Page images
PDF
EPUB

GEORGE. Je suis allé chez vous, mais sans être reçu.

L'HOMME D'ÉTAT. Ah! que je suis fâché de ne pas l'avoir su!

Puis-je vous être bon, mon cher, à quelque chose?

GEORGE. Oui, c'est même sur vous que mon espoir repose.
L'HOMME D'ÉTAT (d'un air distrait). Il se pourrait?

GEORGE. Jadis, vous m'aviez proposé

Certaines fonctions qu'alors je refusai;

Mais la façon de voir change avec la fortune,

Et votre offre, à présent, serait fort opportune.

L'HOMME D'ÉTAT. Eh! mon cher, il fallait venir plus tôt à moi. Tout le monde aujourd'hui veut avoir un emploi;

Dès qu'un poste est vacant, tant de gens le demandent,

Que les mieux appuyés depuis longtemps attendent.

GEORGE. C'est-à-dire, monsieur, qu'il n'y faut plus penser? L'HOMME D'ÉTAT (froidement). Plus tard, nous tâcherons. Nous pourrons vous placer.

Nous verrons, en dehors de la voie ordinaire,

A vous faire d'emblée, expéditionnaire.

L'homme d'État sorti, George voit entrer plusieurs des anciens créanciers de son père, les mêmes qu'on a vus au second acte.

SCÈNE IV.

GEORGE. Essayons, à présent, de la reconnaissance.

1er CRÉANCIER. Bel hôtel!

2me CRÉANCIER. Des salons splendides!

3me CRÉANCIER. Seigneur Dieu!

L'éclairage du bal n'a pas dû coûter peu.

(Le 4me créancier, qui était à la table de jeu, à gauche, se lève, le 3me créancier vient vers lui, en le saluant.)

2me CRÉANCIER. Du prix de cette fête on aurait une terre.

LE VIEUX MONSIEUR. Ce luxe ne sied pas chez un simple notaire. Les bourgeois, au vieux temps, n'avaient pas ce travers

De donner de grands bals, comme des ducs et pairs,

Les rangs étaient gardés; on voyait d'habitude

Le marchand au comptoir, le notaire à l'étude,'

Et chacun, conformant ses goûts à son état,

Laissait aux grands seigneurs le luxe et l'apparat.
Les révolutions ont tout mis en déroute,

Et de là vient, monsieur, que l'on fait banqueroute.
GEORGE (s'approchant). Bonjour, messieurs.

(Tous se lèvent. On le salue.) Eh bien? Vous n'avez rien perdu? 1er CRÉANCIER. Non, non. On m'a payé tout ce qui m'était dû. 2me CRÉANCIER. Tout à l'heure, monsieur, nous en parlions encore, Et nous disions combien ce trait-là vous honore.

GEORGE. Je vois avec plaisir que vous n'oubliez pas.

1er CRÉANCIER. Vous n'avez point, monsieur, affaire à des ingrats. GEORGE. Puisque vous me montrez une amitié si grande, Je n'hésite donc plus à faire ma demande.

(On se range en demi-cercle autour de lui.)

1 D'emblée veut dire: du premier coup. 2 Voyez page 697.

Dans les biens de mon père est un nouveau moulin,
Qu'il avait inventé pour du papier sans fin;
On va vendre à bas prix cette usine inactive,
Qu'un bras laborieux rendrait fort productive.
Si vingt-cinq mille francs pouvaient m'être prêtés
Par vous, chacun prêtant selon ses facultés,
J'achèterais l'usine, et foi de galant homme!

Je vous rembourserais en deux ans cette somme.
Un des créanciers s'esquive doucement.

(Silence.

[ocr errors]

Les autres sont

retenus par la présence de George, qui se trouve entre eux et la
porte. Le vieux monsieur va s'asseoir. Au premier créancier:)

En toute occasion, je peux, m'avez-vous dit,
User de votre bourse ou de votre crédit?

1er CRÉANCIER. Sans doute, cher monsieur, et vous ne sauriez croire Combien je vous sais gré d'avoir tant de mémoire.

Mais ne vouliez-vous pas cultiver les beaux-arts,
Peindre, animer la toile, exposer aux regards . .
GEORGE. J'envisageais ce but; mais je n'y puis atteindre,
Et n'ai pas le talent qu'il faut pour oser peindre.
1er CRÉANCIER. Vous ne vous rendez pas justice.

GEORGE. Mon Dieu! si.

Les marchands de tableaux me jugent bien ainsi. 1er CRÉANCIER. Ce sont des ânes.

GEORGE. Non. L'intérêt est bon juge: Je les crois, et je cherche un plus humble refuge. Le métier qu'on fait bien est toujours le meilleur: Bon papetier vaut mieux que mauvais barbouilleur.

1er CRÉANCIER (avec feu). Vous avez tort, monsieur; c'est une félonie Que de se dérober à la voix du génie.

