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esprit juste à ne pas envisager l'ensemble des littératures, même classiques, d'une vue trop simple et trop restreinte, et il saurait que cet ordre si exact et si mesuré, qui a tant prévalu depuis n'a été introduit qu'artificiellement dans nos admirations du passé.

Et en arrivant au monde moderne, que serait-ce donc? Les plus grands noms qu'on aperçoit au début des littératures sont ceux qui dérangent et choquent les plus certaines des idées restreintes qu'on a voulu donner du beau et du convenable en poésie. Shakespeare est-il un classique, par exemple? Oui, il l'est aujourd'hui pour l'Angleterre et pour le monde; mais, du temps de Pope, il ne l'était pas. Pope et ses amis étaient les seuls classiques par excellence; ils semblaient tels définitivement le lendemain de leur mort. Aujourd'hui ils sont classiques encore, et ils méritent de l'être, mais ils ne le sont que du second ordre, et les voilà à jamais dominés et remis à leur place par celui qui a repris la sienne sur les hauteurs de l'horizon.

Ce n'est certes pas moi qui médirai de Pope ni de ses excellents disciples, surtout quand ils ont douceur et naturel comme Goldsmith;1 après les plus grands, ce sont les plus agréables peut-être entre les écrivains et les poètes, et les plus faits pour donner du charme à la vie. Un jour que lord Bolingbroke écrivait au docteur Swift,2 Pope mit à cette lettre un post-scriptum où il disait: »Je m'imagine que, si nous passions tous trois seulement trois années ensemble, il pourrait en résulter quelque avantage pour notre siècle.« Non, il ne faut jamais légèrement parler de ceux qui ont eu le droit de dire de telles choses d'eux-mêmes sans jactance, et il faut bien plutôt envier les âges heureux et favorisés où les hommes de talent pouvaient se proposer de telles unions, qui n'étaient pas alors une chimère. Ces âges, qu'on les appelle du nom de Louis XIV ou de celui de la reine Anne, sont les seuls âges véritablement classiques dans le sens modéré du mot, les seuls qui offrent au talent perfectionné le climat propice et l'abri. Nous le savons trop, nous autres, en nos époques sans lien où des talents, égaux peut-être à ceux-là, se sont perdus et dissipés par les incertitudes et les inclémences du temps. Toutefois, réservons sa part et sa supériorité à toute grandeur. Les vrais et souverains génies triomphent de ces difficultés où d'autres échouent; Dante, Shakespeare et Milton ont su atteindre à toute leur hauteur et produire leurs œuvres impérissables, en dépit des obstacles, des oppressions et des orages. On a fort discuté au sujet des opinions de Byron3 sur Pope, et on a cherché à expliquer cette espèce de contradiction par laquelle le chantre de Don Juan et de Childe-Harold exalte l'école purement classique et la déclarait la seule bonne, tout en procédant luimême si différemment. Goethe a encore dit là-dessus le vrai mot quand il a remarqué que Byron, si grand par le jet et la source de la poésie, craignait Shakespeare, plus puissant que lui dans la création et la mise en action des personnages: »Il eût bien voulu le renier; cette élévation si exempte d'égoïsme le gênait; il sentait qu'il ne pourrait

1 Oliver Goldsmith (1728-1774), le célèbre auteur du Vicar of Wakefield, de la comédie She stoops to conquer, etc.

2 Swift (1667-1745), écrivain anglais, auteur des Voyages de Gulliver. 3 Lord Byron (George Gordon), né à Douvres en 1788, mort à Missolonghi, en Grèce, en 1824.

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se déployer à l'aise tout auprès. Il n'a jamais renié Pope, parce qu'il ne le craignait pas; il savait bien que Pope était une muraille à côté de lui. <<

Si l'école de Pope avait conservé, comme Byron le désirait, la suprématie et une sorte d'empire honoraire dans le passé, Byron aurait été l'unique et le premier de son genre; l'élévation de la muraille de Pope mas. quait aux yeux la grande figure de Shakespeare, tandis que, Shakespeare régnant et dominant de toute sa hauteur, Byron n'est que le second.

