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sommes en passe de l'être,1 et nous avons une amie particulière qui nous a promis d'amener ici tous ces messieurs du Recueil des pièces choisies.? CATHOS. Et certains autres qu'on nous a nommés aussi pour être les arbitres souverains des belles choses.

MASCARILLE. C'est moi qui ferai votre affaire mieux que personne: ils me rendent tous visite; et je puis dire que je ne me lève jamais sans une demi-douzaine de beaux esprits.

MADELON. Eh! mon Dieu, nous vous serons obligées de la dernière obligation, si vous nous faites cette amitié; car enfin il faut avoir la connaissance de tous ces messieurs-là, si l'on veut être du beau monde. Ce sont ceux qui donnent le branle à la réputation dans Paris; et vous savez qu'il y en a tel dont il ne faut que la seule fréquentation pour vous donner bruit de connaisseuse, quand il n'y aurait rien autre chose que cela. Mais pour moi, ce que je considère particulièrement, c'est que, par le moyen de ces visites spirituelles, on est instruite de cent choses qu'il faut savoir de nécessité, et qui sont de l'essence d'un bel esprit. On apprend par là chaque jour les petites nouvelles galantes, les jolis commerces de prose et de vers. On sait à point nommé: »Un tel a composé la plus jolie pièce du monde sur un tel sujet; une telle a fait des paroles sur un tel air; celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance; celui-là a composé des stances sur une infidélité; monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain à mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les huit heures; un tel auteur a fait un tel dessein; celui-là en est à la troisième partie de son roman; cet autre met ses ouvrages sous la presse. « C'est là ce qui vous fait valoir dans les compagnies;5 et si l'on ignore ces choses, je ne donnerais pas un clou de tout l'esprit qu'on peut avoir.

CATHOS. En effet, je trouve que c'est renchérir sur le ridicule, qu'une personne se pique d'esprit et ne sache pas jusqu'au moindre petit quatrain qui se fait chaque jour; et pour moi, j'aurais toutes les hontes du monde, s'il fallait qu'on vint à me demander si j'aurais vu quelque chose de nouveau que je n'aurais pas vu.

MASCARILLE. Il est vrai qu'il est honteux de n'avoir pas des premiers tout ce qui se fait; mais ne vous mettez pas en peine: je veux établir chez vous une Académie de beaux esprits, et je vous promets qu'il ne se fera pas un bout de vers dans Paris que vous ne sachiez par cœur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m'en escrime un peu quand je veux; et vous verrez courir de ma façon, dans les belles ruelles de Paris, deux cents

1 Être en passe veut dire: être sur le point de réussir. Passe s'appelle proprement au jeu de mail ou de billard une porte ou un arc de fer, par où la bille doit passer.

2 Publication périodique, à laquelle collaboraient surtout les habitués de l'hôtel de Rambouillet: Voiture, Benserade, Chapelain, etc.

3 Variante: eux. On dit aujourd'hui: mettre sous presse, sans article. 5 On dirait aujourd'hui: en société.

• Quatrain, pièce de quatre vers; tercet, pièce de trois vers.

7 Aujourd'hui on dit plus volontiers: de ne pas avoir.

8 On dirait aujourd'hui dans les salons. La ruelle est proprement la place qui reste entre le mur et le lit. Du temps de Molière, il était d'usage de recevoir dans la chambre à coucher; la société se réunissait autour d'une sorte de lit paré où était assise la dame de la maison.

chansons, autant de sonnets,1 quatre cents épigrammes et plus de mille madrigaux,2 sans compter les énigmes et les portraits.3

MADELON. Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits; je ne vois rien de si galant que cela.

MASCARILLE. Les portraits sont difficiles, et demandent un esprit profond: vous en verrez de ma manière qui ne vous déplairont pas. CATHOS. Pour moi, j'aime terriblement les énigmes.

MASCARILLE. Cela exerce l'esprit, et j'en ai fait quatre encore ce matin, que je vous donnerai à deviner.

