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il fut possible de mieux savoir la vérité. Les conseillers de Bourgogne prirent soin de faire des enquêtes sur ce déplorable événement. A mesure que les prisonniers furent relâchés par le parti dauphinois, on les interrogea en justice et sur serment. Tous avaient été sollicités de passer au service du Dauphin et de charger la mémoire de leur maître. Seguinat, son secrétaire, avait été à diverses fois menacé de la torture. Tous, sans exception, avaient été constants dans leurs réponses et avaient dit qu'ils aimaient mieux mourir ou rester prisonniers que de couvrir leur mémoire de la honte d'avoir menti contre leur seigneur. L'un d'eux, Charles de Lens, avait été mis à mort; les autres, interrogés, rapportèrent la chose chacun à peu près de la même manière. Cependant tout avait été fait d'une façon si soudaine et si imprévue que quelques circonstances avaient dû échapper à ceux mêmes qui étaient sur le pont.

Le Duc, disaient-ils, après avoir passé la barrière, s'était avancé vers le Dauphin, l'avait salué, et, en se découvrant la tête: „Monseigneur, dit-il, après Dieu, je ne veux servir et obéir qu'au roi et à vous pour la conservation du royaume.1 J'y emploierai corps, biens, amis, alliés. Si l'on vous fait quelques rapports à ma charge, je vous prie de ne les point croire. Pour plus de sûreté, si vous voulez changer ou ajouter quelque chose à nos traités, je suis prêt à le faire. Messieurs, dis-je bien? ajouta-t-il, s'adressant aux serviteurs du Dauphin. Mon cousin, répondit le prince en le relevant et lui prenant affectueusement les mains, si bien qu'on ne pourrait mieux dire." Pour lors le président de Provence vint dire un mot à l'oreille du Dauphin; puis ils firent un signe de l'œil à Tanneguy, qui était auprès du Duc, à l'entrée de la barrière. Tanneguy, prenant sa hache, poussa le Duc par derrière en lui criant: „Monsieur de Bourgogne, entrez là-dedans." - Puis, s'adressant au Dauphin: „Monseigneur, ditil, voici le traître qui vous retient votre héritage." En même temps il leva sa hache pour frapper. Le sire de Navailles, qui se trouvait auprès de son maître, arrêta sa hache; mais le vicomte de Narbonne leva la sienne sur lui en disant: si quelqu'un bouge, il est mort.“ Le sire de Navailles présenta l'autre main pour retenir l'arme qui le menaçait. Pendant cet instant, Robert de Loire avait saisi le Duc par derrière, et Le Boutellier lui avait porté un grand coup d'épée, en criant: „Tuez, tuez!" Le Duc avait voulu se garantir avec les bras, mais le coup était si fort qu'il avait presque abattu le poignet et sillonné tout le visage du côté droit. Alors Tanneguy, libre maintenant du seigneur de Navailles, avait de sa hache abattu le Duc aux pieds du Dauphin. Il respirait encore: Olivier Layet et Pierre Frottier s'agenouillèrent, et soulevant sa cotte d'armes, le percèrent par-dessous d'un coup d'épée dans le corps. Il poussa un dernier soupir, puis il expira. Les valets se précipitèrent sur lui, arrachèrent de ses doigts ses bagues et s'emparèrent de son riche collier. Le sire de Navailles avait été mortellement atteint d'un coup de hache à la tête par Tanneguy, et le sire d'Autray gravement blessé en essayant de défendre leur maître.

1 Cette phrase serait maintenant regardée comme incorrecte, puisqu'elle donne le même régime à deux verbes dont l'un est transitif, l'autre intransitif. On dit obéir à qn., mais servir quelqu'un.

