CINNA. Je demeure stupide;1 Non que votre colère ou la mort m'intimide: Mais c'est trop y tenir toute l'âme occupée: Le sort vous est propice autant qu'il m'est contraire; Et mon trépas importe à votre sûreté. AUGUSTE. Tu me braves, Cinna, tu fais le magnanime, Et loin de t'excuser, tu couronnes ton crime. Voyons si ta constance ira jusques au bout. Tu sais ce qui t'est dû, tu vois que je sais tout: Fais ton arrêt toi-même, et choisis tes supplices. Émilie arrive et demande sa part du châtiment, puisqu'elle a participé au crime. Elle veut même enlever à Cinna l'honneur de l'entreprise que celui-ci revendique. Maxime vient à son tour faire l'aveu de ses crimes envers Auguste, envers Cinna, envers Émilie. C'est alors qu'Auguste accorde à tous un généreux pardon. ACTE V, SCÈNE III. AUGUSTE, LIVIE, CINNA, MAXIME, ÉMILIE. AUGUSTE. En est-ce assez, ô ciel! et le sort, pour me nuire, A-t-il quelqu'un des miens qu'il veuille encor séduire? Qu'il joigne à ses efforts le secours des enfers: Je suis maître de moi comme de l'univers; Je le suis, je veux l'être. O siècles, ô mémoire, 1 On dirait aujourd'hui: Je suis stupéfait, je demeure interdit. Corneille emploie ici stupide dans la première signification du latin stupidus, stupēre. 2 Le pluriel repentirs est ici très poétique, aujourd'hui cependant on n'emploie plus guère ce mot qu'au singulier. 3 C'est Voltaire qui a substitué ici dessein à destin, mot qui se trouve dans toutes les éditions publiées du vivant de Corneille, et encore dans celle de 1692. Corneille paraît avoir pris destin dans un sens conforme à celui que le verbe destiner (se proposer, résoudre) avait autrefois. Le mot destin étant depuis longtemps inintelligible dans ce sens, la leçon de Voltaire a été adoptée par les éditeurs et par les comédiens. Commençons un combat qui montre par l'issue Aime Cinna, ma fille, en cet illustre rang; ÉMILIE. Et je me rends, Seigneur, à ces hautes bontés; Je recouvre la vue auprès de leurs clartés: Je connais mon forfait, qui me semblait justice; Et pour preuve, Seigneur, je n'en veux que moi-même: Puisqu'il change mon cœur, qu'il veut changer l'État. CINNA. Seigneur, que vous dirais-je après que nos offenses O vertu sans exemple! ô clémence qui rend Votre pouvoir plus juste, et mon crime plus grand! IV. POLYEUCTE. (1640 ou 1643.)* Corneille a trouvé le sujet de Polyeucte dans le complément de la Vie des saints de Surius par Mosander, qui l'avait emprunté à Méthaphraste, hagiographe, c'est-à-dire auteur de biographies des saints, du Xe siècle. Deux nobles jeunes gens de Mélitène, capitale de l'Arménie, Néarque et Polyeucte, sont unis d'une étroite amitié. Néarque, depuis longtemps chrétien, a fini par décider Polyeucte à abjurer l'idolâtrie. Au moment où un édit sévère de l'empereur Décius (249-251) est publié contre les chrétiens, Polyeucte, dans un saint transport, se précipite sur les idoles, les renverse et les brise. Le proconsul Félix, son beau-père, chargé par l'empereur de veiller à l'exécution de l'édit, essaye d'abord de soustraire l'imprudent néophyte aux suites de son attentat; il le supplie, il le menace, sans ébranler sa constance. Les prières de sa fille Pauline, femme de Polyeucte, échouent également. Polyeucte, avide du martyre, devient la victime de son zèle. Voici comment Corneille a modifié et complété ce récit légendaire. Polyeucte n'attend plus que le baptême où le convie Néarque, son ami; mais les craintes de Pauline, sa femme, troublée par un songe, le font hésiter. Il veut remettre au lendemain la sainte cérémonie; cependant il cède aux instances de Néarque. Pauline, après s'être vainement opposée à son départ, 1 Émilie. 