Je suis artiste, moi; j'adore les tableaux;

Les vôtres que j'ai vus, me paraissent fort beaux.
Oh! les beaux-arts! Laisser une illustre mémoire!
Suivez, suivez la voie où vous attend la gloire,
Et je suis sûr qu'un jour vous me remercîrez
De ce conseil d'ami, que vous apprécîrez.

(Il lui serre la main, et s'en va.)

GEORGE. Fort bien. Et vous, monsieur?

3me CRÉANCIER. Je connais cette usine,

Sotte acquisition, monsieur! C'est la ruine.
Vous y mangeriez tout, et nous ne devons pas
Vous fournir les moyens d'être en ce mauvais cas.
Pour tout autre projet je tiens ma bourse prête;
Car votre intérêt seul en ce moment m'arrête.

GEORGE. Bien obligé.

(I salue George, et s'en va.)

4me CRÉANCIER. Fi donc! le ladre1 s'est enfui.

C'est honteux! Si j'étais aussi riche que lui,

Vous verriez. (Il s'en va).

1 Ladre, qui signifie proprement lépreux, attaqué de la lèpre, se dit familièrement d'un homme excessivement avare.

GEORGE (à part). Est-ce assez de refus que j'affronte! Suis-je rassasié de dévorer ma honte!

Va, mendiant! poursuis l'épreuve jusqu'au bout.

Le pauvre n'a pas droit d'écouter son dégoût.

Au 2me créancier, qui se dispose à sortir avec les autres.

Ce serait, disiez-vous, vous faire un tort extrême,

Si j'employais jamais un autre que vous-même.

2me CRÉANCIER (avec désolation). Sot que je suis! Combien je dois

me repentir!

Je manque cet honneur, pour avoir fait bâtir.
J'ai moi-même besoin d'emprunter: impossible!
Les temps sont si mauvais!

5me CRÉANCIER. Ah!

6me CRÉANCIER. Ah!

2me CRÉANCIER. C'est terrible!

Voilà ce que l'on gagne à bâtir des maisons!
Vous n'imaginez pas ce qu'on donne aux maçons.
On a beau calculer et régler la dépense,

Toujours les déboursés vont plus loin qu'on ne pense.
Puis, l'entretien ! On est dévoré par les frais.

(Solennellement.)

Voulez-vous un conseil? Ne bâtissez jamais.

-

(Il sort. Tout le monde sort, à l'exception du vieux monsieur.) LE VIEUX MONSIEUR(s'approchant de George, à qui il présente la main.) Écoutez: vous avez mon estime, jeune homme.

GEORGE. Quoi! monsieur, vous voulez m'avancer cette somme?
LE MONSIEUR. Hein? Je suis un peu sourd; c'est un effet des ans.
GEORGE. Est-ce pour vous moquer?

LE MONSIEUR. Si; quelquefois j'entends.
Bonsoir. Continuez d'être un jeune homme honnête:
On est fort, lorsqu'on a la conscience nette. (Il sort).
GEORGE. Et les poches aussi. Bien! riez-vous de moi,
Faquins! Je fus bien sot de vous payer, ma foi;
Cependant il faut vivre! oui, mais comment? que faire?
Je ne vois nul moyen de me tirer d'affaire.

J'ai cru la chose aisée, et j'étais un de ceux
Pour qui les indigents sont tous des paresseux.
On ne meurt pas de faim, disais-je: et je soupçonne
Que j'en pourrais mourir, sans émouvoir personne.

George, cédant au désespoir, commence à se repentir de sa belle action et à prêter l'oreille aux insinuations d'un capitaliste qui lui conseille une action peu délicate. Son ami Rodolphe vient à temps l'arrêter sur la pente et le ramener dans la bonne voie. A la fin tout tourne bien. A l'aide d'un emprunt que le notaire lui procure, George fait valoir l'usine qui lui restait de l'héritage paternel. A force de travail il arrive à une modeste aisance et épouse la sœur de sa première fiancée.

1 Faquin (de l'italien facchino) est un terme de mépris pour désigner un homme qui fait des actions basses.

AUGIER.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

ÉMILE AUGIER naquit en 1820 à Valence, en Dauphiné. Ses

études classiques terminées, il commença à faire son droit; mais bientôt la passion des vers, qui l'avait tourmenté dès le collège, l'emporta. En 1844, il donna sa première comédie en vers, la Ciguë, qui eut une grande vogue au théâtre de l'Odéon. Cette pièce est, sous la forme d'un élégant tableau des mœurs antiques, une haute leçon de morale donnée à l'indifférence égoïste et à la vieillesse prématurée de beaucoup de jeunes gens de notre époque. Nous reproduisons une scène de cette comédie, qui, comme œuvre d'art, passe encore aujourd'hui pour une des meilleures pièces du poète. Cependant il ne sut pas plus que Ponsard inspirer au public français du goût pour la reproduction des mœurs antiques sur le théâtre moderne. En 1848, Augier donna au Théâtre-Français l'Aventurière, comédie en vers qui, profondément remaniée en 1860, eut un grand et légitime succès. En 1849, il fit représenter au Théâtre-Français Gabrielle, comédie en cinq actes et en vers, qui était en même temps une œuvre morale et qui fut couronnée comme telle par l'Académie française.