GUIZOT.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

FRANÇOIS-PIERRE-GUILLAUME GUIZOT naquit à Nîmes, en 1787, d'une famille protestante. Son père, avocat distingué, périt sur l'échafaud, en 1794. Sa mère alla chercher un refuge à Genève, où le jeune Guizot se livra à l'étude des langues et des littératures avec autant de passion que de succès. Il vint faire son droit à Paris, en 1805, et fut quelque temps précepteur dans une famille suisse qui y résidait. En 1806, Guizot publia un Dictionnaire des synonymes français, intelligente compilation des travaux antérieurs sur cette matière. Il mena une vie fort laborieuse, fit des traductions de l'allemand et de l'anglais, et publia d'autres travaux littéraires. En 1812, il se maria avec mademoiselle Pauline de Meulan, connue par divers ouvrages d'éducation très estimés, et fut, la même année, nommé professeur suppléant d'histoire à la Sorbonne.

Sous la restauration, Guizot eut part au pouvoir à plusieurs reprises, en qualité de secrétaire général au ministère de l'intérieur et à celui de la justice; puis il redevint professeur et écrivain et soutint une vive polémique contre le ministère Villèle. Cette opposition lui attira la persécution du gouvernement; en 1825, il fut destitué de sa chaire, que le ministère Martignac lui rendit en 1828. Ce fut l'époque la plus laborieuse et la plus féconde de la vie littéraire de Guizot, qui fit en même temps des cours brillants suivis par un nombreux auditoire. Il publia entre autres ouvrages, pendant cette période, l'Histoire de la révolution d'Angleterre, depuis l'avènement de Charles Ier jusqu'à l'avènement de Charles II, son_Cours d'histoire moderne et l'Histoire, générale de la civilisation en Europe, puis Vie, Correspondance et Ecrits de Washington.

En 1827 Guizot perdit sa première femme, dont il épousa un an après la nièce, connue aussi par des écrits de littérature et de morale.

Député de l'opposition depuis 1828, Guizot devint, après la révolution de Juillet, en 1830, ministre de l'intérieur, mais pour peu de temps seulement, puis il fit partie, avec Thiers, du cabinet du duc de Broglie, qui ne dura pas moins de quatre ans (1832-1836). Ministre de l'instruction publique, il eut la gloire de faire passer et de faire appliquer une loi sur l'enseignement primaire qui fut un immense bienfait pour la France.

Le ministère dont il faisait partie s'étant dissous en 1836, Guizot, après quelques mois passés dans la retraite, accepta encore une fois le portefeuille de l'instruction publique; mais il sortit bientôt de ce nouveau ministère, et entra, pour quelque temps, dans les rangs de l'opposition. En 1840, il fut envoyé comme ambassadeur à Londres, où sa réputation littéraire et ses travaux sur l'histoire et la littérature anglaises lui valurent de grands succès personnels. Ces succès compensèrent un peu son complet échec diplomatique; car, au mois de juillet, les représentants des quatre autres grandes puissances signèrent à l'insu de Guizot, sur la question d'Orient, un traité qui isolait la France du concert européen.

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains.

Au mois d'octobre 1840, Guizot devint ministre des affaires étrangères. Le cabinet dont il fut l'âme fut le plus durable, mais aussi le dernier des cabinets de la monarchie de Juillet; car il amena par sa résistance opiniâtre à toute réforme électorale la révolution de Février (1848). Guizot dut se réfugier en Angleterre, où il publia sa brochure De la Démocratie en France (1849). De retour à Paris, il ne s'occupa plus guère que de travaux littéraires, entre autres il réédita ses anciens livres et écrivit ses Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps. En 1870, à l'âge de 83 ans, Guizot reprit sa plume de publiciste pour demander au gouvernement provisoire la convocation d'une assemblée nationale.

Guizot a appartenu à l'Institut de France à trois titres: il a été membre de l'Académie des sciences morales et politiques, de celle des inscriptions et belles-lettres, et de l'Académie française. I est mort en 1875.

Comme orateur et comme écrivain, Guizot s'est distingué par l'élévation du langage et le ton d'autorité. Son style est simple, d'une précision et d'une clarté extrêmes, mais il manque de grâce et de souplesse. I. HISTOIRE DE LA CIVILISATION EN EUROPE. ÉTAT DE LA FRANCE AU QUINZIÈME SIÈCLE. (XIe leçon.)

