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M. VANDERK PÈRE (d'une voix émue). Le ciel est juste: il m'en punit en vous. Enfin, quelles précautions aviez-vous prises contre la juste rigueur des lois?

M. VANDERK FILS. La fuite.

M. VANDERK PÈRE. M. VANDERK FILS. petits remparts.

M. VANDERK PÈRE.
M. VANDERK FILS.

douté l'embarras de

Et quelle était votre marche, le lieu, l'instant?
Sur les trois heures après-midi, derrière les

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Et pourquoi donc sortez-vous sitôt? Pour ne pas manquer à ma parole; j'ai recette noce, de ma tante, et de me trouver engagé de façon à ne pouvoir m'échapper. Ah! comme j'aurais voulu retarder d'un jour!

M. VANDERK PÈRE. Et d'ici à trois heures ne pourriez-vous rester? M. VANDERK FILS. Ah! mon père! imaginez

M. VANDERK PÈRE. Vous aviez raison; mais cette raison ne subsiste plus. Faites rentrer vos chevaux: remontez chez vous. Je vais réfléchir aux moyens qui peuvent vous sauver et l'honneur et la vie. M. VANDERK FILS (à part). Me sauver l'honneur....! (Haut). Mon père, mon malheur mérite plus de pitié que d'indignation. M. VANDERK PÈRE. Je n'en ai aucune.

M. VANDERK FILS. Eh bien, monsieur, prouvez-le-moi, en me permettant de vous embrasser.

M. VANDERK PÈRE. Non, monsieur; remontez chez vous.
M. VANDERK FILS. J'y vais, mon père.

Le jeune homme se retire; mais, au moment de quitter la chambre pour monter chez lui, il se retourne et s'aperçoit que son père, plongé dans la douleur, ne le suit pas des yeux. Sa résolution est prise avec la rapidité de l'éclair. Marchant sur la pointe des pieds, il sort par une autre porte pour aller se battre. On se souvient que, pendant l'entretien que nous venons de reproduire, M. Vanderk a remis à son fils les clefs dont il avait besoin pour sortir à cheval. C'est le vieil Antoine qui vient, quelques minutes après, apprendre au père que son fils est parti et qu'il est déjà bien loin. Il a mis ses pistolets à l'arçon, et il m'a crié: Antoine, je te recommande mon père, et il a mis son cheval au galop."

Le quatrième acte nous montre la cruelle situation du père, forcé de montrer un visage joyeux au milieu de la fête, de cacher ses mortelles inquiétudes à sa femme, à sa fille, à sa sœur et à son gendre, et d'inventer des prétextes pour excuser l'absence de son fils. Il feint de lui avoir donné une commission importante qui ne souffrait aucun délai. Enfin M. Vanderk trouve moyen d'être quelques minutes seul avec Antoine et lui dit:

„Ne passez mes ordres en aucune manière, songez qu'il y va de l'honneur de mon fils et du mien: c'est vous dire tout. Je ne peux me confier qu'à vous, et je me fie à votre âge, à votre expérience et je peux dire à votre amitié. Rendez-vous au lieu où ils doivent se rencontrer, derrière les petits remparts: déguisez-vous de façon à n'être pas reconnu; tenez-vous-en le plus loin que vous pourrez: ne soyez, s'il est possible, reconnu en aucune manière. Si mon fils a le bonheur cruel de renverser son adversaire, montrez-vous alors; il sera agité, il sera égaré, verra mal: voyez pour lui, portez sur lui toute votre attention; veillez à sa fuite, donnez-lui votre cheval, faites ce qu'il vous dira, faites ce que la prudence vous conseillera. Lui parti, portez sur-le-champ tous vos soins à son rival, s'il respire encore; emparez-vous de ses derniers moments, donnez-lui tous les secours qu'exige l'humanité; expiez autant qu'il est en vous le crime auquel je participe, puisque . . . . puisque....

cruel honneur . . . . ! Mais, Antoine, si le ciel me punit autant que je dois l'être, s'il dispose de mon fils je suis père, et je crains mes

....

moi-même

....

