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descriptions de pays et de mœurs, les marches, les combats, le tour du récit tient de César bien plus que de Quinte-Curce. Nul détail oiseux, nulle déclamation, nulle parure: tout est net, intelligent, précis, au fait, au but. On voit les hommes agir; et les événements sont expliqués par le récit. Il y a même un rapport singulier et qui plaît entre l'action soudaine du héros et l'allure svelte de l'historien. Nulle part notre langue n'a plus de prestesse et d'agilité; nulle part on ne trouve mieux ce vif et clair langage que le vieux Caton attribuait à la nation gauloise, au même degré que le génie de la guerre: Duas res gens gallica industriosissime persequitur, rem militarem et argute loqui.

Ce livre a cependant rencontré deux sérieux critiques: l'un est le grand capitaine qui repassa plus désastreusement sur quelquesunes des traces de Charles XII en Russie. Napoléon, dans la funeste campagne de 1812, en touchant aux lieux qu'a nommés Voltaire, trouvait son récit inexact et faible, et le jetait pour prendre le journal militaire d'Adlerfeldt. On conçoit, en effet, que les descriptions devinées par l'historien, d'après des cartes et des livres, n'aient pas satisfait la rigueur de la géographie militaire, la plus exacte de toutes, par le but décisif qu'elle se propose. Voltaire cependant eut, un des premiers, l'art de mêler l'image des lieux à celle des événements, pour l'intelligence et l'effet du récit; témoin sa description si bien placée du climat de la Suède, sa vue des plaines de la Pologne et des forêts de l'Ukraine, sa route tracée vers Smolensk. Mais cette géographie de peintre, avec ses brillantes perspectives, ne suffit pas au général qu'une erreur de quelques lieues peut fatalement tromper; ce n'est pas là cette carte historique qui ressemble à un plan de bataille, cette topographie de conquérant, que Napoléon voulait, et qu'il a jetée lui-même en tête du récit de sa campagne d'Italie, comme le cercle magique où il enfermait sa proie. Un autre défaut de l'Histoire de Charles XII, lue surtout pendant la campagne de Russie, c'est que le récit, toujours si net et d'un coloris si pur, manque parfois de sérieux, et n'a jamais cette måle tristesse et cette austérité qui peint et fait sentir les grandes catastrophes, même sans les déplorer.

L'autre critique qu'a rencontré Voltaire, c'est Montesquieu, qui, tout en trouvant admirable le récit de la retraite de Schulenbourg, morceau des plus vifs qu'on ait écrits, dit-il, ajoute sèchement: „L'auteur manque parfois de sens." Montesquieu n'ayant pas dit en quoi Voltaire manquait de sens, je n'essaierai pas de le suppléer, et je verrai là plutôt une de ces censures outrecuidantes que les génies contemporains ne s'épargnent pas entre eux.

Dans le fait, l'Histoire de Charles XII, si amusante à lire, est plus vraie qu'on ne croit. Le chapelain Norberg, qui nomme Voltaire un archi-menteur, ne l'a convaincu que rarement d'inexactitude, et il n'ajoute, dans ses trois volumes in-quarto, que bien peu de détails importants au récit pressé de Voltaire: tant la diffusion est stérile et l'art d'écrire laconique! Le héros suédois ne vaut pas Alexandre; mais Voltaire est bien supérieur à Quinte-Curce.

1 La nation gauloise s'applique avec passion à deux choses, à l'art militaire et à parler avec esprit. 2 Capitaine dans le sens de général.

3. MONTESQUIEU ET ROUSSEAU.1

De Montesquieu à Rousseau quel immense intervalle! quel contraste de vues et d'idées! Et cependant l'un de ces hommes suscitait l'autre ; ou plutôt ils étaient appelés tous deux par leur siècle, dont ils représentaient deux époques successives. Les abus et l'affaiblissement de l'ancien pouvoir, le respect d'habitude qu'il inspirait encore, l'indépendance d'esprit, à défaut de liberté civile, la curiosité des choses politiques, le commerce intellectuel avec l'Angleterre avaient appelé Montesquieu. Il travailla sur ces idées de son temps; il les mûrit, il les éleva par vingt ans de méditation. Et lorsque son grand ouvrage fut achevé, cet ouvrage, accueilli avec tant d'admiration en Europe, semblait à peine assez hardi pour l'opinion de la France: tant l'ancien édifice de la monarchie s'était insensiblement affaissé sur lui-même!

