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Nous faisons suivre ces derniers tableaux des réflexions dont l'Examen critique du général Gourgaud les accompagne:

Le pont sur la Vilia est rompu; Napoléon s'irrite contre elle: c'est Xerxès faisant frapper de verges l'Hellespont: il affecte de la mépriser, comme tout ce qui lui fait obstacle, et ordonne à un escadron de Polonais de se jeter dans cette rivière. Ils périssent tous. Ce dénoûment de mélodrame fait succéder l'odieux au ridicule. L'auteur fait peser sur la mémoire de l'empereur l'accusation d'avoir sacrifié à une colère insensée la vie de tant de braves gens. Voici la vérité:

Napoléon, arrivant sur la Vilia, trouva le pont rompu. Voulant avoir des nouvelles de l'ennemi, il donna ordre à un escadron du régiment des chevau-légers polonais de la garde1 de passer la rivière, comme les cosaques, à la nage. Quelques-uns, moins bons cavaliers que les autres, se séparèrent de l'escadron; un chevau-léger lancier de la première compagnie, nommé Trzcinski, fut le seul qui périt. Un officier de ce même escadron, le comte Joseph Zaluski, alors capitaine, aujourd'hui aide de camp du roi de Pologne,2 ayant abandonné son cheval, courait risque de se noyer; il fut sauvé par des ouvriers sapeurs et des soldats d'infanterie légère. Que deviennent les lamentations de M. de Ségur? Que devient ce saisissement d'horreur et d'admiration qu'il prête à l'armée?

Il en est de même de cet orage grand comme l'entreprise; il faut le réduire à une simple averse. Ce qui a induit en erreur notre historien, c'est qu'il a lu dans Labaume qu'un orage avait éclaté au moment où le corps du vice-roi passait le Niémen, le 29 juin. Il en fait l'application au passage du Niémen par l'empereur, à Kowno, le 25, sans réfléchir à la différence de cinq jours qui eut lieu entre ces deux opérations. Mais M. de Ségur n'y regarde pas de si près. D'ailleurs, en plaçant cet orage au passage même de l'empereur, il donnait à son récit une couleur bien plus dramatique et trouvait l'occasion de grouper autour de ce prétendu phénomène les réflexions mystiques qui conviennent si bien à la tournure de son esprit. C'est seulement après les torrents de pluie dont parle Labaume qu'un grand nombre de chevaux périrent, par suite d'un refroidissement subit de l'atmosphère.

Tel est le récit du passage du Niémen, écrit, comme on le dit aujourd'hui, dans le style romantique, puisqu'il est chargé de descriptions et de petits détails racontés avec de grands mots. Pour nous, nous le qualifions de romanesque. Ainsi doit s'appeler une histoire où ce qu'on trouve le moins, c'est la vérité.“

1 C'était le premier escadron, commandé par le chef d'escadron Kozietulski, et composé de la première compagnie, capitaine Zaluski, et de la cinquième, capitaine Szeptycki. Le général Krasinski, qui commandait le régiment, se jeta à l'eau pour sauver un de ses soldats. (Note du général Gourgaud.)

2 C'est-à-dire de l'empereur de Russie qui avait pris le titre de roi de Pologne.

C. Platz, Manuel de Littérature française. 10e éd.

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BARANTE.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

GUILLAUME-PROSPER BRUGIÈRE, BARON DE BARANTE, naquit en 1782 à Riom, en Auvergne. Après avoir fait ses études dans une pension de Paris, il passa trois ans à l'École polytechnique, dont il sortit pour entrer au ministère de l'intérieur en qualité de surnuméraire. En 1806, il fut admis comme auditeur au conseil d'Etat, et chargé de plusieurs missions en Allemagne; il fut, en 1807, nommé sous-préfet, et préfet en 1809.

A la chute de l'Empire, le baron de Barante montra beaucoup de zèle pour la cause des Bourbons. En 1815, il fut nommé conseiller d'État et secrétaire général au ministère de l'intérieur. Élu député, il se rangea parmi les royalistes constitutionnels et désapprouva les excès de la réaction. La loi de 1816 ayant élevé l'âge d'éligibilité, il cessa de faire partie de la chambre, mais fut, bientôt après, appelé à la dignité de pair. Après la chute du duc Decazes, son ami, il entra dans l'opposition et perdit sa place de directeur général des contributions.

