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jeune homme s'est présenté armé de ses droits, nous ne lui avons pas restitué loyalement son héritage! . . . Au lieu de nous retirer tête haute... nous avons obtenu qu'il consentit à nous garder chez lui! De votre fille qui ne savait rien... (Se retournant vers Bernard avec fierté) Qu'avez-vous dû penser de moi, monsieur? BERNARD. Ah! mademoiselle, le ciel m'est témoin

HÉLÈNE. Quand je vous ai tendu la main, vous croyant pauvre et déshérité. et plus tard . . et tout à l'heure encore (Avec égarement.) Oh! mon père, est-ce assez de honte?

LE MARQUIS. Ma fille, mon enfant, calme-toi, je ne voulais que ton bonheur.

HELENE (relevant la tête). Mon bonheur . . . et vous ne vous aperceviez pas que j'étais le prix d'un marché!

BERNARD. Non, mademoiselle, non.

HÉLÈNE. Et si monsieur de Vaubert ne fût venu à temps... Bien, monsieur de Vaubert, voici ma main. (Raoul s'approche d'elle.) BERNARD. O ciel!

RAOUL. Merci, mademoiselle.

HÉLÈNE. Allons, mon père, relevez-vous, la pauvreté n'a pas droit de mésalliance. Marquis de la Seiglière, reprenez la fierté de votre race. Partons, sortons d'ici. Mon père, appuyez-vous sur moi. Baron de Vaubert, emmenez votre femme. (La baronne et Destournelles paraissent au fond.)

SCÈNE IX.

DESTOURNELLES. Sa femme!

LA BARONNE (avec joie). J'en étais sûre!

RAOUL. Oui, ma mère, oui, embrassez votre fille.

BERNARD (à part). Ah! tout est perdu.

LA BARONNE. Chère Hélène... (Triomphante, bas au marquis.) Eh bien, mon vieil ami, était-il si facile de briser des liens aussi sacrés?

LE MARQUIS. Madame! (A part.) Que la peste l'étouffe,

elle et son fils!

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HÉLÈNE. Par pitié, monsieur de Vaubert, ne restons pas ici. LA BARONNE. Venez, nobles enfants. (Ils font un pas pour sortir.) DESTOURNELLES (s'avançant). Eh! non, madame; demeurez. Vous vous retiriez devant sa fortune, il n'a plus rien que son épée. HÉLÈNE. Que veut dire

RAOUL. Je ne comprends pas ...

LE MARQUIS. Oui, qu'est-ce que cela signifie?

DESTOURNELLES. Ce que cela signifie? monsieur le marquis... BERNARD. Monsieur Destournelles!

DESTOURNELLES. Oh! soyez tranquille, ce ne sera pas long, et je pars avec vous. Cela signifie que ce matin, quand j'allais chez maître Durousseau pour vous rendre à tous la vue ou la raison, ce brave garçon allait chez un notaire légaliser sa ruine et signer l'abandon de ses droits.

Tous. O ciel!

HÉLÈNE. Refusez, mon père, refusez.

DESTOURNELLES. Refuser!.... Est-ce que vous le pouvez maintenant? Vous avez accepté la donation du père. Personne au monde ne peut empêcher Bernard de ratifier ce que son père a fait.

LE MARQUIS. Cependant, monsieur . . .

DESTOURNELLES. Après cela, monsieur le marquis, si la possession de ce château embarrasse votre délicatesse, le domaine public s'en arrangera volontiers. Quant à moi, je sors d'ici pour n'y rentrer jamais; mais je ne partirai pas sans avoir soulagé mon cœur, sans vous avoir dit, madame la baronne, que si vous l'emportez, c'est en faisant votre malheur à tous: celui de monsieur le marquis, séparé pour jamais d'un compagnon qu'il aimait déjà comme son fils . . .

LE MARQUIS. C'est vrai.

