Page images
PDF
EPUB

SÉGUR (LE FILS).

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

PHILIPPE-PAUL, COMTE DE SÉGUR, naquit à Paris en 1780. Il n'est mort qu'en 1873 à l'âge de 93 ans. Il était le fils du général et écrivain de Ségur2 qui fut grand-maître des cérémonies de l'empereur Napoléon Ier. Élevé sous les yeux de son oncle, connu aussi comme littérateur, le jeune comte de Ségur fut un des premiers nobles qui se rallièrent au nouveau pouvoir. Il entra très jeune dans la garde des consuls, devint à Hohenlinden (1800) aide de camp de Macdonald, et remplit, à la suite de la paix de Lunéville (1801), des missions diplomatiques auprès des rois de Danemark et d'Espagne. Attaché, en 1806, au service du roi Joseph, il assista au siège de Gaěte, puis rejoignit la grande armée avec le grade de chef d'escadron. Ce fut en qualité d'aide de camp de l'empereur qu'il prit part à la campagne de Pologne, où il fut blessé deux fois, fait prisonnier et envoyé au-delà de Moscou; il fut compris dans les échanges qui suivirent la paix de Tilsit (1807).

En 1808, le comte de Ségur passa en Espagne, où un brillant fait d'armes accompli sous les yeux de l'Empereur lui valut le grade de colonel. Après avoir rempli plusieurs missions, il devint maréchal des logis de l'Empereur avec le grade de général de brigade. C'est en cette qualité qu'il fut témoin, en 1812, de l'expédition de Russie, à l'issue de laquelle il eut la direction des pages; mais il rentra bientôt au service actif et se distingua pendant les campagnes de 1813 et 1814. Il ne fut pas employé pendant la Restauration, mais il reparut sur la scène publique après la révolution de Juillet et fut nommé lieutenant-général et pair de France. En 1830 il fut élu membre de l'Académie française. En 1848, il rentra dans la vie privée et ne rechercha, sous le second Empire, aucune des faveurs auxquelles ses anciens services lui donnaient le droit de prétendre.

Le principal ouvrage du comte de Ségur est l'Histoire de Napoléon et de la grande armée pendant 1812, qui obtint, à son apparition en 1824, un succès immense. En 1829, il a publié une Histoire de Russie et de Pierre le Grand et, en 1834, une Histoire de Charles VIII, roi de France.

L'Histoire de Napoléon et de la grande armée plut surtout par le style entraînant et le talent dramatique de l'auteur, qui sait donner à ses tableaux une vivacité qui saisit le lecteur, autant que l'harmonie du langage le captive. Si la valeur littéraire de l'ouvrage est incontestable, on lui a fait de graves reproches quant au fond. En effet, l'auteur de l'Histoire de la grande armée vise trop à l'effet et cherche à peindre plutôt qu'à raconter avec la véracité qu'exige le genre historique. Son livre donna lieu à diverses réfutations dont la plus importante est celle du général Gourgaud, ancien aide de camp de l'Empereur et témoin oculaire des événements racontés par le

1 En partie, d'après Vapereau, Dictionnaire des contemporains. 2 V. p. 417. 3 Joseph-Alexandre, vicomte de Ségur (1756—1805), composa plusieurs romans et donna diverses pièces au Théâtre-Français. Joseph Bonaparte (1768-1844), frère ainé de l'empereur, fut roi de Naples de 1806 à 1808, et roi d'Espagne de 1808 à 1813.

comte de Ségur. Voici ce que le général Gourgaud dit des sources où l'auteur de l'Histoire de la grande armée doit avoir puisé de préférence:

„Lorsqu'on se mettait en marche, le maréchal des logis recevait du grand-maréchal du palais, ou de celui qui en faisait les fonctions, l'ordre de devancer de quelques heures le quartier-général impérial sur le point où il devait s'arrêter. Là, ayant sous ses ordres deux fourriers du palais, qui composaient le personnel de son commandement, il faisait préparer le logement de l'empereur et de sa suite, veillait à l'établissement du service de santé, de celui de la table, de l'office et des écuries. Ce devoir rempli, M. le comte de Ségur, dans ses loisirs, pouvait voir les officiers généraux qui arrivaient au quartier impérial et en partaient; il pouvait recueillir les bruits qui se répandaient, les conjectures qui se formaient au milieu des officiers qui allaient en mission ou en revenaient; les conversations plus ou moins animées et les clameurs souvent indiscrètes du salon de service, ou des officiers qui se délassaient des fatigues de la journée, en exhalant leur humeur sur les hommes et sur les choses. Voilà les témoins de M. de Ségur, voilà ses garants, voilà les sources où il a puisé. C'est ce qui a fait dire à un homme de beaucoup d'esprit que son livre était le procès-verbal des caquets du quartier-général.