2 Allusion à la toge prétexte des consuls, bordée de pourpre. 3 Construction inadmissible en prose, voyez la grammaire. Selon M. Marty-Laveaux, la date n'est pas certaine. avoue à sa confidente qu'avant d'épouser Polyeucte, elle aimait un chevalier romain, Sévère, auquel son père Félix, aujourd'hui gouverneur de l'Arménie, n'a point voulu accorder sa main. Pauline, soumise à la volonté de son père, a épousé Polyeucte, chef de la noblesse de Mélitène; Sévère a disparu après un combat contre les Néoperses. A peine cet aveu est-il échappé à Pauline, que son père Félix vient lui annoncer que Sévère n'est pas mort, et qu'il arrive, chargé par l'empereur de présider à un sacrifice offert aux dieux pour célébrer la victoire des Romains sur leurs ennemis. Ce retour imprévu alarme Félix, qui engage sa fille à désarmer le ressentiment de son ancien amant. Sévère ignore que Pauline est mariée; il arrive avec l'espoir d'obtenir sa main. Il est au désespoir lorsqu'il apprend qu'elle ne peut plus être à lui. Cependant il veut la voir, et cette entrevue redouble ses regrets; il sent plus vivement la perte irréparable qu'il faite. Le sacrifice annoncé est prêt; déjà l'encens fume dans le temple des dieux. On prévient Polyeucte que son beau-père Félix l'y attend; il promet d'y aller, brûlant du désir de donner un gage éclatant de son zèle chrétien, car il a reçu le saint baptême. Néarque, qui ne sait rien de ses projets audacieux, est d'abord étonné de le voir courir à une fête païenne. ACTE II, SCÈNE VI. POLYEUCTE, NÉARQUE. NÉARQUE. Où pensez-vous aller? POLYEUCTE. Au temple, où l'on m'appelle. NEARQUE. Quoi? vous mêler aux vœux d'une troupe infidèle! Oubliez-vous déjà que vous êtes chrétien? POLYEUCTE. Vous par qui je le suis, vous en souvient-il bien? NÉARQUE. J'abhorre les faux dieux. POLYEUCTE. Et moi, je les déteste. NÉARQUE. Je tiens leur culte impie. POLYEUCTE. Et je le tiens funeste.1 NÉARQUE. Fuyez donc leurs autels. POLYEUCTE. Je les veux renverser, Et mourir dans leur temple, ou les y terrasser. De cette occasion qu'il a sitôt fait naître, Où déjà sa bonté, prête à me couronner, Daigne éprouver la foi qu'il vient de me donner. NÉARQUE. Ce zèle est trop ardent, souffrez qu'il se modère. POLYEUCTE. On n'en peut avoir trop pour le Dieu qu'on révère. NÉARQUE. Vous trouverez la mort. POLYEUCTE. Je la cherche pour lui. NÉARQUE. Et si ce cœur s'ébranle? POLYEUCTE. Il sera mon appui. NÉARQUE. Il ne commande point que l'on s'y précipite. 1 Aujourd'hui on dit ordinairement: tenir pour. 2 Voyez page 27, note 6. POLYEUCTE. On souffre avec regret quand on n'ose s'offrir. POLYEUCTE. Mes crimes, en vivant, me la pourraient ôter. Qui fuit croit lâchement, et n'a qu'une foi morte. NÉARQUE. Ménagez votre vie, à Dieu même elle importe: POLYEUCTE. L'exemple de ma mort les fortifiera mieux. POLYEUCTE. Vous aimez donc à vivre? NÉARQUE. Je ne puis déguiser que j'ai peine à vous suivre: Sous l'horreur des tourments je crains de succomber. POLYEUCTE. Qui marche assurément1 n'a point peur de tomber; Dieu fait part, au besoin, de sa force infinie. Qui craint de le nier dans son âme le nie: Il croit le pouvoir faire, et doute de sa foi. NÉARQUE. Qui n'appréhende rien présume trop de soi. POLYEUCTE. J'attends tout de sa grâce, et rien de ma faiblesse. Mais loin de me presser il faut que je vous presse! D'où vient cette froideur? NEARQUE. Dieu même a craint la mort. POLYEUCTE. Il s'est offert