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Bien des gens se trompent, dit Cicéron, à une apparence de brièveté et sont très longs, en croyant être courts. Ils s'efforcent de dire beaucoup de choses en peu de mots; c'est peu de choses qu'il faut dire et jamais plus qu'il n'est besoin d'en dire. Par exemple, celui-là croit être bref, qui dit: »J'ai approché de sa maison, j'ai appelé son esclave; je lui ai demandé à voir son maître: il m'a répondu qu'il n'y était pas.<< Tout cela est dit en peu de mots; mais les détails en sont inutiles. »J'ai été le voir, je ne l'ai pas trouvé, « dirait assez; le reste est superflu. Il faut done éviter la superfluité des choses, comme la surabondance des mots.

La narration sera claire, ajoute l'orateur, si les faits y sont à leur place et dans leur ordre naturel; s'il n'y a rien de louche et rien de contourné, point de digression, rien d'oublié que l'on désire. rien au-delà de ce qu'on veut savoir; car les mêmes conditions qu'exige la brièveté, la clarté les demande; et si une chose n'est pas bien entendue, souvent c'est moins par l'obscurité que par la longueur de la narration. Il ne faut pas non plus y négliger la clarté des mots en eux-mêmes, et la lucidité de l'expression en général; mais c'est une règle commune à tous les genres de discours.

Quant à la vraisemblance, elle consiste à présenter les choses comme on les voit dans la nature; à observer les convenances relatives au caractère, aux mœurs, à la qualité des personnes; à faire accorder le récit avec les circonstances du lieu, de l'heure où l'action s'est passée, et de l'espace de temps qu'il a fallu pour l'exécuter; à s'appuyer de la rumeur publique et de l'opinion même des auditeurs.

Il faut de plus observer, dit-il, de ne jamais interposer la narration dans un endroit où elle nuise ou ne serve pas à la cause: de ne l'employer qu'à propos, et pour en tirer avantage.

La narration nuit lorsqu'elle présente quelque tort grave, qu'on a soi-même, et qu'à force d'excuses et de raisonnement on est ensuite obligé d'adoucir. Si le cas arrive, il faut avoir l'adresse de disperser dans la plaidoirie les parties de l'action, et à chacun. d'elles opposer sur-le-champ une raison qui l'affaiblisse, afin que le remède soit incontinent appliqué sur la plaie, et que la défense tempère l'impression d'un fait odieux.

La narration ne sert de rien lorsque, par l'adversaire, les faitviennent d'être exposés tels que nous voulons qu'ils le soient, ou que l'auditeur en est déjà instruit, et que nous n'avons aucu?. intérêt de leur donner une autre face.

Enfin la narration n'est pas telle que la cause la demande. quand l'orateur expose clairement et avec des couleurs brillantes ce qui ne lui est pas favorable, et qu'il néglige et laisse dans l'ombre ce qui lui est avantageux. Le talent contraire à ce défaut est de dissimuler, autant qu'il est possible, tout ce qui nous accuse; d le passer légèrement si on ne peut le dissimuler; de n'appuyer e de ne s'étendre que sur les circonstances qui peuvent nous favoriser.

C. Platz, Manue' de Littérature française. 10. éd.

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BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

JACQUES-HENRI-BERNARDIN DE SAINT-PIERRE naquit au Havre, en 1737. Dès son enfance, il annonça des dispositions romanesques et un caractère impétueux, défiant et insoumis. Comme il était passionné pour la lecture des voyages, sa famille voulut faire du jeune homme un marin; mais un voyage d'essai prouva que le premier devoir de l'homme de mer, la subordination, était incompatible avec son caractère. Placé chez les jésuites de Caen, il fit des progrès rapides, acheva ses études classiques à Rouen d'une manière brillante, entra à l'École des ponts et chaussées, et fut, en 1760, envoyé en Allemagne en qualité d'officier-ingénieur. Il y montra du talent et de la bravoure; mais son humeur susceptible le fit détester de ses camarades, et son insubordination finit par le faire renvoyer du service.