MADELON. Les madrigaux sont agréables, quand ils sont bien tournés. MASCARILLE. C'est mon talent particulier; et je travaille à mettre en madrigaux toute l'histoire romaine.4

MADELON. Ah! certes, cela sera du dernier beau.5 J'en retiens un exemplaire au moins, si vous le faites imprimer.

MASCARILLE. Je vous en promets à chacune un,. et des mieux reliés. Cela est au-dessous de ma condition; mais je le fais seulement pour donner à gagner aux libraires qui me persécutent.

MADELON. Je m'imagine que le plaisir est grand de se voir imprimé. MASCARILLE. Sans doute. Mais à propos, il faut que je vous die un impromptu que je fis hier chez une duchesse de mes amies que je fus visiter; car je suis diablement fort sur les impromptus. CATHOS. L'impromptu est justement la pierre de touche de l'esprit. MASCARILLE. Ecoutez donc.

MADELON. Nous y sommes de toutes nos oreilles.

MASCARILLE.

Oh, oh! je n'y prenais pas garde:

Tandis que, sans songer à mal, je vous regarde,
Votre ail en tapinois me dérobe mon cœur.

Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur! CATHOS. Ah! mon Dieu! voilà qui est poussé dans le dernier galant. MASCARILLE. Tout ce que je fais a l'air cavalier; cela ne sent point le pédant.

MADELON. Il en est éloigné de plus de deux mille lieues.

MASCARILLE. Avez-vous remarqué ce commencement, oh, oh! Voilà qui est extraordinaire: oh, oh! Comme un homme qui s'avise tout d'un coup: oh, oh! La surprise, oh, oh!

MADELON. Oui, je trouve ce oh, oh! admirable.
MASCARILLE. Il semble que cela ne soit rien.

1 Sonnet (de l'italien sonetto, diminutif du latin sonus), petit poème de 14 vers partagés en deux quatrains sur deux rimes, et en deux tercets. L'idée qui termine le sonnet doit avoir quelque chose de piquant, de relevé et de gracieux. 2 Compliments en vers.

3 Bien entendu portraits écrits en prose ou en vers.

On a dit par erreur que ce trait d'une histoire en madrigaux était une allusion au poète Benserade, qui mit en rondeaux (petites pièces de quatorze vers) les Métamorphoses d'Ovide; car l'ouvrage de Benserade ne parut qu'en 1676, et la comédie des Précieuses est de 1659.

5 C'est du dernier beau, c'est de la dernière beauté, perfection, etc., locutions créées par les précieuses et qui sont restées en usage.

Le subjonctif que je die, au lieu de que je dise, était fort usité dans la première moitié du 17° siècle; non-seulement en vers, mais aussi en prose. C'est au temps de Molière qu'il commence à vieillir: le poète le tourne en ridicule dans les Femmes savantes; voyez p. 120 et 121 de ce Manuel.

CATHOS. Ah! mon Dieu, que dites-vous? Ce sont là de ces sortes de choses qui ne se peuvent payer.

MADELON. Sans doute; et j'aimerais mieux avoir fait ce oh, oh! qu'un poème épique.

MASCARILLE. Tudieu! vous avez le goût bon.

MADELON. Eh! je ne l'ai pas tout à fait mauvais.

MASCARILLE. Mais n'admirez-vous pas aussi je n'y prenais pas garde? je n'y prenais pas garde, je ne m'apercevais pas de cela: façon de parler naturelle: je n'y prenais pas garde. Tandis que sans songer à mal, tandis qu'innocemment, sans malice, comme un pauvre mouton; je vous regarde, c'est-à-dire, je m'amuse à vous considérer, je vous observe, je vous contemple; votre ail en tapinois . . . Que vous semble de ce mot tapinois? n'est-il pas bien choisi?

CATHOS. Tout à fait bien.

MASCARILLE. Tapinois, en cachette: il semble que ce soit un chat qui vienne de prendre une souris: tapinois.

MADELON. Il ne se peut rien de mieux.

MASCARILLE. Me dérobe mon cœur, me l'emporte, me le ravit. Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur!

Ne diriez-vous pas que c'est un homme qui crie et court après un voleur pour le faire arrêter?

Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur!