Alors parut Rousseau, et à son premier ouvrage, deux ans après l'Esprit des lois, à cette satire des lettres et de la mollesse sociale, au milieu du monde le plus enchanté par tous les plaisirs de l'esprit et de l'élégance, on pouvait comprendre qu'un nouveau personnage était entré sur la scène, qu'une classe nouvelle, pour ainsi dire, avait pris enfin la parole, avec des passions plus fortes, en les couvrant toutefois encore de l'élégance et de la pompe exigées pour plaire. Ce n'est plus l'opposition fine et modérée de quelques académiciens: ce ne sont plus les épigrammes profondes, mais discrètes de l'Esprit des lois; ce n'est plus cette indépendance qui flattait parfois les vices de la cour, et ne lui demandait que d'être favorable aux lettres. Sous le beau langage de Rousseau perce une rancune démocratique, qui s'en prend à la philosophie comme aux abus, aux lettres comme aux grands seigneurs, et frappe les premiers pour mieux atteindre les seconds.

Il n'y a pas seulement dans ce Discours comme le dit La Harpe, le dépit de n'avoir pas été invité chez madame Dupin, le jour où elle donnait son dîner de gens de lettres: la blessure de Rousseau remonte plus loin. On sent l'irritation d'un homme supérieur tenu longtemps en dehors de la société; il y a le souvenir de sa misérable jeunesse d'apprenti, de sa fuite sans asile et sans pain, de sa conversion forcée, de ses métiers de laquais, de séminariste, de pauvre musicien, de trucheman2 d'un moine quêteur, de copiste, de secrétaire, et enfin de commis de caisse à Paris, sans pouvoir arriver à rien, qu'à vivre à force de travail. Tant de peines et de mécomptes avaient agi sur l'âme de Rousseau et éclataient en lui par un blâme amer, qui répond à des passions que trop souvent la société ignore et dédaigne, bien qu'elles fermentent dans son sein. Ce n'étaient pas les lettres qui déplaisaient à Rousseau. Quel homme les aima plus que celui qui, tout enfant, pleurait en lisant Plutarque, qui dans sa jeunesse errante et pauvre, étudiait partout, et d'un âge déjà mûr, sans soupçonner encore son génie, s'exerçait, dans les allées du Luxembourg, à retenir par cœur des Eglogues de Virgile qu'il avait lues cent fois? A vrai dire, ce que Rousseau attaque bien plus que les lettres mêmes, c'est l'esprit général du XVIIIe siècle. Sa dissidence est déjà marquée dans son début. Par là, ce Discours commence la mission politique de Rousseau.

1 V. page 289 et 367. 2 Trucheman ou truchement, de l'espagnol trujaman, l'arabe tarjumán, veut dire interprète. Dragoman et drogman sont deux autres formes du même mot.

SCRIBE.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

AUGUSTIN-EUGÈNE SCRIBE naquit en 1791 à Paris, où son père tenait un magasin de soieries. Après avoir fait ses études classiques au collège de Sainte-Barbe, le jeune Scribe passa à l'École de droit. Mais la passion qu'il eut de bonne heure pour le théâtre lui fit négliger l'étude de la jurisprudence. Déjà en 1811, il donnait à la scène sa première pièce, qui échoua complètement. Ce premier échec fut suivi de beaucoup d'autres, mais rien ne put rebuter le jeune et opiniâtre écrivain, qui, vers 1815, commença à conquérir la faveur du public. Les quinze années de la Restauration ne furent pour Scribe qu'un long triomphe. Chaque mois était marqué par une ou même plusieurs œuvres nouvelles et par un succès nouveau. Les théâtres du Vaudeville et des Variétés suffisaient à peine à l'avidité du public et à l'écoulement de ces innombrables productions. La création du théâtre de Madame, en 1820, appelé plus tard théâtre du Gymnase, leur ouvrit un nouveau débouché. Pendant quelques années, Scribe ne travailla plus que pour ce théâtre, auquel il donna environ cent cinquante pièces.

