brillé. Son talent subit nécessairement l'influence de l'époque qui le vit éclore. Le romantisme expirant enseigna à Octave Feuillet l'élégance, l'amour des formes curieuses et originales, le dédain des formes vulgaires et communes; mais il le conduisit souvent aussi à l'oubli de la simplicité et du naturel et lui donna un style maniéré. Ces qualités et ces défauts des romantiques, il se les assimila; mais, après avoir rejeté tout ce que sa nature saine ne pouvait supporter, après s'être défait des excentricités paradoxales de la littérature romantique, il transporta, au moins pendant quelque temps, toute la poésie d'une littérature d'imagination dans la vie calme et morale, et employa son remarquable talent à lutter pour ce qui est éternellement vrai et beau. Les plus remarquables des pièces et comédies-proverbes d'Octave Feuillet sont: le Village, la Fée, le Cheveu blanc (1856), Dalila, drame en trois actes (1857), Montjoye (1863), la Belle au Bois dormant, drame en cinq actes (1865), le Cas de Conscience (1867), Julie (1869), l'Acrobate (1873), le Sphinx (1874), un Roman Parisien (1882).

Parmi ses romans, nous citons la Petite Comtesse (1856), le Roman d'un jeune homme pauvre (1858), qu'il porta plus tard sur le théâtre, Histoire de Sybille (1862), Monsieur de Camors et Julia de Trécœur (1871), dont il fit plus tard le drame le Sphinx.

En 1862, Octave Feuillet fut élu membre de l'Académie française en remplacement de Scribe. Il est mort en 1890.

I. DALILA.
(1857.)

Le titre allégorique de cette pièce en désigne l'idée fondamentale. Samson, dans l'Ancien Testament, est trahi par Dalila qui, gagnée par les présents des Philistins, lui coupe la longue chevelure dans laquelle résidait sa force et le livre ensuite à ses ennemis. Le Samson de la Bible périt, parce que son amour pour une femme lui fait abandonner le gage extérieur de la force surhumaine dont le Seigneur l'avait doué pour être l'appui de son peuple. Le héros de la pièce de Feuillet succombe, parce qu'il détruit lui-même le don divin de son D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains, et Émile Montégut, Octave Feuillet (article de la Revue des Deux Mondes, décembre 1858). 2 Voyez page 657. 3 Voyez l'article Victor Hugo, page 591 et 92.

1

génie, en s'abandonnant à une vie de désordre. Il trahit les serments qui le lient à sa fiancée, la fille de l'homme qui a développé et enrichi son talent par un enseignement consciencieux de plusieurs années, il sacrifie l'espoir d'un avenir honorable et heureux pour porter les chaînes honteuses d'une coquette sans cœur. Cette femme, une seconde Dalila, après avoir, dans des luttes stériles, dans de misérables agitations, usé la force de l'esprit de sa victime, après avoir tari la source de son talent, en corrompant et en desséchant son cœur, l'abandonne à son tour et le livre au désespoir et au remords.

Le chevalier Carnioli, diplomate italien, amateur enthousiaste de la musique, a découvert, dans un village de Dalmatie, un talent musical hors ligne, le jeune André Roswein, enfant du peuple qui, tout en gardant son troupeau, a révélé au voyageur son génie pour la musique en jouant du violon d'une main ignorante mais inspirée. Carnioli l'a emmené avec lui et l'a fait élever d'abord à Rome, puis à Naples. Bientôt les heureuses dispositions du jeune homme, développées par des maîtres habiles, promettent un compositeur et un poète à la fois. A Naples, le jeune artiste a reçu les leçons du plus célèbre maître de musique de cette capitale, le vieux Sertorius, qui habite avec sa fille Marthe une maisonnette, près du Pausilippe, sur le golfe de Naples et en vue du Vésuve. C'est dans l'intérieur de cette maisonnette que se passent les deux premières scènes que nous reproduisons du drame de Dalila. Le jeune compositeur vient d'achever son premier opéra, qui a été reçu au théâtre de San-Carlo, et qui va être joué le soir même.

ACTE I, SCÈNE I et II.

