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SANDEAU.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

JULES SANDEAU est né à Aubusson (département de la Creuse, ancienne Marche), en 1811. Il vint à Paris pour y faire son droit, mais ses relations avec la jeune Mme Dudevant, devenue depuis si célèbre sous le nom de George Sand, le tournèrent vers la littérature. Ils y débutèrent ensemble par le roman de Rose et Blanche, signé d'abord Jules Sand et classé plus tard dans les œuvres de George Sand, qui prit dès lors à son associé la moitié de son nom. Depuis ce temps la vie de Sandeau resta consacrée aux travaux littéraires. Il a publié, sans collaborateurs, un très grand nombre de romans qui se font remarquer par la finesse de l'observation et la vérité piquante du style. Les plus remarquables de ces romans sont Mme de Sommerville (1834), Valcreuse (1846), Mule de la Seiglière (1848), Sacs et parchemins (1851), Jean de Thommeray (1871).

En 1851, Sandeau fit de son roman Mule de la Seiglière une excellente comédie qui obtint au Théâtre-Français un grand et légitime succès. Nous en donnerons l'analyse, et nous en reproduirons quelques scènes. Plus tard il a écrit, avec M. Augier, plusieurs autres comédies. Nous mentionnons le Gendre de M. Poirier (1854), la meilleure pièce due à cette collaboration, la Pierre de touche (1854), la Ceinture dorée (1856), Jean de Thommeray (1873).

Depuis 1853, Jules Sandeau était un des conservateurs de la bibliothèque Mazarine; cinq ans plus tard il fut élu membre de l'Académie française. Il est mort à Paris en 1883.

MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

COMÉDIE EN QUATRE ACTES.3

La scène se passe au château de la Seiglière, dans le Poitou, en 1817 c'est-à-dire en pleine Restauration. Le marquis de la Seiglière est un de ces émigrés français rentrés à la suite de la famille royale, qui, dans leur long exil, „n'avaient rien appris et rien oublié" et dont Béranger a immortalisé le type dans sa chanson du Marquis de Carabas. Plus heureux que bien d'autres, le marquis de la Seiglière a pu rentrer immédiatement en possession de ses terres, confisquées et vendues par la République. Un de ses anciens fermiers, le vieux Stamply, qui avait acheté ces domaines à bas prix, l'a reçu au seuil de la porte du château de la Seiglière, en lui disant: „Monsieur le marquis, vous êtes chez vous." M. de la Seiglière et sa fille croient y être en effet. Le vieux marquis, qui n'a jamais reconnu à la république le droit de confisquer ses biens,“ ne pouvant imaginer qu'un rustre, un manant puisse posséder une terre noble autrement que comme usurpateur et provisoirement, trouve cette restitution chose toute simple et dont il doit à peine quelque reconnaissance à son fidèle vassal. Mlle Hélène de la Seiglière, jeune fille de dix-huit ans, étrangère aux détails de la vie positive, croit également que le vieux fermier n'a

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains.

2 Voyez page 637.

3 Cette comédie, comme la plupart des pièces modernes jouées dans les grands théâtres de Paris a paru chez M. Calman-Lévy.

Voyez page 474.

fait que restituer un bien qui appartient à son père; mais elle regarde la démarche de Stamply comme un acte de haute probité; et, entraînée vers le vieillard par l'instinct de la reconnaissance, elle paye, sans s'en douter, la dette de son père.

Cependant une voisine du marquis de la Seiglière, la baronne de Vaubert, qui désire marier son fils Raoul à l'héritière des riches propriétés de la famille de la Seiglière, connaît mieux le véritable état des choses. Sachant que, aux yeux de la loi, le vieux Stamply est le seul propriétaire légitime de ce domaine qu'il a payé de ses deniers, qu'il a amélioré et même agrandi par son travail, elle a su l'amener, à force d'habileté et d'esprit à faire au marquis de la Seiglière une donation entre vifs de son ancien domaine. Le marquis, dans sa naïve ignorance des choses juridiques, n'a vu dans cette donation qu'une formalité assez inutile pour constater une restitution légitime.

Le vieux Stamply a pu consentir à cette donation, parce qu'il croit avoir perdu son fils unique, brave officier qui a servi avec distinction dans l'armée impériale, qui a gagné le grade de commandant2 dans la campagne de Russie, en 1812, mais qui, depuis la bataille de la Moskva, n'as plus donné de ses nouvelles. Le père Stamply, après avoir été quelque temps flatté et choyé de tout le monde, a été peu à peu délaissé et enfin relégué dans la petite maison du garde-chasse. Il y est mort, abandonné de tous, excepté de Mlle de la Seiglière qui l'a entouré, jusqu'à sa dernière heure, d'une piété et d'une reconnaissance toutes filiales.