Le jugement que le général Gourgaud porte sur l'ensemble de l'ouvrage, en l'appelant un roman mal tissu décoré du nom d'histoire," est trop sévère. Il faut, dans cette critique émanée de la plume d'un aide de camp de l'Empereur, d'un compagnon de sa captivité à Sainte-Hélène, faire la part de l'enthousiasme aveugle qui est blessé de toute parole franche sur les erreurs et les fautes de son idole. Il faut distinguer dans les réfutations du général Gourgaud les contestations sur les vues du comte de Ségur, sur sa manière de juger l'Empereur comme politique et comme général, et les rectifications de récits erronés ou de tableaux où l'art du peintre, disposant habilement les couleurs, prévaut sur le devoir de l'historien de présenter les faits sous leur véritable jour. Nous ajouterons quelquesunes de ces rectifications du général Gourgaud au fragment que nous reproduisons de l'Histoire de Napoléon et de la grande armée.

HISTOIRE DE NAPOLÉON ET DE LA GRANDE ARMÉE

PENDANT L'ANNÉE 1812.

ENTRÉE DE LA GRANDE ARMÉE EN RUSSIE.

(Livre IV, chapitre 2.)

2

Entre ces deux ailes, la grande armée marchait au Niémen en trois masses séparées. Le roi de Westphalie,1 avec quatre-vingt mille hommes, se dirigeait sur Grodno; le vice-roi d'Italie, avec soixantequinze mille hommes sur Pilony; Napoléon, avec deux cent vingt mille hommes sur Nogaraïski, ferme située à trois lieues au-dessus de Kowno. Le 23 juin, avant le jour, la colonne impériale atteignit le Niémen, mais sans le voir. La lisière de la grande forêt prussienne de Pilwisky et les collines qui bordent le fleuve cachaient cette grande armée prête à le franchir.

1 Jérôme-Napoléon Bonaparte (1784-1860), le plus jeune des frères de l'empereur Napoléon Ier, a été roi de Westphalie de 1808 à 1813.

2 Eugène de Beauharnais (1781-1824), fils du vicomte de Beauharnais et de Joséphine, qui, en secondes noces, épousa Bonaparte (Napoléon Ier).

Napoléon, qu'une voiture avait transporté jusque là, monta à cheval à deux heures du matin. Il reconnut' le fleuve russe, sans se déguiser, comme on l'a dit faussement, mais en se couvrant de la nuit pour franchir cette frontière, que, cinq mois après, il ne put repasser qu'à la faveur d'une même obscurité. Comme il paraissait devant cette rive, son cheval s'abattit3 tout à coup et le précipita sur le sable. Une voix s'écria: „Ceci est d'un mauvais présage; un Romain reculerait!" — On ignore si ce fut lui ou quelqu'un de sa suite qui prononça ces mots.

Sa reconnaissance faite, il ordonna qu'à la chute du jour suivant trois ponts fussent jetés sur le fleuve près du village de Poniémen; puis il se retira dans son quartier, où il passa toute cette journée, tantôt dans sa tente, tantôt dans une maison polonaise, étendu sans force dans un air immobile, au milieu d'une chaleur lourde, et cherchant en vain le repos.

Dès que la nuit fut revenue, il se rapprocha du fleuve. Ce furent quelques sapeurs, dans une nacelle, qui le traversèrent d'abord. Étonnés, ils abordent et descendent sans obstacle sur la rive russe. Là ils trouvent la paix; c'est de leur côté qu'est la guerre: tout est calme sur cette terre étrangère qu'on leur a dépeinte si menaçante. Cependant un simple officier de Cosaks, commandant une patrouille, se présente bientôt à eux. Il est seul, il semble se croire en pleine paix et ignorer que l'Europe entière en armes est devant lui. demande à ces étrangers qui ils sont. „Français, lui répondirentils. Que voulez-vous, reprit cet officier, et pourquoi venez-vous en Russie?" Un sapeur lui répondit brusquement: „Vous faire la guerre! prendre Vilna! délivrer la Pologne!" Et le Cosak se retire, il disparaît dans les bois, sur lesquels trois de nos soldats, emportés d'ardeur, et pour sonder la forêt, déchargent leurs armes.