DESTOURNELLES. Celui de vos enfants, que vous condamnez à des regrets éternels

RAOUL (regardant Hélène, qui tressaille). Des regrets! .

DESTOURNELLES. Le vôtre, enfin; oui, madame, le vôtre, car, sachez-le bien, vous n'aurez pas impunément désuni deux cœurs qui s'aiment pour river l'un à l'autre deux cœurs qui ne s'aiment pas. Et maintenant que j'ai tout dit, partons, monsieur Bernard.

HELENE (à part). Grand Dieu!

RAOUL. Que voulez-vous dire? (L'arrêtant du geste.) Non pas, monsieur, expliquez-vous.

DESTOURNELLES. Monsieur . . . . observez ces deux jeunes gens: leur silence vous apprendra peut-être ce que vous ne devinez pas.

Le jeune baron interroge sa fiancée du geste et du regard. La réponse muette d'Hélène ne laisse pas de doute, quoiqu'elle ajoute qu'elle ne reviendra pas sur sa parole. Loin d'accepter un pareil sacrifice, M. de Vaubert, qui a le cœur noble et généreux, met lui-même la main qu'elle lui tend dans celle de Bernard, et ne revendique de tous les deux que le titre de frère. C'est ainsi que la pièce finit à la satisfaction de tout le monde, excepté de la baronne de Vaubert, dont les calculs égoïstes se trouvent déjoués.

Ajoutons que le grand succès que cette belle comédie a eu au Théâtre-Français où on la reprend presque tous les ans, est dû nonseulement à l'intérêt soutenu d'une intrigue habilement combinée, au charme d'un dialogue vif et entraînant, au talent des artistes de la première scène de Paris, mais encore à sa portée sociale et à son actualité. C'est, dans un cadre étroit et ingénieusement trouvé, tout un chapitre d'histoire contemporaine. L'union de la noble demoiselle, fille d'un des représentants les plus francs de l'ancienne noblesse, avec un fils du peuple nous montre la fusion des classes qui s'est opérée en France et s'y poursuit continuellement à la suite de la révolution de 1789.

PONSARD.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

FRANCIS PONSARD, né en 1814 à Vienne, en Dauphiné, où son père était avoué, montra de bonne heure du penchant pour la poésie et les lettres. Cependant, après avoir achevé ses études classiques à Lyon, il alla faire son droit à Paris. Rangé et laborieux, il sut satisfaire en même temps à son goût pour les vers et aux exigences des études sérieuses. Tout en se faisant recevoir avocat, il traduisit en vers le Manfred de lord Byron, traduction estimable, mais qui passa à peu près inaperçue. Bientôt, sous l'influence de la réaction classique que les succès de la célèbre tragédienne Rachel' inauguraient au Théâtre-Français, il composa sa tragédie Lucrèce, qui jouée en 1843, à l'Odéon, par les artistes du second Théâtre-Français. fut applaudie avec frénésie, et fut couronnée par l'Académie française. Ce succès, il faut en partie le mettre sur le compte de la joie qu'éprouvaient les antagonistes du romantisme d'avoir enfin une nouvelle production à opposer aux extravagances des hugolâtres.* Le sujet simple et antique, le style concis et nerveux, les caractères nettement tracés de la pièce de Ponsard semblaient marquer un retour vers la manière des grands maîtres du 17° siècle; mais, malgré ces belles qualités, on reconnaît aujourd'hui assez généralement que Lucrèce n'est qu'une tragédie médiocre.