... ma

premiers mouvements; je suis père, et cette fête, cette noce femme... sa santé alors tu accourras; mon fils a son domestique, tu accourras; mais comme ta présence m'en dirait trop, aie cette attention, écoute bien, aie-la pour moi, je t'en supplie: tu frapperas trois coups à la porte de la basse cour, trois coups distinctement, et tu te rendras ici, ici dedans, dans ce cabinet; tu ne parleras à personne, mes chevaux seront mis, nous y courrons."

Au cinquième acte, l'angoisse du malheureux père est au comble. La cérémonie nuptiale a dû avoir lieu en l'absence du fils de la maison. La noce, revenue de l'église, est réunie au salon, en attendant que l'on annonce que le dîner est servi. Tout le monde, le maître d'hôtel, les gens, les commis demandent à grands cris M. Antoine, dont la présence est si nécessaire et qui a disparu. Sur ces entrefaites, arrive un certain baron Desparville, à qui M. Vanderk père, sur une lettre très pressante, remise la veille fort tard, avait dû accorder un rendez-vous d'affaires, vers quatre heures.

ACTE V, SCÈNE IV.

LE BARON DESPARVILLE. Monsieur, Monsieur, je suis fâché de vous déranger. Je sais tout ce qui vous arrive. Vous mariez votre fille. Vous êtes à l'instant en compagnie: mais un mot, un seul mot.

M. VANDERK PÈRE. Et moi, monsieur, je suis fâché de ne vous avoir pas donné une heure plus prompte. On vous a peut-être fait attendre. J'avais dit à quatre heures, et il est trois heures seize minutes. Monsieur, asseyez-vous.

M. DESPARVILLE. Non, parlons debout, j'aurai bientôt dit. Monsieur, je crois que le diable est après moi. J'ai depuis quelques jours besoin d'argent, et encore plus depuis hier, pour la circonstance la plus pressante, et que je ne peux pas dire. J'ai une lettre de change, bonne, excellente: c'est comme disent vos marchands, c'est de l'or en barre; mais elle sera payée quand? quand? je n'en sais rien: ils ont des usages, des usances, des termes que je ne comprends pas. J'ai été chez plusieurs de vos confrères; mais tous ceux que j'ai vus jusqu'à présent sont des arabes, des juifs; pardonnezmoi le terme, oui, des juifs. Ils m'ont demandé des remises considérables, parce qu'ils voient que j'en ai besoin. D'autres m'ont refusé tout net. Mais que je ne vous retarde point. Pouvez-vous m'avancer le payement de ma lettre de change, ou ne le pouvez-vous pas? M. VANDERK. Puis-je la voir?

M. DESPARVILLE. La voilà..... (Pendant que M. Vanderk lit.) Je payerai tout ce qu'il faudra. Je sais qu'il y a des droits.1 Faut-il le quart? faut-il . . . .? J'ai besoin d'argent.

M. VANDERK (sonne). Monsieur, je vais vous la faire payer.
M. DESPARVILLE. A l'instant?

M. VANDERK. Oui, monsieur.

M. DESPARVILLE. A l'instant? prenez, prenez, monsieur. Ah, quel service vous me rendez! Prenez, prenez, monsieur.

1 Droit se dit dans le sens d'impôt (droits d'entrée, droits d'octroi), aussi dans celui de salaire, alloué à quelqu'un par la taxe, par un règlement. Le baron l'entend ici de l'escompte, c'est-à-dire de la remise faite au payeur par celui qui reçoit un payement avant l'échéance.

M. VANDERK (au domestique qui entre). Allez à ma caisse, apportez le montant de cette lettre, deux mille quatre cents livres. M. DESPARVILLE. Monsieur, au service que vous me rendez, pouvez-vous ajouter celui de me faire donner de l'or?

M. VANDERK. Volontiers, monsieur. (Au domestique.) Apportez la somme en or.

M. DESPARVILLE (au domestique qui sort.) Faites retenir, monsieur, l'escompte, l'à-compte.

M. VANDERK. Non, monsieur. Je ne prends point d'escompte, ce n'est point mon commerce; et, je vous l'avoue avec plaisir, ce service ne me coûte rien. Votre lettre vient de Cadix, elle est pour moi une rescription, elle devient pour moi de l'argent comptant.