3

Après un essai peu réussi dans le genre du drame proprement dit, Augier revint à la comédie et fit représenter, en 1853, d'abord une comédie en vers, Philiberte, charmante pièce de genre où la grâce des détails supplée au vide de l'intrigue, puis, en collaboration avec Jules Sandeau, la Pierre de touche, comédie en cinq actes et en prose, et en 1855, avec le même collaborateur, le Gendre de M. Poirier, comédie de caractère, espèce de Bourgeois gentilhomme et de George Dandin* moderne. Cette pièce châtie, avec une grande verve comique, les travers de la noblesse vaniteuse et ruinée et les ridicules mesquins de la bourgeoisie enrichie. Nous l'analysons en partie, et nous en reproduisons plusieurs scènes. En 1858, la même année où il fut élu membre de l'Académie française, Augier donna une nouvelle comédie en cinq actes et en vers, la Jeunesse, dont les situations, les sentiments et le langage ont paru avoir une grande analogie avec l'Honneur et l'Argent de Ponsard, puis, en collaboration avec M. Foussier, les Lionnes pauvres, une des conceptions dramatiques les plus fortes, mais aussi les plus hardies de notre temps. A cette époque et par cette pièce, Augier entre dans une nouvelle voie: c'est la satire sociale sous la forme dramatique qu'il adopte définitivement pour son genre. En 1861, il fit représenter sur le Théâtre-Français les Effrontés, œuvre hardie qui fut très vivement discutée par la critique, mais qui obtint un succès bruyant et prolongé. En 1862, il donna à cette pièce une suite, un pendant plus téméraire encore, dans le Fils de Giboyer, comédie qui eut à Paris, pendant six mois, la vogue la plus soutenue, souleva les orages les plus violents et donna naissance à un grand nombre de brochures pour l'attaquer ou la défendre.

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains.

2 Voyez page 688. 3 Voyez page 666. 4 Voyez page 107.

Nous essayons de faire connaître ces deux pièces à nos lecteurs par une courte analyse du principal caractère et par la reproduction d'une scène des Effrontés.

En 1864, Émile Augier donna, au Théâtre-Français, Maître Guérin et, en 1866, à l'Odéon, la Contagion, deux comédies en prose d'un intérêt soutenu, dont la première surtout eut un grand succès, mais qui sont loin d'avoir la haute portée des pièces dont nous venons de parler. Un succès plus décisif fut celui qu'obtint, en 1868, au Théâtre-Français, Paul Forestier, comédie en vers. C'est un grand drame à passions où, malgré l'élément poétique et le dénoûment moral, l'auteur a atteint les limites de la hardiesse que comporte la mise en scène d'une situation immorale. En 1873, Augier donna au Théâtre-Français, en collaboration avec Sandeau, un drame en cinq actes, intitulé Jean de Thommeray, et en 1878 les Fourchambault, comédie en trois actes. Il est mort au mois de novembre 1889.

LA CIGUË.

La scène est à Athènes, dans la maison de Clinias. Le théâtre représente une chambre avec des meubles antiques; à la gauche du spectateur une table chargée de flacons et de fruits. Clinias et ses amis Cléon et Pâris, tous trois couchés sur des lits de repos autour de la table. Acte I, Scène I.

PARIS (après un silence de quelques secondes).

Quoi! ne trouvons-nous rien à dire en nos cervelles?
Entre trois?

CLÉON. Voulez-vous apprendre les nouvelles?
Périclès.

PARIS. Périclès! A l'autre maintenant!
CLEON. A fait accroire au peuple.

PARIS. O l'homme surprenant,

Qui s'inquiète encor de la chose publique,
Et croit nous divertir par de la politique!
CLÉON. Laisse-moi t'achever brièvement

PARIS. Merci;

Je ne veux pas savoir ce qu'on fait hors d'ici.
Buvons à nos amours!

CLINIAS. Toujours la même histoire!

D'amours, je n'en ai pas.

PARIS. Eh bien! buvons pour boire.

CLINIAS. Je n'ai pas soif.

PARIS. Ni moi. Mais la belle raison!

La soif vient en buvant lorsque le vin est bon.

Et toi, Cléon, non plus?
Foin des fronts soucieux

Oh! les joyeux convives!
et des coupes oisives!

Je boirai donc tout seul. (Après avoir bu.) Généreuse liqueur! Ton vin, ô Clinias, est bon comme ton cœur.

CLÉON. Heureux qui peut en dire autant, et sans blasphème, Pour le vin qu'il déguste ou pour l'ami qu'il aime.

PARIS. Certes! nous possédons tous trois ce bonheur-là. L'existence superbe et douce que voilà! . . .

1 Foin, exclamation qui exprime le dédain. C. Platz, Manuel de Littérature française. 109 éd.

45

« PreviousContinue »