[ocr errors]

Ainsi le faible bruit de trois coups de feu, auxquels on ne répondit pas, nous apprit qu'une nouvelle campagne s'ouvrait, et qu'une grande invasion était commencée.

Ce premier signal de guerre irrita violemment l'empereur, soit prudence ou pressentiment. Trois cents voltigeurs passèrent aussitôt le fleuve, pour protéger l'établissement des ponts.

Alors sortirent des vallons et de la forêt toutes les colonnes françaises. Elles s'avancèrent silencieusement jusqu'au fleuve, à la faveur d'une profonde obscurité. Il fallait les toucher pour les reconnaître.

1 Reconnaître, faire une reconnaissance se disent, en terme de guerre, de l'action d'examiner la position, la nature d'un terrain et les dispositions de l'ennemi.

2 Le général Gourgaud (voyez la Notice biographique sur Ségur) prétend que, pour faire cette reconnaissance, Napoléon se couvrit en effet d'une capote et du bonnet de police de l'un des chevau-légers polonais de l'escadron de service de sa garde. Le fait est de peu d'importance; mais le général Gourgaud a bien raison de faire remarquer que, si l'on se couvre de la nuit, on ne peut rien voir et par conséquent pas choisir un point de passage sur un fleuve; que du reste, au mois de juin, il fait déjà jour, près du Niémen, à deux heures du matin.

$ S'abattre se dit particulièrement d'un cheval à qui les pieds manquent et qui tombe tout d'un coup.

Ségur écrit cosak, d'après l'orthographe russe.

écrit en français cosaque.

On dit ordinairement: emportés par leur ardeur.

Ordinairement on

On défendit les feux et jusqu'aux étincelles. On se reposa les armes à la main, comme en présence de l'ennemi. Les seigles verts et mouillés d'une abondante rosée servirent de lit aux hommes et de nourriture aux chevaux.

La nuit, sa fraîcheur qui interrompait le sommeil, son obscurité qui allonge les heures et augmente les besoins, enfin les dangers du lendemain, tout rendait grave cette position. Mais l'attente d'une grande journée soutenait. La proclamation de Napoléon venait d'être lue; on s'en répétait à voix basse les passages les plus remarquables et le génie des conquêtes enflammait notre imagination.

Devant nous était la frontière russe. Déjà, à travers les ombres, nos regards avides cherchaient à envahir cette terre promise à notre gloire. Il nous semblait entendre les cris de joie des Lithuaniens à l'approche de leurs libérateurs. Nous nous figurions ce fleuve bordé de leurs mains suppliantes. Ici tout nous manquait, là tout nous serait prodigué! ils s'empresseraient de pourvoir à nos besoins: nous allions être entourés d'amour et de reconnaissance. Qu'importe une mauvaise nuit, le jour allait bientôt renaître, et avec lui sa chaleur et toutes ses illusions! Le jour parut! il ne nous montra qu'un sable aride, désert, et de mornes et sombres forêts! Nos yeux alors se tournèrent tristement sur nous-mêmes, et nous nous sentimes ressaissis d'orgueil et d'espoir par le spectacle imposant de notre armée réunie.

A trois cents pas du fleuve, sur la hauteur la plus élevée, on apercevait la tente de l'empereur. Autour d'elle toutes les collines, leurs pentes, les vallées, étaient couvertes d'hommes et de chevaux. Dès que la terre eut présenté au soleil toutes ces masses mobiles, revêtues d'armes étincelantes, le signal fut donné, et aussitôt cette multitude commença à s'écouler en trois colonnes vers les trois ponts. On les voyait serpenter en descendant la courte plaine qui les séparait du Niémen, s'en approcher, gagner les trois passages, s'allonger, se rétrécir pour les traverser et atteindre enfin ce sol étranger qu'ils allaient dévaster, et qu'ils devaient bientôt couvrir de leurs vastes débris.

L'ardeur était si grande que deux divisions d'avant-garde, se disputant l'honneur de passer les premières, furent près d'en venir aux mains; on eut quelque peine à les calmer. Napoléon se hâta de poser le pied sur les terres russes. Il fit sans hésiter ce premier pas vers sa perte. Il se tint d'abord près du pont, encourageant les soldats de ses regards. Tous le saluèrent de leur cri accoutumé. Ils parurent plus animés que lui, soit qu'il se sentit peser sur le cœur une si grande agression, soit que son corps affaibli ne pût supporter le poids d'une chaleur excessive, ou que déjà il fût étonné de ne rien trouver à vaincre.