M. DESPARVILLE. Monsieur, monsieur, voilà de l'honnêteté, voilà de l'honnêteté; vous ne savez pas toute l'obligation que je vous dois, toute l'étendue du service que vous me rendez.

M. VANDERK. Je souhaite qu'il soit considérable.

M. DESPARVILLE. Ah! monsieur! monsieur! que Vous êtes heureux! Vous n'avez qu'une fille, vous?

M. VANDERK. J'espère que j'ai un fils.

M. DESPARVILLE. Un fils! mais il est apparemment dans le commerce, dans un état tranquille; mais le mien, le mien, est dans le service: à l'instant que je vous parle, n'est-il pas occupé à se battre! M. VANDERK. A se battre?

M. DESPARVILLE. Oui, monsieur, à se battre. ... Un autre jeune homme, dans un café un étourdi lui a cherché querelle, je

ne sais pourquoi, je ne sais comment; il ne le sait pas lui-même. M. VANDERK. Que je vous plains! et qu'il est à craindre.... M. DESPARVILLE. A craindre! je ne crains rien: mon fils est brave, il tient de moi, et adroit, adroit: à vingt pas il couperait une balle en deux sur une lame de couteau. Mais il faut qu'il s'enfuie, c'est le diable! vous entendez bien, vous entendez: je me fie à vous, vous m'avez gagné l'âme.

M. VANDERK. Monsieur, je suis flatte de votre .... (On frappe un coup à la porte de dehors). Je suis flatté de ce que . . . . (Un second coup; M. Vanderk chancelle.)

M. DESPARVILLE. Ce n'est rien; c'est qu'on frappe chez vous (Un troisième coup, M. Vanderk tombe sur un siège.) Monsieur, vous ne vous trouvez pas indisposé?

M. VANDERK. Ah! monsieur, tous les pères ne sont pas malheureux! (Le domestique entre avec des rouleaux de louis.) Voilà votre somme! partez, monsieur, vous n'avez pas de temps à perdre. M. DESPARVILLE. Que vous m'obligez!

M. VANDERK. Permettez-moi de ne pas vous reconduire.

M. DESPARVILLE. Ah! vous avez affaire! Ah! le brave homme! ah! l'honnête homme! Monsieur, mon sang est à vous; restez, restez, restez, je vous en prie. (Il sort.)

M. VANDERK. Mon fils est mort! je ne l'ai pas embrassé. . .

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Je l'ai vu la ... et

Cette scène, bien jouée, est des plus émouvantes. Cet homme qui fait sur lui-même un effort presque surhumain, et qui, au moment où il croit apprendre la mort de son fils unique, remet au père du meurtrier

la somme qui doit favoriser la fuite de ce dernier, cet homme mérite en effet le nom de philosophe. Bientôt Antoine arrive, et, tout éperdu, d'une voix entrecoupée à chaque instant par des sanglots, il fait un récit des plus confus de ce qu'il croit avoir vu. (Scène VI.)

ANTOINE. J'étais très loin, mais j'ai vu, j'ai vu . ... Ah! monsieur.

M. VANDERK. Mon fils!

ANTOINE. Oui, ils se sont approchés à bride abattue. L'officier a tiré, votre fils ensuite. L'officier est tombé d'abord; il est tombé le premier. Après cela, monsieur . . . . Ah! mon cher maître! Les chevaux se sont séparés. . . . je suis accouru. (sanglotant). . . . Je.... je..

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....

M. VANDERK. Voyez si mes chevaux sont mis: faites approcher par la porte de derrière, venez m'avertir: courons-y, peut-être n'est-il que blessé. ANTOINE. Mort mort! j'ai vu sauter son chapeau: mort!

A ces mots, Victorine qui seule dans la maison, ne s'était pas laisser tromper à la joie affectée de M. Vanderk, s'élance sur la scène en criant: Mort! Ah! qui donc? qui donc ?"