Après avoir vécu misérablement à Paris du produit de quelques leçons de mathématiques qu'il donnait mal et irrégulièrement, il passa en Hollande, où il refusa une position assurée et partit pour SaintPétersbourg. Il y trouva des protecteurs et fut admis dans le corps du génie avec le grade de capitaine. Mais son humeur n'en fut point changée. Mécontent des autres et de lui-même, il repoussait avec une sorte d'ingratitude les conseils de ses supérieurs et les services de ses amis, qu'il fatiguait de ses plaintes. Tout occupé d'utopies philanthropiques, il ne rêvait que l'établissement, sur les bords de l'Aral, d'une république, dont il prétendait être le législateur. Envoyé en Finlande pour en examiner les positions militaires et y établir un système de défense, il se consacra, pendant quelque temps, à un travail positif et utile. Mais bientôt il quitta la Russie et partit pour Varsovie dans le dessein de se battre pour la liberté de la Pologne. Il y resta un an sans prendre du service et sans rien faire de sérieux, puis il alla à Vienne, de là à Dresde et enfin à Berlin. Frédéric le Grand refusant de lui accorder, s'il entrait dans le corps du génie, un grade supérieur à celui qu'il avait eu en Russie, il rentra en France, en 1766, sans être plus riche qu'à son départ.

Après bien des sollicitations, il obtint un brevet d'ingénieur pour l'Ile-de-France. Il s'y rendit avec de vastes projets de colonisation pour l'île de Madagascar. Mais, dans ces parages lointains comme partout ailleurs, il se brouilla avec tout le monde et revint à Paris en 1771, sans argent, mais riche d'observations et guéri un peu de ses illusions philanthropiques. Dès lors il se consacra aux lettres, se lia étroitement, en 1772, avec J.-J. Rousseau, avec lequel il avait plus d'un trait de ressemblance, et vécut du produit de sa plume, dans une condition plus que modeste. Il publia son Voyage à l'Ile-de-France, qui eut quelque succès, et, après six ans de travail, ses Etudes de la nature, qui eurent une grande vogue, quoiqu'elles

1 D'après la Biographie universelle.

aient peu de valeur scientifique; mais l'auteur avait la hardiesse de donner ses rêveries pour des découvertes, et il présentait ses idées dans un beau et poétique langage. C'est peut-être de tous les écrivains français celui qui a le mieux peint la nature.

En 1788, Bernardin de Saint-Pierre donna l'ouvrage auquel il doit son immortalité, le charmant petit roman de Paul et Virginie, un des chefs-d'œuvre de la langue française, qui eut un succès immense en France et à l'étranger. Dans l'espace d'une année, on en publia plus de cinquante contrefaçons. Le nombre des éditions avouées par Bernardin de Saint-Pierre fut moins élevé, mais il suffit pour lui procurer une certaine aisance.

En 1791, il publia la Chaumière indienne, joli petit conte qui a une tendance satirique, et qui est loin d'égaler Paul et Virginie. L'année suivante, peu de temps avant la catastrophe du 10 août, qui renversa la monarchie, le roi Louis XVI nomma Bernardin de Saint-Pierre intendant du Jardin des plantes. La construction d'une serre et la création de la ménagerie, aux dépens de celle de Versailles, qui fut transportée à Paris, sont dues à son administration. Ses fonctions ayant été supprimées pendant les orages de la révolution, il se retira à la campagne, où il composa les Harmonies de la nature. En 1794, il fut chargé de faire un cours de morale à l'École normale, mais il eut peu de succès dans cette chaire. En 1795, il fut élu membre de l'Institut.

Bernardin de Saint-Pierre fut l'objet des faveurs de Bonaparte, alors général, bientôt premier consul, qui était un des admirateurs les plus enthousiastes de Paul et Virginie. Sous l'empire, il fut richement pensionné, surtout par Joseph Bonaparte. Il mourut en 1814. Nous reproduisons un fragment du chef-d'œuvre de Saint-Pierre.

PAUL ET VIRGINIE.

ÉGARÉS DANS LA FORÊT.