MADELON. Il faut avouer que cela a un tour spirituel et galant. MASCARILLE. Je veux vous dire l'air que j'ai fait dessus.

CATHOS. Vous avez appris la musique?

MASCARILLE. Moi? Point du tout.

CATHOS. Et comment donc cela se peut-il?

MASCARILLE. Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris.

MADELON. Assurément, ma chère.

MASCARILLE. Écoutez si vous trouverez l'air à votre goût. Hem, hem, la, la, la, la, la. La brutalité de la saison a furieusement outragé la délicatesse de ma voix, mais il n'importe, c'est à la cavalière. (Il chante.)

Oh, oh! je n'y prenais pas garde, etc.

CATHOS. Ah! que voilà un air qui est passionné! Est-ce qu'on n'en meurt point?

MADELON. Il y a de la chromatique1 là-dedans.

MASCARILLE. Ne trouvez-vous pas la pensée bien exprimée dans le chant? Au voleur, au voleur, au voleur! Et puis, comme si l'on criait bien fort, au, au, au, au, au, voleur! Et tout d'un coup, comme une personne essoufflée, au voleur!

MADELON. C'est là savoir le fin des choses, le grand fin, le fin du fin. Tout est merveilleux, je vous assure; je suis enthousiasmée de l'air et des paroles.

CATHOS. Je n'ai encore rien vu de cette force-là.

MASCARILLE. Tout ce que je fais me vient naturellement, c'est sans étude.

1 Il y a de la chromatique (aujourd'hui on dit: du chromatique) dans cette musique signifie: cette musique monte ou descend en demi-tons. Chromatique vient du grec zqua, couleur; le nom vient de ce que les demi-tons sont en musique analogues à ce que la gradation des couleurs est en peinture.

MADELON. La nature vous a traité en vraie mère passionnée, et vous en êtes l'enfant gâté.

MASCARILLE. A quoi donc passez-vous le temps?

CATHOS. A rien du tout.

MADELON. Nous avons été jusqu'ici dans un jeûne effroyable de divertissements.

MASCARILLE. Je m'offre à vous mener l'un de ces jours à la comédie, si vous voulez; aussi bien, on en doit jouer une nouvelle que je serai bien aise que nous voyions ensemble.

MADELON. Cela n'est pas de refus.

MASCARILLE. Mais je vous demande d'applaudir comme il faut, quand nous serons là; car je me suis engagé de1 faire valoir la pièce, et l'auteur m'en est venu prier encore ce matin. C'est la coutume ici qu'à nous autres gens de condition les auteurs viennent lire leurs pièces nouvelles, pour nous engager à les trouver belles, et2 leur donner de la réputation; et je vous laisse à penser si, quand nous disons quelque chose, le parterre ose nous contredire! Pour moi, j'y suis fort exact; et, quand j'ai promis à quelque poète, je crie toujours: >Voilà qui est beau!« devant que les chandelles soient allumées.

MADELON. Ne m'en parlez point: c'est un admirable lieu que Paris; il s'y passe cent choses tous les jours qu'on ignore dans les provinces, quelque spirituelle qu'on puisse être.

La conversation est en bon train, lorsqu'on annonce le vicomte de Jodelet, c'est-à-dire l'autre laquais habillé en seigneur. Il est encore plus extravagant que son camarade; les deux demoiselles sont au comble de la joie de posséder deux beaux esprits à la mode. Elles permettent que Mascarille et Jodelet fassent venir des musiciens et leur donnent un petit bal improvisé. Au milieu du divertissement entrent les deux prétendants éconduits, chacun un bâton à la main. Mascarille, se sentant battre, crie à son maître: Ahi, vous ne m'aviez pas dit que les coups en seraient aussi." Le mystère est éclairci, et la pièce finit par la confusion des deux précieuses.

II. LE MISANTHROPE.

(1666.)

L'action du Misanthrope est extrêmement simple. Ce qui fait le principal charme de cette pièce, c'est l'admirable portrait du personnage principal et de la haute société du temps de Louis XIV. Les caractères y sont peints avec une grande vérité et dans le plus beau langage.