MARTHE. A propos, mon père, n'est-il pas étrange que nous n'ayons pas vu M. Roswein depuis plus de quinze jours?

SERTORIUS. Nullement, mon enfant. Il doit être dans le feu de ses répétitions. Poète et compositeur tout à la fois, ce n'est pas une mince besogne! . . . Pauvre André! voilà une rude épreuve pour sa santé de demoiselle!

MARTHE. Vous n'avez pas entendu dire qu'il fût malade?

SERTORIUS. Du tout... au contraire. Le chevalier Carnioli, qui faillit m'écraser hier sur le quai, me cria du haut de son char: Bonjour, maître... André va bien . . . Puis il ajouta quelques paroles que je n'entendis pas... c'est un tourbillon que ce Carnioli . . . Mais qu'as-tu donc, ma fille? tu sembles troublée inquiète .

MARTHE (prenant un journal sur la table). Vous n'avez pas lu ce journal, mon père? il annonce pour ce soir l'opéra de M. Roswein... SERTORIUS (vivement). Pour ce soir?... c'est impossible, Marthe. MARTHE. Voyez .. cela m'a préoccupée tout le jour.

[ocr errors]

SERTORIUS (lisant). Théâtre Saint-Charles. Ce soir, 15 mai, première représentation de la Prise de Grenade, opéra en trois actes, attribué pour les paroles et pour la musique au jeune maëstro dalmate André Roswein. La présence de la cour ajoutera à l'éclat de cette fête, impatiemment attendue par le monde entier des dilettanti. On sait que le maestro, déjà connu à Naples par plusieurs compositions transcendantes est l'élève favori du savant Sertorius.“ 15 mai... C'est ce soir en effet... Voilà ce qu'ajoutait Carnioli... Allons! c'est bien! (Il rend le journal à sa fille d'une main tremblante.) MARTHE. Il est à peine croyable, mon père, que M. André ne vous ait pas même envoyé un billet pour cette représentation?

SERTORIUS (avec amertume). Pourquoi donc? est-ce que tu n'as pas entendu? la cour y sera! qu'a-t-il besoin de nous? .. (n reprend le journal). Ah! le savant Sertorius! Oui, cela fait bien dans une réclame! mon élève favori! . . . sans doute!

reconnaissant! . . . cela va sans dire!

et

un tel

MARTHE. C'est une erreur de ce journal, mon père . . . excès de négligence vis-à-vis de vous, qui l'avez fait ce qu'il est, serait trop surprenant, trop indigne!

SERTORIUS. Surprenant! pas du tout. Indigne, c'est différent! (Avec une émotion croissante.) Oui, que cet enfant, que j'ai enrichi en peu d'années de toute la science d'une longue vie, dont j'ai fécondé le génie au feu le plus ardent de mon âme, à qui j'ai versé, pour ainsi dire, dans les veines le meilleur sang de mon cœur, que cet enfant, dès sa première heure de triomphe, dédaigne son vieux maître, le père de son esprit! et le laisse à la porte comme un valet à sa livrée oui, cela est indigne!... Pardon, ma fille, tu m'as vu supporter en riant bien des ingratitudes ... mais celle-ci ne me serait pas plus sensible quand la main d'un fils m'en aurait porté le coup oui, la main d'un fils! c'est la pure vérité! MARTHE (l'embrassant). Mon père, un peu de patience seulement, et tout s'expliquera pour le mieux, vous verrez.

[ocr errors]