pourtant; suivons ce saint effort; Dressons-lui des autels sur des monceaux d'idoles. Il faut (je me souviens encor de vos paroles) Négliger, pour lui plaire, et femme, et biens, et rang, Qu'à grand' peines chrétien, j'en montre plus que vous? Comme encor tout entière, elle agit pleinement, Et tout semble possible à son feu véhément; Mais cette même grâce, en moi diminuée, Et par mille péchés sans cesse exténuée, 1,Assurément conserve ici son sens primitif et signifie avec assurance, et non certainement, suivant l'usage qui à prévalu.“ GERUZEZ. 2 Voyez page 22, note 1. 3 Grand, devant un certain nombre de mots féminins, ne prend pas l'e. On dit encore de nos jours grand' mère, grand' tante, grand' route, etc. en écrivant abusivement grand avec une apostrophe que l'Académie et l'usage ont consacrée. Grand est le seul reste des adjectifs qui, dans la vieille langue, étaient invariables en genre, quand ils précédaient le substantif. Tous les mots qui dérivent d'adjectifs latins en is, comme grandis, fortis, etc. suivaient la même règle. Pour comme étant encore, etc. C. Platz, Manuel de Littérature française. 10e éd. 4 Agit aux grands effets avec tant de langueur, Allons, cher Polyeucte, allons aux yeux des hommes Puissé-je vous donner l'exemple de souffrir, Comme vous me donnez celui de vous offrir! POLYEUCTE. A cet heureux transport que le ciel vous envoie, Je reconnais Néarque, et j'en pleure de joie. Ne perdons plus de temps: le sacrifice est prêt; Allons-y du vrai Dieu soutenir l'intérêt; Allons fouler aux pieds ce foudre ridicule Dont arme un bois pourri ce peuple trop crédule; Allons briser ces dieux de pierre et de métal: NÉARQUE. Allons faire éclater sa gloire aux yeux de tous, Et répondre avec zèle à ce qu'il veut de nous. Pauline, restée seule, exprime les tristes pressentiments qui l'agitent, quand sa confidente accourt du temple et lui raconte, tout indignée, que Polyeucte et son ami Néarque ont troublé le sacrifice et renversé les statues des dieux. Félix vient annoncer à sa fille qu'il a résolu de punir immédiatement Néarque, mais que, malgré sa colère, il consent à épargner Polyeucte, s'il veut abjurer sa nouvelle croyance et faire amende honorable. Pauline comprend qu'on n'obtiendra de son époux ni un désaveu, ni même une marque de repentir. Félix ouvre son âme à son confident Albin, et lui dévoile de secrètes pensées dont il rougit, mais que l'égoïsme lui inspire: la mort de Polyeucte, en rendant la liberté à Pauline, ne peut-elle pas lui donner en Sévère un autre gendre et un protecteur? Polyeucte est en prison, bien résolu à triompher des larmes de Pauline et des menaces de son beau-père, et l'âme déjà enivrée de l'espérance du martyre. Au lieu de se laisser séduire par l'espoir de sa grâce et d'une vie heureuse que lui fait entrevoir Pauline, Polyeucte cherche à amener son épouse à la foi du chrétien, qui n'espère qu'en la vie céleste. ACTE IV, SCÈNE III. POLYEUCTE, PAULINE. POLYEUCTE. Seigneur, de vos bontés il faut que je l'obtienne; Elle a trop de vertus pour n'être pas chrétienne; Avec trop de mérite il vous plut la former, Pour ne vous pas connaître et ne vous pas aimer, Et sous leur triste joug mourir comme elle est née. 1 Aujourd'hui on dirait: pour me fortifier. Cet emploi de la préposition à est familier à Corneille et aux poètes de son siècle. 2 En se rapporte au mot peuple. Cet emploi de en et la locution éclairer un aveuglement, au lieu de éclairer les yeux, ont été critiqués par Voltaire. En prose on dirait plutôt dissiper l'aveuglement. |