I. MÉDITATIONS POÉTIQUES. 1. L'ISOLEMENT. (Première Méditation.) Souvent sur la montagne, à l'ombre du vieux chêne, Je promène au hasard mes regards sur la plaine, Ici gronde le fleuve aux vagues écumantes; Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres Cependant, s'élançant de la flèche gothique, Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente De colline en colline en vain portant ma vue, Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières, Quand le tour du soleil ou commence ou s'achève, Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière, Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère, Là, je m'enivrerais à la source où j'aspire; Que ne puis-je, porté sur le char de l'Aurore, Quand la feuille des bois tombe dans la prairie, 2. LE LAC. (XIVe Méditation.) Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages, O lac! l'année à peine a fini sa carrière, Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes; Sur ses pieds adorés. Un soir, t'en souvient-il? nous voguions en silence; Tout à coup des accents inconnus à la terre Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère „O temps, suspends ton vol! et vous, heures propices, Laissez-nous savourer les rapides délices Des plus beaux de nos jours! „Assez de malheureux ici-bas vous implorent; Prenez avec leurs jours les soins1 qui les dévorent; 1 Soins est employé ici pour soucis (Sorgen). C. Platz, Manuel de Littérature française. 100 éd. 32 32 Mais je demande en vain quelques moments encore, Je dis à cette nuit: „Sois plus lente;" et l'aurore Aimons donc, aimons done! de l'heure fugitive, L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive, Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse Eh quoi! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace? Eternité, néant, passé, sombres abîmes, Que faites-vous des jours que vous engloutissez? O lac! rochers muets! grottes! forêt obscure! Au moins le souvenir! Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages, Qu'il soit dans le zéphir qui frémit et qui passe, Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire, II. HARMONIES POÉTIQUES ET RELIGIEUSES. LE CRI DE L'AME. Quand le souffle divin qui flotte sur le monde Quand mon regard se plonge au rayonnant abîme Quand d'un ciel de printemps l'aurore qui ruisselle Et que tout sous mes pas devient lumière ou fleur; Quand tout chante ou gazouille, ou roucoule ou bourdonne, Et que l'homme, ébloui de cet air qui rayonne, Que je roule en mon sein mille pensers sublimes, Quand, dans le ciel d'amour où mon âme est ravie, Quand je sens qu'un soupir de mon âme oppressée Jéhovah! Jéhovah! ton nom seul me soulage, Tu ne dors pas souvent dans mon sein, nom sublime! 1 Licence poétique pour eux-mêmes. VICTOR COUSIN. NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE. VICTOR COUSIN, philosophe, écrivain et homme d'État, naquit en 1791, à Paris, où son père était horloger. Il fit de brillantes études au lycée Charlemagne, entra à l'École normale1 et se voua ensuite au professorat. Il fit deux voyages (1817 et 1824-1825) en Allemagne pour étu dier la philosophie allemande, et partagea, comme professeur à la faculté des lettres, avec Guizot et Villemain, un succès sans exemple dans les annales de la Sorbonne. En 1840, Victor Cousin, pair de France depuis plusieurs années, fit, pendant huit mois, partie du cabinet Thiers comme ministre de l'instruction publique. Sous le long ministère Guizot, il eut encore un beau rôle dans la chambre des pairs, comme défenseur de la philosophie et de l'Université. Sous le second Empire il rentra entièrement dans la vie privée et ne s'occupa plus que de travaux littéraires. Il mourut à Cannes en 1867. Victor Cousin est l'auteur d'un grand nombre d'écrits philosophiques et d'une série d'Études littéraires. Le plus connu de ses travaux c'est la Traduction des dialogues de Platon. Nous reproduisons un passage de l'étude de Victor Cousin sur la marquise de Sablé, publiée en 1854 dans la Revue des Deux Mondes. LE SALON DE LA MARQUISE DE SABLÉ, LA ROCHEFOUCAULD ET LE CARDINAL DE RETZ. Mme de Sablé s'était fait bâtir à Port-Royal un corps de logis à la fois séparé du monastère et renfermé dans son enceinte. Son appartement était tout voisin du chœur de l'église, et elle avait à deux pas le parloir des religieuses. Elle pouvait recevoir une assez nombreuse compagnie, sans que l'ordre du couvent en fût le moins du monde troublé. La Rochefoucauld3 a trouvé la matière de la plupart de ses maximes dans les conversations qui avaient lieu chez Mme de Sablé, dans leur commun retour sur le passé, dans les aventures dont s'entretenait la compagnie et qui faisaient alors du bruit, dans l'histoire de monsieur tel et de madame telle, surtout dans sa propre histoire. Cela est si vrai qu'avec les Maximes on éclaire la vie de La Rochefoucauld et l'histoire même de son temps, comme on peut suivre la marche opposée et répandre un grand jour sur certaines maximes, en les rapportant aux circonstances, aux choses et aux personnes qui vraisemblablement leur ont donné naissance. Il y avait chez Mme de Sablé, comme dans toutes les petites sociétés, une sorte de fond commun; on s'occupait à peu près des mêmes sujets, mais chacun y apportait une tournure d'esprit particulière et mettait son cachet à ce qu'il faisait. Quand La Rochefoucauld avait composé quelques sentences, il les mettait sur le tapis avant ou après dîner, ou il les envoyait au bout d'une lettre. On en causait, on les examinait; on lui faisait des observations dont il profitait; on a pu lui ôter des fautes, mais on ne lui a prêté aucune beauté: il n'y a pas un tour délicat et rare, un trait fin et acéré, qui ne vienne de lui, ou ces messieurs et ces dames ont donné généreusement tout leur talent à La Rochefoucauld, et n'en ont pas gardé pour eux-mêmes. 1 V. page 502, note 2. 2 Port-Royal, célèbre couvent de Paris, situé an haut du faubourg Saint-Jacques, à présent un hospice. Voyez page 123. 3 |