Pour suffire à une pareille consommation, le cabinet de travail de Scribe a dû ressembler à un véritable atelier, où une foule de collaborateurs apportaient chacun leur part de travail, qui l'idée, qui le plan, qui un dialogue, qui des couplets. Scribe, doué pour le travail d'une facilité et d'une persévérance incroyables, surveillait et dirigeait tout et, selon l'aveu de ses collaborateurs, sa part a été considérable dans toutes ces pièces. En même temps il desservait de ses libretti d'opéra presque tous les compositeurs célèbres. Les textes de la Dame blanche, de la Muette de Portici, de Fra Diavolo, de Robert le Diable, de la Juive, des Huguenots, du Prophète, etc., etc. sont sortis de sa plume féconde.

L'agitation politique qui suivit la révolution de Juillet ayant refroidi l'intérêt du public pour les petites intrigues qui sont le fond du vaudeville, Scribe s'essaya dans un genre plus élevé et composa, pour le Théâtre-Français, une série de comédies en prose qui presque toutes eurent un très grand succès, et dont plusieurs ont une véritable valeur littéraire. De ce nombre sont Bertrand et Raton ou l'art de conspirer (1833), dont nous donnerons une courte analyse, la Camaraderie ou la courte Echelle, tableau spirituel de la puissance des coteries (1837), et la Calomnie (1848). Le Verre d'eau (1842) est une pièce d'une valeur plus contestable.

L'activité incroyable (on calcule que ses pièces dépassent le chiffre de 350) que ce prince du vaudeville et de la comédie déploya pendant un demi-siècle, lui valut une immense popularité et une très grande fortune. Scribe n'en oublia jamais l'origine, témoin l'inscription qu'on lisait sur son beau château de Séricourt, dans le département de Seine-et-Marne:

Le théâtre a payé cet asile champêtre;

Vous qui passez, merci! je vous le dois peut-être.

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains.

Il faut ajouter qu'il usa fort noblement de sa richesse. On cite de lui des traits nombreux d'une bienfaisance ingénieuse et délicate. Il mourut en 1861, d'une attaque d'apoplexie.

Il va sans dire qu'une exploitation en grand du domaine dramatique, telle que Scribe l'a pratiquée, doit avoir fait naître un grand nombre de productions dont l'histoire de la littérature n'a point à s'occuper. Même celles de ses pièces qui sont des œuvres littéraires se ressentent quelquefois de la rapidité du travail: son style qui est vif et léger, manque souvent de force et de correction. Mais un mérite qu'on ne peut lui contester, c'est l'art de la mise en scène et l'agrément du dialogue.

BERTRAND ET RATON,

ου

L'ART DE CONSPIRER.

(1833.)

L'événement historique qui fait le fond de cette pièce est emprunté à l'histoire du Danemark du dernier siècle: c'est l'étonnante fortune et la terrible chute de Struensée, événement qui paraît propre à fournir le sujet d'une tragédie plutôt que d'une comédie.

Struensée, fils d'un pasteur de Halle, exerçait la médecine à Altona, lorsque le roi de Danemark, Christian VII, allant faire un voyage en France, passa par cette ville. Struensée fut nommé médecin particulier du roi pour l'accompagner dans ce voyage, conserva sa place après le retour de la cour à Copenhague, devint le favori de Christian, fut chargé de l'éducation du prince royal, acquit bientôt une influence sans bornes sur la jeune reine Caroline-Mathilde, et en usa pour renverser le ministre Bernstorf (1770). Il fut nommé, en 1771, premier ministre et opéra une révolution complète dans l'État, en abolissant le conseil privé du roi, et en faisant d'utiles réformes dans les finances, l'industrie et les lois pénales. Mais ces changements ne furent point faits avec assez de prudence; Struensée blessa la noblesse danoise par sa hauteur et par des réformes qui ne respectaient point ses privilèges; il froissa le sentiment national des Danois par l'introduction de la langue allemande dans les actes publics. La reine douairière Marie-Julie (Juliane-Marie) et le comte de Rantzau se mirent à la tête de ses ennemis et obtinrent du faible roi son arrestation et celle de la reine Caroline-Mathilde. Traité avec la dernière rigueur, le ministre fut mis en jugement, et eut la main droite et la tête tranchées en 1772.