Célimène est une jeune veuve très coquette et entourée d'adorateurs. Elle ne peut pas se décider à les congédier, quoiqu'elle accueille favorablement l'amour d'Alceste, le héros de la pièce. L'humeur chagrine et la brusque franchise de ce misanthrope sont, dans la première scène, mises en contraste avec l'indulgence et la prudente réserve de son ami Philinte. La visite d'Oronte, courtisan qui se croit poète, va mettre la franchise d'Alceste à une rude épreuve.

1 Aujourd'hui engager à. 2 Aujourd'hui on répéterait la préposition. 3 Avant et devant n'étaient originairement que deux formes du même mot: c'est au siècle de Louis XIV que l'usage s'est fixé sur leur différence et que l'on a cessé d'employer devant en parlant du temps. Non-seulement Molière, mais encore Pascal, Bossuet et La Fontaine l'emploient ainsi. Au lieu de avant que, ces auteurs disent quelquefois devant que, conjonction qui a disparu depuis le 17° siècle.

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ORONTE (à Alceste). J'ai su là-bas que, pour quelques emplettes. Éliante est sortie, et Célimène aussi;

Mais comme l'on m'a dit que vous étiez ici,

J'ai monté pour vous dire, et d'un cœur véritable,1
Que j'ai conçu pour vous une estime incroyable,
Et que, depuis longtemps, cette estime m'a mis
Dans un ardent désir d'être de vos amis.2
Oui, mon cœur au mérite aime à rendre justice,
Et je brûle qu'un nœud d'amitié nous unisse:
Je crois qu'un ami chaud, et de ma qualité,
N'est pas assurément pour être rejeté.3

(Pendant le discours d'Oronte, Alceste est rêveur et semble ne pas entendre que c'est à lui qu'on parle. Il ne sort de sa rêverie que quand Oronte lui dit:)

C'est à vous, s'il vous plaît, que ce discours s'adresse.
ALCESTE. A moi, monsieur?

ORONTE. A Vous. Trouvez-vous qu'il vous blesse? ALCESTE. Non pas; mais la surprise est fort grande pour moi, Et je n'attendais pas l'honneur que je reçoi.4

ÖRONTE. L'estime où je vous tiens ne doit point vous surprendre. Et de tout l'univers vous la pouvez prétendre.

ALCESTE. Monsieur . .

ORONTE. L'État n'a rien qui ne soit au-dessous Du mérite éclatant que l'on découvre en vous. ALCESTE. Monsieur

6

ORONTE. Oui, de ma part, je vous tiens préférable

A tout ce que j'y vois de plus considérable.
ALCESTE. Monsieur . . .

ORONTE. Sois-je du ciel écrasé, si je mens!?

Et, pour vous confirmer ici mes sentiments,

Souffrez qu'à cœur ouvert, monsieur, je vous embrasse,

Et qu'en votre amitié je vous demande place.

1 On dirait aujourd'hui: D'un cœur véridique, d'un cœur sincère. L'adjectif véritable, qui a vieilli dans le sens de sincère, avait souvent cette valeur du temps de Molière.

"

2 L'estime qu'on a pour une personne ne met pas dans un ardent désir d'être de ses amis; elle donne ce désir, elle le fait naître, elle l'inspire" AUGER.

8 Nest pas assurément pour être rejeté, locution elliptique pour: n'est pas fait pour être rejeté. Ce tour n'est plus usité.

4 Reçoi, au lieu de reçois; v. page 15, note 3.

5 Aujourd'hui et en prose on dirait: l'estime que j'ai pour vous. Encore le poète dit-il l'estime où au lieu de l'estime dans laquelle. Molière a une grande aversion pour le pronom relatif lequel. Il emploie où toutes les fois qu'il s'agit d'exprimer la relation du datif ou de l'ablatif. 6 On dirait aujourd'hui: pour ma part.

7 Ordinairement et en prose on dit: Que je sois écrasé ou: Puissé-je être écrasé; mais l'imprécation, telle qu'elle se trouve dans Molière, a une force beaucoup plus grande que la formule ordinaire.

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