Le bon naturel de Paul et de Virginie se développait de jour en jour. Un dimanche, au lever de l'aurore, leurs mères étant allées à la première messe à l'église des Pamplemousses, une négresse marronne1 se présenta sous les bananiers qui entouraient leur habitation. Elle était décharnée comme un squelette, et n'avait pour vêtement qu'un lambeau de serpillière autour des reins. Elle se jeta aux pieds de Virginie, qui préparait le déjeuner de la famille, et lui dit: »Ma jeune demoiselle, ayez pitié d'une pauvre esclave fugitive; il y a un mois que j'erre dans ces montagnes, demi-morte de faim, souvent poursuivie par des chasseurs et par leurs chiens. Je fuis mon maître, qui est un riche habitant de la Rivière-Noire: il m'a traitée comme vous le voyez. En même temps elle lui montra son corps sillonné de cicatrices profondes par les coups de fouet qu'elle en avait reçus. Elle ajouta: »Je voulais aller me noyer; mais, sachant que vous de

1 esclave fugitive.

2 Toile grosse et claire dont on se sert pour emballer des marchandises.

meuriez ici, j'ai dit: Puisqu'il y a encore de bons blancs dans ce pays, il ne faut pas encore mourir.<< Virginie, tout émue, lui répondit: »Rassurez-vous, infortunée créature. Mangez, mangez.< Et elle lui donna le déjeuner de la maison, qu'elle avait apprêté. L'esclave, en peu de moments, le dévora tout entier. Virginie, la voyant rassasiée, lui dit: »Pauvre misérable! j'ai envie d'aller demander votre grâce à votre maître; en vous voyant, il sera touché de pitié. Voulez-vous me conduire chez lui? -Ange de Dieu, repartit la négresse, je vous suivrai partout où vous voudrez. Virginie appela son frère et le pria de l'accompagner. L'esclave marronne les conduisit, par des sentiers au milieu des bois, au travers de hautes montagnes qu'ils grimpèrent avec bien de la peine et de larges rivières qu'ils passèrent à gué. Enfin, vers le milieu du jour, ils arrivèrent au bas d'un morne, sur les bords de la Rivière-Noire. Ils aperçurent là une maison bien bâtie, des plantations considérables et un grand nombre d'esclaves occupés à toutes sortes de travaux. Leur maître se promenait au milieu d'eux, une pipe à la bouche et un rotin2 à la main. C'était un grand homme sec, olivâtre, aux yeux enfoncés et aux sourcils noirs et joints. Virginie, tout émue tenant Paul par le bras, s'approcha de l'habitant et le pria, pour l'amour de Dieu, de pardonner à son esclave, qui était à quelques pas de là derrière eux. D'abord l'habitant ne fit pas grand compte de ces deux enfants pauvrement vêtus; mais quand il eut remarqué la taille élégante de Virginie, sa belle tête blonde sous une capote bleue, et qu'il eut entendu le doux son de sa voix, qui tremblait, ainsi que tout son corps, en lui demandant grâce, il ôta sa pipe de sa bouche, et, levant son rotin vers le ciel, il jura, par un affreux serment, qu'il pardonnait à son esclave, non pas pour l'amour de Dieu, mais pour l'amour d'elle. Virginie aussitôt fit signe à l'esclave de s'avancer vers son maître; puis elle s'enfuit, et Paul courut après elle.

Ils remontèrent ensemble le revers du morne par où ils étaient descendus; et, parvenus au sommet, ils s'assirent sous un arbre, accablés de lassitude, de faim et de soif. Ils avaient fait à jeun plus de cinq lieues depuis le lever du soleil. Paul dit à Virginie: »Ma sœur, il est plus de midi; tu as faim et soif, nous ne trouverons point ici à dîner; redescendons le morne, et allons demander à manger au maître de l'esclave. Oh! non, mon ami, reprit Virginie, il m'a fait trop de peur. Souviens-toi de ce que dit quelquefois maman: Le pain du méchant remplit la bouche de gravier. Comment ferons-nous done? dit Paul; ces arbres ne produisent que de mauvais fruits; il n'y a pas seulement ici un tamarin ou un citron pour te rafraîchir. Dieu aura pitié de nous, reprit Virginie; il exauce la voix des petits oiseaux qui lui demandent de la nourriture.<< A peine avait-elle dit ces mots, qu'ils entendirent le bruit d'une source qui tombait d'un rocher voisin. Ils y coururent, et, après s'être désaltérés avec ses eaux plus claires que le cristal, ils cueillirent et mangèrent un peu de cresson qui croissait sur ses bords. Comme