Ce fut l'époque de sa plus grande activité littéraire. Il prit une part importante à la traduction des Chefs-d'œuvre des théâtres étrangers, publia les Œuvres dramatiques de Schiller, donna un certain nombre d'articles à la Biographie universelle, et publia, de 1824-1826, son principal ouvrage: Histoire des ducs de Bourgogne de la maison de Valois. Dans cet ouvrage, il prend pour devise la sentence de Quintilien: Scribitur ad narrandum non ad probandum;? il suit aussi littéralement que possible les chroniques contemporaines et sait, de cette sorte, conserver une couleur locale qui fait le principal mérite de cet ouvrage qui a inauguré en histoire l'école dite narrative. Cependant le livre de Barante est bien inférieur aux travaux historiques d'Augustin Thierry, qui appartient à la même école. En 1828, l'Histoire des ducs de Bourgogne ouvrit à son auteur les portes de l'Académie française.

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Après la révolution de Juillet, le baron de Barante devint un des plus zélés partisans du roi Louis-Philippe, sous le règne duquel il remplit les fonctions d'ambassadeur à Turin et à Saint-Pétersbourg. Les événements de février 1848 l'éloignèrent pour toujours des fonctions publiques. Dès lors il se consacra exclusivement à ses travaux littéraires et publia en 1853 l'Histoire de la Convention nationale, et deux ans plus tard celle du Directoire de la république française. La partialité qui règne dans ces ouvrages a fait dire qu'il a retourné son ancienne devise, et qu'après avoir exclusivement demandé à l'histoire des récits, il l'a mise exclusivement au service de la politique. Le baron de Barante mourut au mois de novembre 1866.

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains.
2 On écrit pour raconter, non pour prouver.

3 Voyez page 534.

MEURTRE DU DUC JEAN SANS-PEUR SUR LE PONT DE MONTEREAU.1

Parmi les conseillers du Duc et ceux qui étaient dévoués à sa personne, la plupart n'étaient point pour cette entrevue; ils lui représentaient que le Dauphin n'était entouré que de ses mortels ennemis, de serviteurs de l'ancien duc d'Orléans, des seigneurs dont les parents avaient été tués récemment par les Parisiens; qu'on ne voyait pas bien le motif de cette conférence; que le lieu avait été disposé par les gens du Dauphin et à leur guise. Mais, après beaucoup d'hésitation, le Duc s'était résolu à y aller; il l'avait promis; déjà quatre messages avaient été envoyés de Paris pour l'y engager. C'était aussi l'opinion du conseil du roi à Troyes. C'est mon devoir, disait-il, d'aventurer ma personne pour parvenir à un aussi grand bien que la paix. Quoi qu'il arrive, je veux la paix. S'ils me tuent, je mourrai martyr." Puis il ajoutait: „Quand la paix sera faite, je prendrai les gens de monseigneur le Dauphin pour aller combattre les Anglais. Il a de braves hommes de guerre et de sages capitaines; Tanneguy et Barbazan sont vaillants chevaliers." Puis se donnant à luimême le nom que lui donnaient ses sujets de Flandre: „pour lors on verra qui vaudra le mieux, d'Hannotin de Flandre ou de Henri de Lancaster."

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A son départ, ses fidèles serviteurs renouvelèrent les mêmes instances et les mêmes avertissements. Un juif qu'il avait dans la maison, et qui se mêlait de prédire l'avenir, lui disait que s'il y allait, il ne reviendrait jamais. Rien ne put l'arrêter; il partit avec environ quatre cents hommes d'armes et arriva vers deux heures devant Montereau.2 Il fit halte dans une prairie auprès du château, et envoya tout aussitôt Archambauld de Foix, seigneur de Navailles, Guillaume de Vienne et Antoine de Vergy saluer le Dauphin, et lui dire qu'il s'était rendu à ses ordres.

Tanneguy vint le trouver. „Hé bien! lui dit-il, sur votre assurance nous venons voir monseigneur le Dauphin, pensant qu'il veut bien tenir la paix qui a été faite entre lui et nous, comme nous la tiendrons aussi, tout prêt à le servir selon sa volonté. Mon très redouté seigneur, répondit Tanneguy, n'ayez nulle crainte; car monseigneur est bien content de vous et veut désormais se gouverner selon vos conseils. D'ailleurs, vous avez près de lui de bons amis qui vous servent bien."