En 1846, Ponsard fit représenter, à l'Odéon, Agnès de Méranie, tragédie dont le sujet est emprunté à l'histoire du moyen âge. Nous en reproduisons plus bas une des scènes les plus remarquables. Le succès de cette pièce ne répondit pas aux espérances fondées sur l'auteur de Lucrèce. En 1850, Ponsard aborda le Théâtre-Français avec le grand et beau drame de Charlotte Corday. Cette nouvelle étude historique, si remarquable par la fidélité des peintures, la noblesse des idées et la virilité du style, eut pourtant, elle aussi, moins de succès à la représentation qu'à la lecture. La comédie d'Horace et Lydie, qui suivit quelque temps après, était une gracieuse imitation du poète favori de l'auteur; mais elle ne servit qu'à démontrer que la comédie demande, plus que tout autre ouvrage dramatique, l'actualité, et que le public de nos jours est absolument incapable de s'intéresser, au théâtre, à un tableau de mœurs antiques. Le poète ne fut pas plus heureux avec deux autres études fort remarquables tirées de l'antiquité, le poème d'Homère, et la tragédie d'Ulysse, qui ne put se soutenir à la scène, même avec le concours de la musique de M. Gounod.

1 En partie d'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains. 2 Elisa-Rachel Félix, connue sous le nom de Rachel, voyez page 632. Cette actrice, célèbre dès l'âge de 18 ans, ressuscita au Théâtre-Français l'ancienne tragédie classique par un talent hors ligne, et attira la foule aux chefs-d'œuvre longtemps délaissés de Corneille et de Racine.

3 C'est-à-dire des admirateurs fanatiques de Victor Hugo (voyez p. 591).

Ponsard fit représenter à l'Odéon, en 1853, l'Honneur et l'Argent, comédie en vers, dont nous reproduisons plusieurs scènes. Cette pièce, où tous les sentiments généreux parlent la bonne langue, fut très favorablement accueillie par le public, dégoûté du cynisme des spéculateurs. La popularité qu'elle valut à l'auteur lui ouvrit, en 1855, les portes de l'Académie française.

En 1866, Ponsard revint à l'interprétation poétique de l'histoire contemporaine en donnant au Théâtre-Français une comédie en vers, dont le titre singulier, le Lion amoureux, visait un peu trop à l'effet, mais qui marquait un véritable progrès, et qui a eu, sur la première scène de Paris, l'honneur de cent représentations consécutives. Le principal personnage de cette pièce, dont l'action se passe en 1794, le lion amoureux, c'est le conventionnel Humbert, l'ami du jeune général républicain Hoche. Après avoir encore donné au ThéâtreFrançais Galilée, drame en vers, le poète, qui depuis longtemps souffrait d'une cruelle maladie, mourut au mois de juillet 1867.

Les détracteurs de Ponsard, qui ne voient dans ses, vers que de la prose rimée, l'ont appelé avec dédain le chef de l'Ecole du bon sens, tandis que ses admirateurs le regardent comme le successeur de Corneille et de Racine. On sera plus près de la vérité en disant que Ponsard est un poète de talent qui a travaillé consciencieusement, et qui a su se faire une place entre les maîtres du passé et les maîtres nouveaux par l'alliance du bon goût avec le sentiment de la vie moderne.

AGNÈS DE MÉRANIE.

(1846.)

Le roi de France Philippe II, surnommé Auguste (1180-1223), épousa en 1193 la belle Ingeborg, sœur du roi Canut (Knut II) de Danemark, que notre poète appelle Ingelberge. Immédiatement après le mariage, il la répudia et fit prononcer le divorce par l'évêque de Reims. Ingeborg refusa de retourner en Danemark, entra dans un couvent français, et porta ses plaintes à Rome. Les commissaires du pape Célestin III convoquèrent un concile d'évêques français; mais aucun prélat n'osant élever sa voix contre le roi, celui-ci se crut autorisé à contracter un autre mariage. Il épousa, en 1196, la fille du comte de Méran, Marie, que quelques chroniqueurs appellent Agnès. C'est l'héroïne de notre tragédie. Les plaintes réitérées de la reine Ingeborg et de son frère, le roi de Danemark, décidèrent, en 1199, le pape Innocent III, successeur de Célestin, à envoyer en France, comme légat, le cardinal Pierre de Capoue. Celui-ci convoqua un concile à Dijon, et comme Philippe II refusait de renvoyer la fille du comte de Méran et de reprendre Ingeborg pour épouse légitime, le légat lança l'interdit sur le royaume de France. Alors partout les offices cessèrent, le peuple fut sans prières, sans consolations. En vain le roi chassa de leurs sièges les évêques qui observaient l'interdit, il dut plier devant le mécontentement universel qui menaçait sa couronne. Au mois de septembre 1200, Philippe déclara qu'il se soumettrait à la décision du pape. En effet, il reprit Ingeborg, mais il la traita plutôt en prisonnière qu'en reine, quoique Marie ou Agnès de Méranie fût déjà morte en 1201. Enfin, en 1213, le roi se réconcilia avec Ingeborg, ce qui excita une joie universelle. Les deux enfants de la comtesse de Méran furent, à la prière du roi, déclarés légitimes par le pape.