Scribe, laissant de côté la fin tragique du ministre, lequel ne paraît pas même en scène, a su tirer de cet événement le sujet d'une comédie, dont la conspiration tramée contre Struensée fait les principaux frais. Il a traité les données historiques avec toute la liberté qu'il faut accorder au poète, et a augmenté l'intérêt qu'inspirent les personnages historiques, par l'invention d'une intrigue habilement combinée.

Le principal personnage de cette comédie est le comte Bertrand de Rantzau, dont Scribe peint le caractère sous un jour beaucoup moins odieux qu'il ne l'était réellement. C'était un homme méchant, perfide et inconstant, aventureux et sans principes, servant tous les partis et abandonnant ses amis au moment du danger. Il avait puissamment travaillé à élever Struensée et son parti: mais blessé par ce parvenu dans son amour-propre, du reste ruiné et perdu de dettes, ne voyant d'espoir de salut que dans une révolution, Rantzau se coalisa avec la reine Marie-Julie. Quant à la finesse d'esprit et à l'habileté dont il fait preuve dans la pièce, ce sont des qualités qu'il possédait réellement, sans qu'il ait pour cela joué le rôle important qu'il plaît à l'auteur de lui attribuer.

Le comte de Rantzau, dans Bertrand et Raton, est le principal meneur de la conspiration: sans se montrer ostensiblement, il conduit tout avec une supériorité d'esprit et une adresse fort amusantes. Scribe, diton, a voulu représenter sous les traits de ce personnage, un des plus célèbres diplomates de l'époque, le fameux Talleyrand,1 serviteur de tous les gouvernements qui s'étaient succédé en France depuis 1789, et même après la révolution de Juillet ambassadeur de France à Londres.

Si le comte Bertrand de Rantzau représente les gens habiles qui, dans une révolution, ne risquent rien, mais se montrent seulement après coup pour en profiter, les sots qui sont assez simples pour s'exposer aux périls de l'entreprise, et pour se laisser éconduire quand il s'agit de partager les fruits de la victoire, sont représentés par le marchand de soieries Raton Burkenstaff. Scribe a choisi les prénoms des deux personnages, d'après la fable de La Fontaine, Le Singe et le Chat (livre IX, fable 16):

Bertrand dit à Raton: Frère, il faut aujourd'hui

Que tu fasses un coup de maître;

Tire-moi ces marrons. Si Dieu m'avait fait naître
Propre à tirer marrons du feu,

Certes, marrons verraient beau jeu.

Raton Burkenstaff, qui fait l'homme d'importance et qui n'est qu'un sot, un zéro,qui n'a de valeur que quand il est placé à la fin,“ sourd aux conseils sensés de sa femme Marthe, veut absolument jouer un rôle politique. Sa maison est mise au pillage, son fils Eric et lui-même courent les plus grands dangers, et, quand la révolte a réussi, quand la reine douairière Marie-Julie est nommée régente et le comte Bertrand de Rantzau premier ministre, on donne à M. Raton Burkenstaff le titre de marchand de soieries de la couronne.

Nous reproduisons quelques scènes du second acte de la pièce.

ACTE II, SCÈNE II.

RATON, MARTHE, sa femme; JEAN, son garçon de boutique.

JEAN (portant des étoffes sous son bras). Me voici, notre maître... Je viens de chez la baronne de Moltke.

RATON (brusquement). Eh bien! qu'est-ce que ça me fait! qu'est-ce que tu me veux?

JEAN. Le velours noir ne lui convient pas, elle l'aime mieux vert et vous prie de lui en porter vous-même des échantillons.

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RATON (allant au comptoir). Va-t'en au diable!.... Vous allez voir que je vais me déranger de mes affaires! .. Il est vrai que la baronne de Moltke est une femme de la cour Tu iras, ma femme; ce sont des affaires du magasin, cela te regarde.

JEAN. Et puis voici

...

RATON. Encore! il n'en finira pas.

JEAN (lui présentant un sac). L'argent que j'ai touché pour ces vingt-cinq aunes de taffetas.

RATON (prenant le sac). Dieu! que c'est humiliant d'avoir à s'occuper de ces détails-là! (Lui rendant le sac). Porte cela là-haut à mon caissier, et qu'on me laisse tranquille. (Il se remet à écrire.) Oui, madame, c'est à Votre Majesté

1 Le prince de Talleyrand (prononcez: Ta-lai-ran ou Tal-ran, pas de son mouillé), né en 1754, mort en 1838.

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