L'impatience enfin le saisit. Tout à coup il s'enfonça à travers le pays, dans la forêt qui bordait le fleuve. Il courait de toute la vitesse de son cheval; dans son empressement il semblait qu'il voulut tout seul atteindre l'ennemi. Il fit plus d'une lieue dans cette direction, toujours dans la même solitude, après quoi il fallut bien revenir près des ponts, d'où il redescendit avec le fleuve et sa garde vers Kowno.1

1 On n'a pas besoin d'être militaire pour trouver très invraisemblable cette galopade de plus d'une lieue dans un pays ennemi et inconnu. Voici a rectification du général Gourgaud à cette occasion:

„Comment un écrivain qui porte un titre militaire ose-t-il travestir

On croyait entendre gronder le canon. Nous écoutions, en marchant, de quel côté le combat s'engageait. Mais, à l'exception de quelques troupes de Cosaks, ce jour-là, comme les suivants, le ciel seul se montra notre ennemi. En effet, à peine l'empereur avait-il passé le fleuve qu'un bruit sourd avait agité l'air. Bientôt le jour s'obscurcit, le vent s'éleva et nous apporta les sinistres roulements du tonnerre. Ce ciel menaçant, cette terre sans abri nous attristèrent. Quelques-uns même, naguère enthousiastes, en furent effrayés comme d'un funeste présage. Ils crurent que ces nuées enflammées s'amoncelaient sur nos têtes et s'abaissaient sur cette terre, pour nous en défendre l'entrée.

Il est vrai que cet orage fut grand comme l'entreprise. Pendant plusieurs heures, ses lourds et noirs nuages s'épaissirent et pesèrent sur toute l'armée; de la droite à la gauche et sur cinquante lieues d'espace, elle fut tout entière menacée de ses feux et accablée de ses torrents, les routes et les champs furent inondés: la chaleur insupportable de l'atmosphère fut changée subitement en un froid désagréable. Dix mille chevaux périrent dans la marche et surtout dans les bivacs qui suivirent. Une grande quantité d'équipages resta abandonnée dans les sables, beaucoup d'hommes succombèrent ensuite.

Ce jour-là même, un malheur particulier vint se joindre à ce désastre général. Au-delà de Kowno, Napoléon s'irrite contre la Vilia, dont les Cosaks ont rompu le pont, et qui s'oppose au passage d'Oudinot. Il affecte de la mépriser, comme tout ce qui lui faisait obstacle, et il ordonne à un escadron des Polonais de sa garde de se jeter dans cette rivière. Ces hommes d'élite s'y précipitèrent sans hésiter.

D'abord ils marchèrent en ordre, et quand le fond leur manqua, ils redoublèrent d'efforts. Bientôt ils atteignirent à la nage le milieu des flots. Mais ce fut là que le courant plus rapide les désunit. Alors leurs chevaux s'effrayent, ils dérivent, et sont emportés par la violence des eaux. Ils ne nagent plus, ils flottent dispersés. Leurs cavaliers luttent et se débattent vainement, la force les abandonne: enfin ils se résignent. Leur perte est certaine, mais c'est à leur patrie, c'est devant elle, c'est pour leur libérateur qu'ils se sont dévoués; et près d'être engloutis, suspendant leurs efforts, ils tournent la tête vers Napoléon et s'écrient: Vive l'empereur! On en remarqua trois surtout, qui, ayant encore la bouche hors de l'eau, répétèrent ce cri, et périrent aussitôt. L'armée était saisie d'horreur et d'admiration.

Quant à Napoléon, il ordonna vivement et avec précision tout ce qu'il fallut pour en sauver le plus grand nombre, mais sans paraître ému; soit habitude de se maîtriser, soit qu'à la guerre il regardât les émotions du cœur comme des faiblesses, dont il ne devait pas donner l'exemple, et qu'il fallait vaincre; soit enfin qu'il entrevît de plus grands malheurs, devant lesquels celui-ci n'était rien.

en extravagance digne de Don Quichotte l'action toute simple d'un général en chef qui reconnaît le terrain sur lequel il doit agir? L'empereur ne fit pas la folio que lui prête M. de Ségur, de courir tout seul à travers les bois. Il fit lui-même une forte reconnaissance de cavalerie, et en envoya d'autres dans plusieurs directions, afin d'avoir des nouvelles de l'ennemi. Mais M. le maréchal des logis du palais ignore cela; il était probablement resté auprès des tentes, où ses fonctions le retenaient."

« PreviousContinue »