C. Platz, Manuel de Littérature française. 10e éd.

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Cet épisode, qui est un exemple remarquable de la toute-puissance papale au moyen âge, fait le sujet de notre pièce. Ponsard, traitant les données historiques avec toute liberté, fait mourir Agnès de Méranie par le poison qu'elle prend elle-même dans l'intention de faire lever l'interdit par le sacrifice de sa vie.

En choisissant cet épisode du règne de Philippe II pour le sujet d'une tragédie, le poète a fait preuve d'un grand discernement. En effet, rien n'est plus dramatique que ce conflit du pouvoir temporel avec le pouvoir de l'Église au moyen âge, que la lutte de la passion contre cette puissance mystérieuse qui finit par forcer un roi puissant à immoler son amour à son devoir.

Nous reproduisons la scène dans laquelle l'interdit est prononcé par le légat du pape, que le poète fait entrer en scène sous l'habit d'un simple moine.

ACTE I, SCÈNE IV.

LE MOINE, PHILIPPE-AUGUSTE, AGNÈS, GUILLAUME-DES-BARRES, BARONS. PHILIPPE. Eh bien, quel sujet vous amène,

Sire moine?

LE MOINE.

Je viens au sujet de la Reine.

PHILIPPE. Alors expliquez-vous, moine; car la voici.
Je ne vois pas la Reine; elle n'est pas ici.
Comment?

LE MOINE.
PHILIPPE.

LE MOINE. Souvenez-vous, o roi Philippe-Auguste,

De celle qui languit dans un exil injuste.

La reine, votre épouse à qui Dieu vous a joint,

C'est madame Ingelberge; ailleurs il n'en est point.

PHILIPPE. Ah! tu viens de sa part! - Eh quoi? Que me veut-elle? Tout est dit. Je suis las de sa plainte éternelle.

Qu'elle parte! qu'elle aille, en ses glaciers du nord,

Retrouver, loin de moi, l'hiver dont elle sort!

Qu'elle parte! et je mets, sur la nef1 qui l'emmène,
Une dot qui vaut plus que le plus beau domaine.
Mais qu'elle parte! Va! son nom m'est odieux.
AGNÈS. O Philippe, sois-lui miséricordieux.
Laisse les mots amers pour la pitié meilleure.
Après t'avoir perdu, je comprends qu'elle pleure;
Elle est bien malheureuse. Il faut, par la douceur,
Tempérer des refus qui lui percent le cœur.

(Philippe fait signe au moine de sortir.)
LE MOINE. Seigneur, vous ignorez mon sacré caractère.
Vous voyez devant vous un légat du Saint-Père.
PHILIPPE. Un légat du Saint-Père!

AGNÈS. Un légat!

LES BARONS. Un légat!

LE MOINE (s'avançant vers Philippe).
Roi, vous avez péché par un double attentat.
Il vous a plu d'abord de choisir Ingelberge;
Vous avez à l'autel conduit la jeune vierge;
Vous avez devant Dieu fait serment, à genoux,
De la prendre pour femme et garder avec vous;

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1 La nef (navis), le navire. En prose on ne dit plus que la nef d'une église.

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