Il fut ensuite question des sûretés qu'on devait se donner de part et d'autre; on convint de jurer, par parole de prince, qu'on ne se porterait mutuellement aucun mal ni dommage; que le Dauphin et le Duc entreraient chacun de leur côté sur le pont, avec dix hommes

1 Pendant la longue démence du roi Charles VI, laquelle a duré de 1392 à 1422. la maison d'Orléans disputait le gouvernement à celle de Bourgogne. En 1407, Jean Sans-Peur, duc de Bourgogne, fit assassiner le duc Louis d'Orléans et devint par la maître absolu du royaume. Ce meurtre fut le signal de l'affreuse guerre civile entre les Bourguignons et les Armagnacs, ainsi appelés parce que le comte d'Armagnac, beau-père du fils du duc d'Orléans, se mit à la tête du parti de la victime. En 1419, le duc de Bourgogne, Jean Sans-Peur, fut attiré par le Dauphin, qui fut depuis le roi Charles VII, à une entrevue sur le pont de Montereau, et y fut traîtreusement assassiné en représailles de l'assassinat du duc d'Orléans.

2 Montereau, ville de 7500 hab., au confluent de la Seine et de l'Yonne.

d'armes de leur choix, dont ils se communiqueraient d'avance la liste. Comme on s'occupait à régler ces précautions, un valet de chambre qui était allé d'avance préparer le logis de son maître dans le château, vint en toute hâte s'écriant: „Monseigneur, avisez à vousmême; sans faute vous serez trahi. Pour Dieu, pensez-y!" Le Due se retourna vers Tanneguy: „Nous nous fions à votre parole. Par le saint nom de Dieu, êtes-vous bien sûr de ce que vous nous avez dit? car vous feriez mal de nous trahir. Mon très redouté seigneur. répéta encore Tanneguy, j'aimerais mieux être mort que de faire trahison à vous ou à nul autre; n'ayez aucune crainte. Je vous certifie que monseigneur ne vous veut aucun mal. Hé bien! nous irons donc, nous fiant à Dieu et à vous," reprit le Duc.

Il donna le nom de ses dix hommes d'armes;1 c'étaient Charles de Bourbon, son gendre; Archambauld de Foix, seigneur de Navailles; Guillaume de Vienne, Antoine de Vergy, Jean de Fribourg, Jean de Neufchâtel, Guy de Pontailler, Charles de Lens, Pierre de Giac et le sire d'Autray. Le Dauphin lui fit aussi remettre sa liste; elle portait: le vicomte de Narbonne, Pierre de Beauveau, Robert de Loire, Tanneguy-Duchâtel, Barbazan, Guillaume Le Boutellier, Guy d'Avangour, Olivier Layet, Varennes et Frottier.

Le Duc se mit en route pour aller du château sur le pont. Un de ses serviteurs vint encore le supplier de prendre garde, lui disant qu'on voyait beaucoup de gens dans les maisons de la ville qui touchaient au pont. Il y envoya le sire2 de Giac, qui revint et rapporta qu'il n'y avait trouvé personne.

Les gens du Dauphin avaient fait construire aux deux bouts du pont de fortes barrières fermées d'une porte. Vers le milieu du pont était une sorte de loge en charpente, où l'on entrait de chaque côté par un passage assez étroit. Contre l'usage commun de ces sortes d'entrevues, aucune barrière ne régnait dans le milieu de cette loge pour séparer les deux partis. Le sire de Vienne et le sire de Navailles furent envoyés à la porte du côté de la ville, pour recevoir les serments du Dauphin et de ses gens; et, lorsque le Duc arriva à la barrière du côté du château, il y trouva, pour recevoir les siens, le sire de Beauveau et Tanneguy-Duchâtel. Venez vers monseigneur: il vous attend," dirent-ils. Le Duc prêta son serment. ,Messieurs, ditil en les saluant, vous voyez comme je viens." Et il leur montra que lui et ses gens n'avaient d'autres armes que leur cottes et leur épée. Puis frappant sur l'épaule à Tanneguy: „Voici en qui je me fie.“ A peine fut-il passé que Tanneguy pressa les chevaliers bourguignons d'entrer, et tira même par la manche Jean Seguinat, secrétaire du Duc, pour le hâter; car le Duc amenait son secrétaire, comme aussi le Dauphin devait avoir avec lui son chancelier et le président de Provence.