Après la mort du vieillard, le champ est devenu tout à fait libre pour les intrigues de Mme de Vaubert, et bientôt Mlle de la Seiglière et le jeune baron se sont trouvés fiancés, sans trop savoir comment. Le jeune Vaubert, qui aspire au titre de savant, est trop absorbé par l'étude des trois règnes de la nature pour s'occuper beaucoup de sa fiancée et de son futur beaupère. Celui-ci, en revanche, le regarde comme un gentilhomme dégénéré; mais s'il subit comme gendre un jeune homme qui préfère à la plus belle chasse une promenade dans les champs pour compléter ses herbiers, il le fait uniquement, parce qu'il veut le bonheur de sa fille Hélène, et que la baronne de Vaubert lui a persuadé que leurs enfants s'adorent.

Le premier acte de la pièce expose admirablement cet état de choses, tout en nous montrant le vieux marquis, déjeunant bien le matin, dînant mieux le soir, chassant dans la journée, parlant avec enthousiasme de son roi et avec mépris de monsieur de Buonaparte", si content enfin de la vie qu'il mène que, s'adressant à son valet de chambre, il s'écrie: Comprends-tu, Jasmin, qu'il y ait des gens qui se plaignent de l'existence? Il n'est pas jusqu'à ta figure bête que je ne prenne plaisir à regarder."

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Cette douce quiétude, qui semble réaliser la félicité des hommes de l'âge d'or, va être cruellement troublée. Dans la matinée il s'est présenté au château un jeune homme qui a demandé à voir le marquis pour affaire." Jasmin lui dit que M. de la Seiglière n'est jamais visible à cette heure, et que du reste le déjeuner est servi. Le jeune homme, qui refuse de dire son nom, s'en va faire une promenade au parc, ajoutant qu'il repassera dans une heure. Lorsqu'il revient, le marquis est parti pour la chasse. A son valet de chambre qui lui parlait de cette visite d'affaire, il a répondu: Je n'ai pas d'affaires, et celles d'autrui ne m'intéressent pas. A défaut du marquis, le jeune inconnu lie conversation avec M. Destournelles, avocat de Poitiers, qu'il rencontre au salon du château. C'est un vieil ambitieux qui, pour parvenir à une place de président

1 Donation entre vifs (pour vivants) est un terme juridique: la donation entre vifs est opposée à la donation par testament.

2 Le grade de commandant (de bataillon) et de chef d'escadron répond, dans l'armée française, au grade de major dans d'autres armées.

ou au moins de conseiller à la cour royale, désire s'allier à une famille noble. Depuis longtemps il poursuit de ses déclarations et de sa demande Mme de Vaubert, sa cliente, sans se laisser rebuter par les railleries de cette grande dame et par les épigrammes parfois brutales du marquis de la Seiglière. La baronne, impatientée des assiduités de l'avocat, vient de le congédier définitivement et avec une hauteur blessante. M. Destournelles, qui brûle de se venger de Mme de Vaubert, donne volontiers au jeune homme, qu'il rencontre par hasard, les renseignements que celui-ci lui demande sur les intrigues de la baronne et sur l'ingratitude dont le marquis de la Seiglière a payé les bienfaits du vieux Stamply. L'avocat commence à entrevoir la possibilité d'un bon procès.

LE JEUNE HOMME. Si l'acte de donation de feu Thomas Stamply renfermait quelque nullité?

DESTOURNELLES. Il n'en existe aucune .... Mais on peut en trouver. LE JEUNE HOMME. S'il se présentait un héritier dont le donateur aurait ignoré l'existence un héritier de sa famille?

DESTOURNELLES. Un seul pourrait se présenter avec un droit de revendication. Malheureusement, il n'est pas probable que celui-là se présente jamais.

LE JEUNE HOMME. Pourquoi?

DESTOURNELLES. Parce qu'il dort en Russie, depuis cinq ans, sous six pieds de neige.

LE JEUNE HOMME. Le fils de Stamply?
DESTOURNELLES. Oui, Bernard.

LE JEUNE HOMME. Ainsi, monsieur, malgré la donation, Bernard Stamply pourrait revendiquer une partie de l'héritage de son père?

DESTOURNELLES. Une partie? C'est, pardieu! bien le tout qu'il pourrait réclamer.