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En France nous n'avons pas eu de grand classique antérieur au siècle de Louis XIV; les Dante et les Shakespeare, ces autorités primitives auxquelles on revient tôt ou tard dans les jours d'émancipation, nous ont manqué. Nous n'avons eu que des ébauches de grands poètes comme Mathurin Régnier, comme Rabelais, et sans idéal aucun, sans la passion et le sérieux qui consacrent. Montaigne3 a été une espèce de classique anticipé, de la famille d'Horace, mais qui se livrait en enfant perdu, et faute de dignes alentours, à toutes les fantaisies libertines de sa plume et de son humeur. Il en résulte que nous avons, moins que tout autre peuple, trouvé dans nos ancêtresauteurs de quoi réclamer hautement à certain jour nos libertés littéraires et nos franchises, et qu'il nous a été plus difficile de rester classiques encore en nous affranchissant. Toutefois, avec Molière et La Fontaine parmi nos classiques du grand siècle, c'est assez pour que rien de légitime ne puisse être refusé à ceux qui oseront et qui sauront. L'important aujourdhui me paraît être de maintenir l'idée et le culte, tout en l'élargissant. Il n'y a pas de recette pour faire des classiques: ce point doit être enfin reconnu évident. Croire qu'en imitant certaines qualités de pureté, de sobriété, de correction et d'élégance, indépendamment du caractère même et de la flamme, on deviendra classique, c'est croire qu'après Racine père il y a lieu à des Racine fils; rôle estimable et triste, ce qui est le pire en poésie. Il y a plus: il n'est pas bon de paraître trop vite et d'emblée classique à ses contemporains; on a grande chance alors de ne pas rester tel pour la postérité. Fontanes, en son temps, paraissait un classique pur à ses amis; voyez quelle pâle couleur cela fait à vingt-cinq ans de distance. Combien de ces classiques précoces qui ne tiennent pas et qui ne le sont que pour un temps! On se retourne un matin, et l'on est tout étonné de ne plus les retrouver debout derrière soi. Il n'y en a eu, dirait gaiement Mme de Sévigné, que pour un déjeuner de soleil. En fait de classiques, les plus imprévus sont encore les meilleurs et les plus grands: demandez-le plutôt à ces mâles génies vraiment nés immortels et perpétuellement florissants. Le moins classique, en apparence, des quatre grands poètes de Louis XIV était Molière; on l'applaudissait alors bien plus qu'on ne l'estimait; on le goûtait sans savoir son prix. Le moins classique après lui semblait La Fontaine et voyez après deux siècles ce qui, pour tous deux, en est advenu. Bien avant Boileau, même avant Racine, ne sont-ils pas aujourd'hui unanimement reconnus les plus féconds et les plus riches pour les traits d'une morale universelle?

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1 V. p. 226, note 2. 2V. l'Introduction p. XXXVII. V. l'Introd. p. XLII. 4 V. page 61 et p. 125. 5 Louis Racine (1692-1763), poète didactique, fils du célèbre poète dramatique Jean Racine. 6 Voyez page 467, note 2.

7 Madame de Sévigné; voyez page 134.

MÉRIMÉE.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.

PROSPER MÉRIMÉE, archéologue, historien et romancier, né à Paris en 1803, mort en 1870, est le fils d'un peintre de mérite. Après avoir fait son droit, il entra dans la carrière de l'administration tout en s'occupant de littérature. Employé successivement au ministère du commerce et à celui de la marine, il fut, en 1831, nommé inspecteur des monuments historiques de la France, et, sous le second Empire, il fut élevé à la dignité de sénateur. Déjà en 1825 il avait publié le Théâtre de Clara Gazul. prétendue comédienne espagnole, et en 1827 la Guzla, recueil de chants illyriens attribués par lui à Hyacinthe Maglanovich, deux mystifications littéraires qui eurent le plus grand succès et dont la première servit puissamment la révolution romantique en France. Le style élégant et précis qu'on admire dans ces ouvrages, se trouve également dans ses romans et nouvelles (Tamango, la Prise de la Redoute, la Vénus d'Ille, le Vase étrusque, Mattéo Falcone, Colomba, etc.). On a encore de Mérimée: Chronique du règne de Charles IX, Histoire de don Pedro Ier, roi de Castille, les faux Démétrius, Mélanges historiques et littéraires, Monuments historiques, etc. Après sa mort, on a publié ses Lettres à une inconnue. En 1844, Mérimée avait été élu membre de l'Académie française.1

I. LA PRISE DE LA REDOUTE.

Un militaire de mes amis, qui est mort de la fièvre, en Grèce, il y a quelques années, me conta un jour la première affaire à laquelle il avait assisté. Son récit me frappa tellement que je l'écrivis de mémoire aussitôt que j'en eus le loisir,

>Je rejoignis le régiment le 4 septembre au soir. Je trouvai le colonel au bivac. Il me reçut d'abord assez brusquement; mais après avoir lu la lettre de recommandation du général B . . ., il changea de manières, et m'adressa quelques paroles obligeantes.