La dernière moitié du quatorzième siècle et la première moitié du quinzième ont été en France le temps des grandes guerres nationales, des guerres contre les Anglais. C'est l'époque de la lutte engagée pour l'indépendance du territoire et du nom français contre une domination étrangère. Il suffit d'ouvrir l'histoire pour voir avec quelle ardeur, malgré une multitude de dissensions, de trahisons, toutes les classes de la société en France ont concouru à cette lutte, quel patriotisme s'est emparé alors de la noblesse féodale, de la bourgeoisie, des paysans même. Quand il n'y aurait, pour montrer le caractère populaire de l'événement, que l'histoire de Jeanne d'Arc,1 elle en serait une preuve plus que suffisante. Jeanne d'Arc est sortie du peuple; c'est par les sentiments, par les croyances, par les passions du peuple qu'elle a été inspirée, soutenue. Elle a été vue avec méfiance, avec ironie, avec inimitié même par les gens de cour, par les chefs de l'armée; elle a eu constamment pour elle les soldats, le peuple. Ce sont les paysans de la Lorraine qui l'ont envoyée au secours des bourgeois d'Orléans. Aucun événement ne fait éclater davantage le caractère populaire de cette guerre et le sentiment qu'y portait le pays tout entier.

2

Ainsi a commencé à se former la nationalité française. Jusqu'an règne des Valois, c'est le caractère féodal qui domine en France; la nation française, l'esprit français, le patriotisme français n'existent pas encore. Avec les Valois commence la France proprement dite;

1 D'autres écrivent Darc; voyez page 522, note 1.

2 Lorsqu'en 1328 la ligne directe des Capétiens s'éteignit, Philippe VI, petit-fils de Philippe III (1270-1285), né du second fils de ce roi, monta sur le trône de France. Comme il portait le titre de duc de Valois, on appelle branche de Valois (1328-1498) cette nouvelle branche dont il est le premier roi et qui succède à la ligne directe des Capétiens.

c'est dans le cours de leurs guerres, à travers les chances de leur destinée, que, pour la première fois, la noblesse, les bourgeois, les paysans, ont été réunis par un lien moral, par le lien d'un nom commun, d'un honneur commun, d'un même désir de vaincre l'étranger. Ne cherchez encore là aucun véritable esprit politique, aucune grande intention d'unité dans le gouvernement et les institutions, comme nous les concevons aujourd'hui. L'unité, pour la France de cette époque, résidait dans son nom, dans son honneur national, dans l'existence d'une royauté nationale, quelle qu'elle fût, pourvu que l'étranger n'y parût point. C'est en ce sens que la lutte contre les Anglais a puissamment concouru à former la nation française, à la pousser vers l'unité.

En même temps que la France se formait ainsi moralement, que l'esprit national se développait, en même temps elle se formait pour ainsi dire matériellement, c'est-à-dire que le territoire se réglait, s'étendait, s'affermissait. C'est le temps de l'incorporation de la plupart des provinces qui sont devenues la France. Sous Charles VII, après l'expulsion des Anglais, presque toutes les provinces qu'ils avaient occupées, la Normandie, l'Angoumois, la Touraine, le Poitou, la Saintonge, etc., devinrent définitivement françaises. Sous Louis XI, dix provinces, dont trois ont été perdues et regagnées dans la suite, furent encore réunies à la France: le Roussillon et la Cerdagne,1 la Bourgogne, la Franche-Comté, la Picardie, l'Artois, la Provence, le Maine, l'Anjou et le Perche. Sous Charles VIII et Louis XII,3 les mariages successifs d'Anne avec ces deux rois nous donnèrent la Bretagne. Ainsi, à la même époque et pendant le cours des mêmes événements, le territoire et l'esprit national se forment ensemble; la France morale et la France matérielle acquièrent ensemble de la force et de l'unité.