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1 Hommes d'armes ou gendarmes (l'orthographe gens d'armes a vieilli) désigne originairement des chevaliers ou au moins des hommes armés de toutes pièces. Ce n'est qu'après la première révolution qu'on a appelé ainsi les soldats chargés de veiller à la sûreté et à la tranquillité publiques. Sous l'ancien régime c'était la maréchaussée qui était chargée de ce soin. 2 Le sire, c'est-à-dire le seigneur de Giac.

3 Cotte, c'est-à-dire cotte de maille, chemise faite de mailles ou petits anneaux de fer.

[ Le jeune prince était déjà dans le cabinet en charpente, au milieu du pont. Le Duc s'avança, laissant ses gens un peu derrière lui. La foule qui se pressait devant les barrières au bout du pont le vit ôter son chaperon de velours noir, puis mettre un genou en terre devant le Dauphin. A peine s'était-il relevé qu'on entendit crier: „Alarme! alarme! tue, tue!" et l'on aperçut les gens du Dauphin frappant le Duc de leurs haches et de leurs épées. A l'instant même il fut abattu, ainsi que le sire de Navailles, qui paraissait avoir voulu le défendre. Une foule d'hommes armés entra du côté de la ville; les serviteurs du duc de Bourgogne furent saisis et faits prisonniers, hormis le sire de Neufchâtel, qui put franchir la barrière. Elle fut aussitôt après ouverte, les hommes du Dauphin chargèrent à l'improviste sur les Bourguignons troublés, en tuèrent quelques-uns, et les mirent en fuite sur la route de Bray. Revenant sur le pont, ils voulurent ensuite jeter le corps du Duc dans la rivière, après l'avoir dépouillé; mais le curé de Montereau s'y opposa, et le fit porter dans un moulin auprès du pont.

Ce qui se passa entre le Duc et le Dauphin, dans le court instant qui précéda le meurtre, fut d'abord raconté diversement, et l'on ne pouvait guère savoir la vérité, car les serviteurs du duc de Bourgogne qui l'avaient accompagné sur le pont étaient tenus en prison; les gens du Dauphin ne pouvaient être crus dans leurs récits, et la chose s'était passée si vite que de loin on n'avait rien démêlé distinctement.

Le Dauphin, dès le lendemain, écrivait à la ville de Paris et aux autres bonnes villes du royaume pour leur annoncer ce qui venait de se passer. Après avoir dit que le Duc l'avait fait attendre dix-huit jours à Montereau, il rapportait ainsi le fait de sa mort.

,,Nous lui remontrâmes amiablement comment, nonobstant la paix et ses promesses, il n'avait fait et ne faisait aucune guerre aux Anglais, et aussi comment il n'avait pas retiré ses garnisons, comme il l'avait juré, et nous le requîmes de le faire. Alors le dit duc de Bourgogne nous répondit plusieurs folles paroles et chercha son épée pour nous attaquer et nous faire violence en notre personne, laquelle, comme après nous l'avons su, il prétendait mettre en sa sujétion;1 de quoi par la divine pitié et la bonne aide de nos loyaux serviteurs nous avons été préservé, et lui, par sa folie, mourut sur la place. Lesquelles choses nous vous signifions, comme à ceux qui auront, nous en sommes certain, une très grande joie que nous ayons été de telle manière préservé de tel péril.“ I promettait ensuite d'observer la paix avec le nouveau duc de Bourgogne et ses serviteurs.

Mais la publique renommée avait déjà répandu partout que ce meurtre avait été machiné de longue main par les gens du Dauphin. La nouvelle en était parvenue à Paris dès le lendemain et avait jeté le peuple dans la consternation et dans la fureur. Les hommes sages avaient vu les malheurs irréparables qui en allaient provenir. Ils disaient que ce crime allait évidemment amener la perte du royaume, la honte de ses auteurs et le dommage du Dauphin qui, pour recueillir l'héritage royal de son père, trouverait moins d'aide et de faveur et plus d'ennemis qu'auparavant.

Lorsque les serviteurs du Duc furent délivrés des prisons où on les avait mis, après les avoir saisis sur le pont de Montereau, 1 C'est-à-dire: dont il prétendait s'emparer.

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