Je fus présenté par lui à mon capitaine, qui revenait à l'instant même d'une reconnaissance. Ce capitaine, que je n'eus guère le temps de connaître, était un grand homme brun, d'une physionomie dure et repoussante. Il avait été simple soldat, et avait gagné ses épaulettes et sa croix sur les champs de bataille. Sa voix, qui était enrouée et faible, contrastait singulièrement avec les proportions presque gigantesques de sa personne. On me dit qu'il devait cette voix étrange à une balle qui l'avait percé de part en part à la bataille d'Iéna.

En apprenant que je sortais de l'école de Fontainebleau, il fit la grimace, et dit: »Mon lieutenant est mort hier. ., « Je compris qu'il voulait dire: »C'est vous qui devez le remplacer, et vous n'en êtes pas capable.« Un mot piquant me vint sur les lèvres, mais je me contins.

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1 A l'occasion de l'élection de Mérimée, qui était inspecteur des monuments historiques, un plaisant publia les vers suivants:

Mérimée, exerçant l'active surveillance

Qu'il doit aux monuments antiques de la France,
De ses courses n'a plus l'embarras hasardeux,

Car il va désormais siéger au milieu d'eux.

2 Reconnaissance, en termes de guerre, signifie l'action d'examiner la position, la nature d'un terrain et les dispositions des ennemis (Retognoszierung).

La lune se leva derrière la redoute de Cheverino, située à deux portées de canon de notre bivac. Elle était large et rouge comme cela est ordinaire à son lever. Mais ce soir elle me parut d'une grandeur extraordinaire. Pendant un instant, la redoute se détacha en noir sur le disque éclatant de la lune. Elle ressemblait au cône d'un volcan au moment de l'éruption.

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Un vieux soldat auprès de qui je me trouvais, remarqua la couleur de la lune. Elle est bien rouge, dit-il, c'est signe qu'il en coûtera bon pour l'avoir, cette fameuse redoute!" J'ai toujours été superstitieux, et cet augure, dans ce moment surtout, m'affecta. Je me couchai, mais je ne pus dormir. Je me levai, et je marchai quelque temps, regardant l'immense ligne de feux qui couvrait les hauteurs au-delà du village de Cheverino.

Lorsque je crus que l'air frais et piquant de la nuit avait assez rafraîchi mon sang, je revins auprès du feu; je m'enveloppai soigneusement de mon manteau, et je fermai les yeux, espérant ne pas les ouvrir avant le jour.

Mais le sommeil me tint rigueur. Insensiblement mes pensées prenaient une teinte lugubre. Je me disais que je n'avais pas un ami parmi les cent mille hommes qui couvraient la plaine. Si j'étais blessé, je serais dans un hôpital, traité sans égards par des chirurgiens ignorants. Ce que j'avais entendu dire des opérations chirurgicales me revint à la mémoire. Mon cœur battait avec violence, et machinalement je disposais comme une espèce de cuirasse le mouchoir et le portefeuille que j'avais sur la poitrine. La fatigue m'accablait, je m'assoupissais à chaque instant, et à chaque instant quelque pensée sinistre se reproduisait avec plus de force, et me réveillait en sursaut.

Cependant la fatigue l'avait emporté, et quand on battit la diane, j'étais tout à fait endormi. Nous nous mimes en bataille, on fit l'appel, puis on remit les armes en faisceaux, et tout annonçait que nous allions passer une journée tranquille.

Vers les trois heures, un aide-de-camp arriva, apportant un ordre. On nous fit reprendre les armes; nos tirailleurs se répandirent dans la plaine; nous les suivimes lentement, et au bout de vingt minutes, nous vîmes tous les avant-postes des Russes se replier et rentrer dans la redoute.