"

Après avoir obtenu cette assurance, le jeune homme dit qu'il n'a que faire maintenant de voir M. de la Seiglière, et qu'il désire entretenir l'avocat dans son cabinet. M. Destournelles se déclare prêt à le suivre à Poitiers. Les deux personnages, en sortant du salon, se complimentent à la porte; c'est à qui passera le dernier. Enfin le jeune homme impatienté s'écrie: Passez donc, monsieur, et pas de façons, je suis ici chez moi.“ Au second acte, nous apprenons clairement que le jeune inconnu. n'est autre que Bernard, le fils ressuscité du vieux Stamply. Laissé pour mort sur le champ de bataille, il s'est vu traîner jusqu'au fond de la Sibérie et, après cinq ans de captivité, il a pu enfin rentrer en France. C'est la baronne de Vaubert qui en apporte la nouvelle au marquis de la Seiglière.

LA BARONNE. Croyez-vous aux revenants?.... Si vous n'y croyez pas, vous avez tort; le fils Stamply, Bernard, ce héros mort et enterré depuis cinq ans sous les glaces de la Russie.

LE MARQUIS. Eh bien?

....

LA BARONNE. Eh bien! on l'a vu aujourd'hui, il n'y a qu'un instant à Poitiers; on l'a vu en chair et en os, on l'a vu, ce qui s'appelle vu, et on lui a parlé, et c'est lui, c'est Bernard, Bernard Stamply, le fils de votre ancien fermier. Il existe, il vit, le drôle n'est pas mort.

LE MARQUIS. Eh bien! qu'est-ce que ça me fait?

LA BARONNE. Comment, ce que cela vous fait? . . . . Le fils de Stamply n'est pas mort, il est de retour au pays, on a constaté son identité, et vous demandez ce que cela vous fait?

LE MARQUIS. Mais sans doute; si ce garçon a des raisons d'aimer la vie, tant mieux pour lui qu'il ne soit pas en terre. Je serai charmé de le voir... . Pourquoi ne s'est-il pas déjà présenté?

LA BARONNE. Oh! soyez calme, il se présentera.

LE MARQUIS. Qu'il vienne! on le recevra, on aura soin de lui; au besoin, on lui fera un sort; s'il hésite, qu'on le rassure; il aura ce qu'il demandera.

LA BARONNE. Et s'il demande tout?

LE MARQUIS. Hein?

LA BARONNE. Avez-vous lu un livre qui s'appelle le Code?

LE MARQUIS. Le Code?

LE MARQUIS. Jamais!

LA BARONNE. Oui, le Code Napoléon.

LA BARONNE. C'est un livre d'un style assez sec, très goûté lorsqu'il consacre nos droits, mais peu estimé quand il contrarie nos prétentions. Je doute par exemple, que vous en aimiez beaucoup le chapitre des donations entre vifs. Lisez-le cependant, je le recommande à vos méditations.

LE MARQUIS. Ah çà, madame la baronne, me ferez-vous l'amitié de m'apprendre ce que tout cela signifie?

LA BARONNE. Monsieur le marquis, cela signifie que Thomas Stamply, du vivant de son fils, n'aurait pu disposer en votre faveur que de la moitié de ses biens, et que n'ayant disposé de tout que dans l'hypothèse que son fils était mort, ces dispositions se trouvent anéanties; cela signifie que vous n'êtes plus chez vous, que Bernard va vous faire assigner en restitution de titres, et qu'au premier jour, armé d'un jugement en bonne forme, ce garçon à qui vous parlez de faire un sort, vous sommera de déguerpir,1 et vous mettra poliment à la porte. Comprenez-vous maintenant?

LE MARQUIS. Ta, ta, ta! Je ne me soucie pas mal de votre Code et de vos donations entre vifs. Que parlez-vous d'ailleurs de donation? On me restitue ce qu'on m'a dérobé, et cela s'appelle une donation! Le mot est joli. Une donation! Un la Seiglière acceptant une donation! Madame la baronne, les la Seiglière n'ont jamais rien accepté que de la main de Dieu. LA BARONNE (à part). Vieil enfant!

LE MARQUIS. Une donation! Comment, ventre-de-loup, je suis chez moi, heureux, paisible et parce qu'un vaurien, qu'on croyait mort, se permet de vivre, je devrai lui compter la fortune de mes ancêtres? C'est le Code qui le veut ainsi! Mais ce sont donc des cannibales qui l'ont rédigé, votre Code, qui se dit civil,2 je crois, l'impertinent!

LA BARONNE. Voyons, marquis, parlons sérieusement, la chose en vaut la peine. Jusqu'ici j'ai respecté vos illusions; la gravité des circonstances ne me permet plus de ménagements. Votre ancien fermier ne vous avait rien dérobé; il ne vous devait rien; il pouvait tout garder. C'est donc bel et bien une donation qu'il vous a faite et que vous avez acceptée.