SERTORIUS. Tout est expliqué, ma fille. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je connais cette espèce. (Il se lève et marche avec agitation.) Si les sept péchés capitaux ont besoin d'un blason, je me charge de le leur fournir: une plume et un pinceau, un ébauchoir et un archet! - Il semble véritablement, Marthe, qu'une sorte de malédiction pèse sur ce nom d'artiste dont s'affuble aujourd'hui tout ce qui défriche ou pille, à un titre quelconque, le champ de l'idéal... Voilà ce Roswein: si jamais visage humain porta l'empreinte d'une âme élevée, simple et loyale, c'est le doux et sévère visage de ce jeune homme. Eh bien! tu le vois, il n'a pas fait deux pas dans sa fatale carrière, qu'il se retourne et nous montre le front d'un traître; il faut, bon gré mal gré, qu'à la première page de sa vie d'artiste il inscrive une lâche action... il faut que l'enfant gagne ses éperons! - Ah! ma fille, il y a eu, tu le sais, dans ma vie un moment terrible: celui où tout près de recueillir dans l'applaudissement public le fruit de mes veilles enthousiastes, je sentis tout à coup mes doigts et mon cerveau même comme frappés de paralysie; cette timidité maladive, pétrifiante, qui me suivit partout où j'essayai, sous quelque forme que ce fût, de répandre au dehors les flots harmonieux qui bouillonnaient dans ma tête, ce mal bizarre et ridicule me plongea dans les derniers abîmes du désespoir .. Mais combien de fois depuis j'ai remercié Dieu de sa rigueur paternelle! combien je le bénis surtout aujourd'hui, dans la paix de ma conscience et dans la dignité de ma vieillesse! (Marthe lui a pris le bras et marche près de lui; après un silence, il reprend :) Quelle heure est-il donc,

mon enfant?

MARTHE. Voici l'Angelus qui sonne aux Camaldules.1

1 Le couvent des Camaldules (Camaldoli), le point de vue le plus beau des magnifiques environs de Naples, d'où l'on jouit d'un coup d'œil féerique sur la ville, le golfe, le Vésuve, Sorrente, Capri, etc.

SERTORIUS. L'Angelus... déjà! maintenant . . . tout est dit

Allons! il ne peut venir pour aujourd'hui et pour toujours, c'est un ingrat! (André Roswein entre sur ces mots et se jette dans les bras de Sertorius.)

ANDRÉ (l'embrassant avec force). Que vous ai-je fait? voyons, comment ai-je mérité cela? qui est-ce qui est injuste? qui est-ce qui est ingrat? Ah! Dieu! quel homme!

garçon

[ocr errors]

SERTORIUS. Allons! la paix! la paix! ne m'étouffe pas, mon je suis bien aise de te voir, mon ami . . . je suis enchanté de te voir, j'en conviens. C'est ce journal, cet imbécile de journal qui annonçait ton opéra pour ce soir . .

ANDRÉ. Mais il a raison.

SERTORIUS. Eh bien! mon enfant, tu m'avoueras, en ce cas-là, que j'avais quelque droit d'attendre aujourd'hui un message de ta part, et que, voyant approcher la nuit, j'étais fondé en quelque sorte à désespérer

ANDRÉ. Certainement, cher maître, j'aurais pu vous envoyer votre loge ce matin; mais je tenais à vous l'apporter moi-même et à vous embrasser une dernière fois avant la bataille ... A ma première minute de liberté, je suis accouru.

SERTORIUS. Bien, très bien, André, n'en parlons plus . . . J'ai eu tort . . Ah çà! c'est donc pour ce soir, sérieusement?

ANDRÉ. Très sérieusement.

[ocr errors]
[ocr errors]

sais-tu que c'est

Il rit, Marthe, ma

SERTORIUS (se frottant les mains, avec jovialité). Diantre! oh! oh!... Mais dis-moi donc, jeune homme fort grave cela? . . . Et tu ris, je crois? parole d'honneur! Ces jeunes gens riraient à la bouche du canon! .. Mais, voyons, André, sois franc, quelle est ton impression réelle à l'approche de cette crise? Quel effet ressens-tu intérieurement? Le cœur bat-il un peu la chamade,1 hein, garçon?

ANDRÉ. Je suis dans un état singulier. Je m'entends parler et marcher, comme si je marchais et parlais sous une voûte d'une sonorité particulière. Quoique j'aie passé mes trois dernières nuits à refaire mon ouverture, il me semble que de ma vie je n'aurai besoin de dormir. Je me sens la légèreté d'un oiseau, et je ne sais pas pourquoi je ne m'envole pas, car j'ai une belle peur.

SERTORIUS. Or çà, que voulais-je donc te demander encore? ... Ah! que pensent-ils de ton œuvre, ces gens de théâtre?