Un corps d'artillerie vint s'établir à notre droite, un autre à notre gauche, mais tous les deux bien en avant de nous. Ils commencèrent un feu très vif sur l'ennemi, qui riposta énergiquement, et bientôt la redoute de Cheverino disparut sous des nuages épais de fumée.

Notre régiment était presque à couvert du feu des Russes par un pli du terrain. Leurs boulets, rares d'ailleurs pour nous, car ils tiraient de préférence sur nos canonniers, passaient au-dessus de nos têtes, ou tout au plus nous envoyaient de la terre et de petites pierres.

Aussitôt que l'ordre de marcher en avant eut été donné, mon capitaine me regarda avec une attention qui m'obligea à passer deux ou trois fois la main sur ma jeune moustache d'un air aussi dégagé qu'il me fut possible. Au reste, je n'avais pas peur, et la seule crainte que j'éprouvasse, c'était que l'on ne s'imaginat que j'avais peur. Les boulets inoffensifs contribuèrent encore à me maintenir

dans mon calme héroïque. Mon amour-propre me disait que je courais un grand danger, puisque enfin j'étais sous les feux d'une batterie. J'étais enchanté d'être si à mon aise, et je pensai au plaisir de raconter la prise de Cheverino dans le salon de madame de Saint-Luxan, rue de Provence.

Le colonel passa devant notre compagnie; il m'adressa la parole: Eh bien! vous allez en voir de grises, pour votre début." Je souris d'un air tout à fait martial, en brossant la manche de mon habit, sur laquelle un boulet, tombé à trente pas de moi, avait envoyé un peu de poussière.

Il paraît que les Russes s'aperçurent du peu d'effet de leurs boulets, car ils les remplacèrent par des obus, qui pouvaient plus facilement nous atteindre dans le creux où nous étions postés. Un assez gros éclat m'enleva mon shako, et tua un homme auprès de moi

„Je vous fais mon compliment, me dit le capitaine, comme je venais de ramasser mon shako; vous en voilà quitte pour la journée.“ Je connaissais cette superstition militaire qui croit que ce mot non bis in idem est un axiome aussi bien sur un champ de bataille que dans une cour de justice. Je remis fièrement mon shako. „C'est faire saluer les gens sans cérémonie," dis-je aussi gaiement que je pus. Cette mauvaise plaisanterie, vu la circonstance, parut excellente. „Je vous félicite, reprit le capitaine: vous n'aurez rien de plus, et vous commanderez une compagnie ce soir; car je sens bien que le four chauffe pour moi. Toutes les fois que j'ai été blessé, l'officier auprès de moi a reçu quelque balle morte; et ajouta-t-il d'un ton plus bas et plus honteux, leurs noms commençaient toujours par un P.“

Je fis l'esprit fort; bien des gens auraient fait comme moi; bien des gens auraient été, aussi bien que moi, frappés de ces paroles prophétiques. Conscrit comme je l'étais, je sentais que je ne pouvais sacrifier mes sentiments à personne, et que je devais toujours paraître froidement intrépide.

Au bout d'une demi-heure, le feu des Russes diminua sensiblement; alors nous sortîmes de notre couvert pour marcher sur la redoute.

Notre régiment était composé de trois bataillons. Le deuxième fut chargé de tourner la redoute du côté de la gorge; les deux autres devaient donner l'assaut. J'étais dans le troisième bataillon.

En sortant de derrière l'espèce d'épaulement qui nous avait protégés, nous fûmes reçus par plusieurs décharges de mousqueterie qui ne firent que peu de mal dans nos rangs. Le sifflement des balles me surprit: souvent je tournais la tête, et je m'attirai ainsi quelques plaisanteries de la part de mes camarades, plus familiarisés avec ce bruit. A tout prendre, me dis-je, une bataille n'est pas une chose si terrible.

Nous avancions au pas de course, précédés de tirailleurs; tout à coup les Russes poussèrent trois hourras, trois hourras distincts, et restèrent silencieux et sans tirer. „Je n'aime pas ce silence, dit mon capitaine, cela ne présage rien de bon." Je trouvai que nos gens étaient un peu trop bruyants, et je ne pus m'empêcher de faire intérieurement la comparaison de leurs clameurs tumultueuses avec le silence imposant de l'ennemi.

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