Après avoir souhaité que Bernard aille à tous les diables, après avoir juré qu'il ne cédera pas, qu'il plaidera, s'il le faut, après avoir dit, entre autres enfantillages, que, dans ce procès, il aura pour lui le roi, le marquis finit pourtant par comprendre la gravité de sa position et par prêter l'oreille aux prudents conseils que lui donne la baronne, maîtresse consommée dans l'art de conduire une intrigue. On convient de recevoir Bernard avec une extrême politesse, même avec humilité, d'être doux et résigné, pour calmer la colère du jeune homme, de ne pas discuter ses droits, au contraire de flatter ses opinions et de l'amener à s'installer comme un hôte dans le château. Le temps et moi, ajoute la baronne. nous ferons le reste." Ce plan de campagne à peine arrêté, Bernard Stamply et son avocat Destournelles se font annoncer.

1 Déguerpir, comme terme de pratique signifie: abandonner la possession d'un immeuble. On l'emploie aussi dans le langage très familier pour dire: sortir, se retirer malgré soi. Le vieux marquis est très choqué de ce mot dont il ne connaît pas l'emploi juridique.

2 Jeu de mot sur le double sens du mot civil. Dans Code civil le mot civil s'oppose à pénal (Code pénal, Strafgesegbuch). Mais l'adjectif civil est aussi synonyme de poli, bien élevé et est alors le contraire de grossier.

Le marquis, sous l'œil de la baronne, qui, par des gestes et des avertissements à voix basse, réprime à l'instant ses velléités de fierté et de colère, joue son rôle à merveille. Bernard est d'abord habilement amené à renvoyer Destournelles et à admettre la baronne en tiers à l'explication qu'il doit avoir avec le marquis. Il est perdu, dit l'avocat à part et en sortant, si je ne trouve moyen d'interrompre cet entretien.“

En effet, les paroles mielleuses de la baronne ne manquent pas leur effet sur Bernard, qui, presque persuadé qu'on a indignement calomnié la conduite du marquis de la Seiglière et de Mme de Vaubert envers son père, est sur le point de fléchir, lorsque Destournelles, comme il se l'était promis, vient empêcher les choses d'aller plus loin. On entend des cris au dehors, l'avocat entre impétueusement.

ACTE II, SCÈNE VII.

DESTOURNELLES. Venez, venez, noble jeune homme

Oh!

pardon, madame la baronne, pardon, monsieur le marquis, mais je suis si ému

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LE MARQUIS. Qu'est-ce donc?

DESTOURNELLES. Tout le village. que j'ai rencontré, et à qui je n'ai pu taire le retour miraculeux de notre jeune guerrier... LA BARONNE. Eh quoi! vous vous êtes permis .

DESTOURNELLES. Cette nouvelle inattendue a excité une surprise, un enthousiasme universel. . . . Ils sont là. ... deux cents paysans.. qui demandent à grands cris le compagnon de leurs premiers jeux.. le héros de Volontina!

LE MARQUIS. Monsieur Destournelles!

DESTOURNELLES. Si monsieur le marquis veut se mettre à cette fenêtre, il jouira d'un spectacle bien émouvant: deux cents villageois se disputant les mains de leur nouveau seigneur. (Les cris augmentent.) LE MARQUIS (passant devant la Baronne). Monsieur Destournelles! DESTOURNELLES allant à la porte-fenêtre à droite). Tenez, tenez, les entendez-vous? . Voyez! ils ont forcé la grille, les voilà

dans la cour.

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LE MARQUIS. Irruption!.... Qu'ils viennent....je les attends!.... Holà.. La Brisée tous mes laquais!

....

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BERNARD. N'appelez personne, monsieur; ce sont mes amis, et je suffirai pour les congédier. Venez-vous, monsieur Destournelles? (Il sort par la porte-fenêtre de droite.) DESTOURNELLES (en sortant, au Marquis). Comment done! mon client l'objet d'une ovation aussi populaire! . . . . Ah! monsieur le marquis, quel épisode pour ma plaidoirie!

(Il sort avec Bernard.

A leur aspect les cris redoublent au dehors.)

SCÈNE VIII.

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LE MARQUIS. Quel vacarme! . . . Ces animaux-là ne criaient pas autrement quand je suis revenu.

LA BARONNE. Maudit avocat!

LE MARQUIS. Oh! .

et quant à son client

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il ne mourra que sous ma canne

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