ANDRÉ. Rien. Ils me le diront à minuit. Ah! cher maître, si vous aviez voulu me faire la grâce d'entendre une seule répétition, je serais plus tranquille; car, en vérité, c'est vous que je redoute bien plus que le public.

SERTORIUS. Mon ami, j'ai eu pour me refuser à ton désir plusieurs raisons excellentes. D'abord mon appréciation, portant sur l'ensemble de l'œuvre, sera plus sûre, plus complète et te sera plus profitable. Ensuite, j'ai pu en toute conscience déclarer à droite et à gauche que je ne connaissais pas une seule note de ton opéra,

1 La chamade est le signal que les assiégés donnent avec le tambour, la trompette, le plus souvent en arborant un drapeau blanc, pour avertir qu'ils veulent parlementer. Au figuré battre la chamade veut dire avoir peur.

de sorte que personne n'aura le droit d'associer mon nom au tien, et de dire, je suppose: Sertorius par-ci. . . Sertorius par-là, ce qui aurait pu te blesser et entamer ta couronne.

ANDRÉ. Ma couronne! que Dieu vous entende! car, si je tombe, je suis mort!

SERTORIUS. Allons, Roswein, point de cela! point de faiblesse, mon enfant! que diable! on tombe et on se relève. D'ailleurs, quoi? mets les choses au pire: t'arrivera-t-il jamais rien qui approche de ce que j'ai éprouvé, moi qui te parle? ... Figure-toi done, André, cette immense salle de l'ancien Opéra de Vienne remplie jusqu'au comble et au premier rang la cour impériale d'Autriche, qui vaut bien, je crois, ta petite cour de Naples: j'arrive, mon violoncelle à la main; un silence imposant se fait dans l'assemblée; je m'assieds; je place mon archet... puis je prétends préluder .. Oh! Dieu puissant! mes doigts sont de fer . . . mon bras est inerte! On murmure dans l'assistance c'était naturel . . . Je veux parler, et je demeure là, bouche béante, immobile, glacé, stupide, pareil à la femme de Loth! Les huées éclatent, et l'on m'emporte évanoui! Voilà, mon garçon, ce qu'on peut appeler une chute, et cependant, tu le vois, je n'en suis pas mort, bien que le seul souvenir de cet instant me fasse perler la sueur à la racine des cheveux.

[ocr errors]

MARTHE. Est-ce pour le rassurer, mon père, que vous lui contez

cela?

SERTORIUS (riant). Sans doute: c'est pour l'aguerrir! . . . Allons! (Il le secoue.) Courage, grand homme!... Et à quelle heure commence-t-on?

ANDRÉ. A neuf heures. Vous avez encore une heure et demie. Tenez, pendant que j'y songe, voici votre loge: il y a une place pour Gertrude.

SERTORIUS. Ah! tu as pensé à la vieille Gertrude! Entends-tu, Marthe? il a pensé à la vieille Gertrude . . . Tu dis à neuf heures, mon ami?

ANDRÉ. Oui, maître. Je suis venu dans une voiture à trois places dont je vous prie de disposer . . car moi, je dois attendre ici le chevalier Carnioli qui est allé porter un billet dans les environs, chez la princesse . je ne sais comment, et qui m'a

promis de me prendre en revenant.

SERTORIUS. Ah! . . . à propos, comment supporte-t-il cette circonstance, ton Carnioli?

ANDRÉ. Oh! convulsivement: il rit aux éclats, et rugit comme un tigre; il danse, il chante, il interpelle les passants, il invoque le ciel, il menace le public . . . C'est un drame, une comédie et un ballet tout à la fois... Il a passé ces trois nuits dans ma chambre à copier les parties et à me faire du café, m'appelant tantôt son âme et sa vie, tantôt misérable faquin, suivant le style mélangé que vous lui connaissez . . . Ah! le terrible protecteur! . . . mais il a beau faire, je ne puis oublier que, sans lui, je garderais encore, à l'heure qu'il est, des chèvres dans mes montagnes.

SERTORIUS. Cela est vrai. Tu lui dois beaucoup. Il a tiré le bloc de la carrière. Il s'entend d'ailleurs à la musique, on ne peut

« PreviousContinue »