1 Morne, nom qu'on donne, aux colonies, à de petites montagnes rondes 2 Canne de rotang. Le rotang est une espèce de palmier.

ils regardaient de côté et d'autre s'ils ne trouveraient pas quelque nourriture plus solide, Virginie aperçut parmi les arbres de la forêt un jeune palmiste.1 Le chou que la cime de cet arbre renferme au milieu de ses feuilles est un fort bon manger; mais quoique sa tige ne fût pas plus grosse que la jambe, elle avait plus de soixante pieds de hauteur. A la vérité, le bois de cet arbre n'est formé que d'un paquet de filaments; mais son aubier2 est si dur qu'il fait rebrousser les meilleures haches, et Paul n'avait pas même un couteau. L'idée lui vint de mettre le feu au pied de ce palmiste. Autre embarras: il n'avait point de briquet, et d'ailleurs, dans cette île si couverte de rochers, je ne crois pas qu'on puisse trouver une seule pierre à fusil. La nécessité donne de l'industrie, et souvent les inventions les plus utiles ont été dues aux hommes les plus misérables. Paul résolut d'allumer du feu à la manière des noirs. Avec l'angle d'une pierre il fit un petit trou sur une branche d'arbre bien sèche, qu'il assujettit sous ses pieds; puis, avec le tranchant de cette pierre, il fit une pointe à un autre morceau de branche également sèche, mais d'une espèce de bois différent. Il posa ensuite ce morceau de bois pointu dans le petit trou de la branche qui était sous ses pieds, et le faisant rouler rapidement entre ses mains comme un moulinet dont on veut faire mousser du chocolat, en peu de moments il vit sortir, du point de contact, de la fumée et des étincelles. Il ramassa des herbes sèches et d'autres branches d'arbres et mit le feu au pied du palmiste, qui, bientôt après, tomba avec un grand fracas. Le feu lui servit encore à dépouiller le chou de l'enveloppe de ses longues feuilles ligneuses et piquantes. Virginie et lui mangèrent une partie de ce chou crue, et l'autre cuite sous la cendre, et ils les trouvèrent également savoureuses. Ils firent ce repas frugal, remplis de joie par le souvenir de la bonne action qu'ils avaient faite le matin; mais cette joie était troublée par l'inquiétude où ils se doutaient bien que leur longue absence de la maison jetterait leurs mères. Virginie revenait souvent sur cet objet. Cependant Paul, qui sentait ses forces rétablies, l'assura qu'ils ne tarderaient pas à tranquilliser leurs parents.

Après dîner ils se trouvèrent bien embarrassés; car ils n'avaient plus de guide pour les reconduire chez eux. Paul, qui ne s'étonnait de rien, dit à Virginie: „Notre case est vers le soleil du milieu du jour: il faut que nous passions, comme ce matin, par-dessus cette montagne que tu vois là-bas avec ses trois pitons. Allons, marchons, mon amie." Ils descendirent donc le morne de la Rivière-Noire du côté du nord et arrivèrent, après une heure de marche, sur les bords d'une large rivière qui barrait leur chemin. Cette grande partie de l'île, toute couverte de forêts, est si peu connue, même aujourd'hui, que plusieurs de ses rivières et de ses montagnes n'y ont pas encore de nom. La rivière, sur le bord de laquelle ils étaient, coule en bouillonnant sur un lit de roches. Le bruit de ses eaux

1 Le palmiste est un genre de palmier, dont la cime porte une espèce de chou, appelée chou-palmiste, que l'on mange.

2 L'aubier est la partie blanchâtre qui est entre l'écorce et le corps de l'arbre.

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