Passons de la nation au gouvernement; nous verrons s'accomplir des faits de même nature; nous avancerons vers le même résultat. Jamais le gouvernement français n'avait été plus dépourvu d'unité, de lien, de force, que sous le règne de Charles VI, et pendant la première partie du règne de Charles VII. A la fin de ce règne toutes choses changent de face. C'est évidemment un pouvoir qui s'affermit, s'étend, s'organise; tous les grands moyens de gouvernement, l'impôt, la force militaire et la justice, se créent sur une grande échelle et avec quelque ensemble. C'est le temps de la formation des milices permanentes, des compagnies d'ordonnance, comme cavalerie, des francs archers, comme infanterie. Par ces compagnies, Charles VII rétablit quelque ordre dans les provinces désolées par les désordres et les exactions des gens de guerre, même depuis que la guerre avait cessé. Tous les historiens contemporains se récrient

1 La Cerdagne, pays situé sur l'un et l'autre versant des Pyrénées, est ordinairement comprise dans le Roussillon.

2 Le Perche, ancienne province de France entre la Normandie, le Maine, l'Orléanais et l'Ile de France.

Charles VIII (1483-1498), dernier roi de la branche de Valois, fils et successeur de Louis XI. Son successeur, Louis XII (1498-1515) est le seal représentant, sur le trône de France, de l'ancienne famille d'Orléans, qui est une branche latérale de celle des Valois.

• Charles VI (1380-1422), Charles VII (1422-1461); voyez page 483.

sur le merveilleux effet des compagnies d'ordonnance. C'est à la même époque que la taille,1 l'un des principaux revenus du roi, devient perpétuelle; grave atteinte portée à la liberté des peuples, mais qui a puissamment contribué à la régularité et à la force du gouvernement. En même temps le grand instrument du pouvoir, l'administration de la justice, s'étend et s'organise; les parlements se multiplient; cinq nouveaux parlements sont institués dans un très court espace de temps; sous Louis XI, les parlements de Grenoble (en 1461), de Bordeaux (en 1462) et de Dijon (en 1477); sous Louis XII, les parlements de Rouen (en 1499) et d'Aix (en 1501). Le parlement de Paris prit alors aussi beaucoup plus d'importance et de fixité, soit pour l'administration de la justice, soit comme chargé de la police de son ressort.

Ainsi, sous le rapport de la force militaire, des impôts et de la justice, c'est-à-dire dans ce qui fait son essence, le gouvernement acquiert en France, au quinzième siècle, un caractère jusque là inconnu d'unité, de régularité, de permanence; le pouvoir public prend définitivement la place des pouvoirs féodaux.

En même temps s'accomplit un bien autre changement, un changement moins visible, et qui a moins frappé les historiens, mais encore plus important peut-être, c'est celui que Louis XI a opéré dans la manière de gouverner.

On a beaucoup parlé de la lutte de Louis XI contre les grands du royaume, de leur abaissement, de sa faveur pour la bourgeoisie et les petites gens. Il y a du vrai en cela, quoiqu'on ait beaucoup exagéré, et que la conduite de Louis XI avec les diverses classes de la société ait plus souvent troublé que servi l'État. Mais il a fait quelque chose de plus grave. Jusqu'à lui le gouvernement n'avait guère procédé que par la force, par les moyens matériels. La persuasion, l'adresse, le soin de manier les esprits, de les amener à ses vues, en un mot, la politique proprement dite, politique de mensonge et de fourberie sans doute, mais aussi de ménagement et de prudence, avait tenu jusque-là peu de place. Louis XI a substitué dans le gouvernement les moyens intellectuels aux moyens matériels, la ruse à la force, la politique italienne à la politique féodale. Prenez les deux hommes dont la rivalité remplit cette époque de notre histoire, Charles le Téméraire et Louis XI: Charles est le représentant de l'ancienne façon de gouverner; il ne procède que par la violence, il en appelle constamment à la guerre; il est hors d'état de prendre patience, de s'adresser à l'esprit des hommes pour en faire l'instrument de son succès. C'est au contraire le plaisir de Louis XI d'éviter l'emploi de la force, de s'emparer des hommes individuellement, par la conversation, par le maniement habile des intérêts et des esprits. Il a changé non pas les institutions, non pas le système extérieur, mais les procédés secrets, la tactique du pouvoir. Il était réservé aux temps modernes de tenter une révolution encore, de travailler à

1 La taille ou taille réelle; voyez page 354, note 1.'

2 Louis XI (1461-1483), fils de Charles VII et père de Charles VIII. 8 Charles le Téméraire (1467-1477), dernier duc de Bourgogne de la famille des Valois.

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