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C'est en vain que M. Vanderk affecte un air tranquille en présence de Victorine. Il lui ordonne de tâcher de parler à part à Mine Vanderk et de lui dire qu'il est forcé de sortir à l'instant, que sa femme ne doit pas s'inquiéter, mais faire en sorte qu'on ne s'aperçoive pas de son absence. A ces mots, qui ne lui apprennent que trop la triste vérité, Victorine éclate en sanglots et s'écrie: Mort! et qui donc? Monsieur votre fils?" M. Vanderk père. Victorine!" Victorine. J'y vais, monsieur: non, je ne pleurerai pas, je ne pleurerai pas." Tout en disant cela elle éclate de nouveau en sanglots. M. Vanderk père. ,,Non, restez, je vous l'ordonne: vos pleurs vous trahiraient; je vous défends de sortir d'ici que je ne sois rentré." Tout à coup Victorine pousse un grand cri de joie, elle vient d'apercevoir le jeune Vanderk, qui entre et se jette dans les bras de son père. En même temps entrent en scène M. le baron Desparville et son fils, l'officier. C'est ce dernier qui éclaircit le mystère en rendant compte de la belle conduite de son adversaire:

Nous nous sommes rencontrés; j'ai couru sur lui, j'ai tiré: il a foncé sur moi, il m'a dit: Je tire en l'air; il l'a fait. Ecoutez, m'a-t-il dit, j'ai cru hier que vous insultiez mon père, en parlant des négociants. Je vous ai insulté; j'ai senti que j'avais tort: je vous en fais mes excuses. N'êtes-vous pas content? Éloignez-vous, et recommençons. Je ne puis, monsieur, vous exprimer ce qui s'est passé en moi: je me suis précipité de mon cheval; il en a fait autant, et nous nous sommes embrassés."

-

Toute la famille, impatiente de l'absence de M. Vanderk père et de M. Vanderk fils, arrive après ce récit; on présente les nouveaux-venus, et on les invite à dîner.

Mais alors le vieil Antoine entre en scène tout triste pour annoncer à son maître que la voiture est prête. Rien n'égale son étonnement et sa joie quand il aperçoit le jeune Vanderk sain et sauf au milieu de la famille. Il s'écrie: Je ne sais si c'est un rêve. Ah! quel bonheur! il fallait que je fusse aveugle!"

En effet, l'invraisemblance de la conduite du vieil Antoine, qui accourt frapper les trois coups funestes sur la foi d'un chapeau sautant en l'air et sans s'assurer si son jeune maître est réellement mort, est le seul côté faible de cette belle pièce, à laquelle George Sand a donné une suite, sous le titre de Mariage de Victorine, charmante pièce qui a eu un grand succès au Théâtre-Français de Paris.

1 Foncer sur qn., expression populaire pour se jeter sur qn.

MARMONTEL.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.

JEAN-FRANÇOIS MARMONTEL naquit en 1723, à Bort, dans le Limousin, de parents pauvres. Élevé chez les jésuites, il débuta dans la carrière des lettres en remportant plusieurs prix de poésie, d'abord à l'Académie des Jeux floraux à Toulouse, et ensuite à l'Académie française. Il fit représenter quelques tragédies médiocres; mais la froideur avec laquelle ses dernières pièces furent reçues le dégoûta du théâtre. Il écrivit alors pour le journal le Mercure des Contes moraux qui offrent un vif intérêt, mais qui ne sont pas toujours dignes de leur titre, et il fit pour l'Encyclopédie1 une série d'articles littéraires, qui furent plus tard réunis sous le titre d'Eléments de Littérature. En 1767, il publia Bélisaire, roman dit philosophique, empreint de l'esprit du temps et rempli de déclamations. Cet ouvrage attira sur lui les condamnations de la Sorbonne, ce qui ne l'empêcha pas d'être nommé historiographe de France (1771). Ensuite Marmontel donna plusieurs opéras-comiques dont Grétry fit la musique et qui eurent un très grand succès. Il publia les Incas, roman poétique, où il expose les effets du fanatisme, et une Histoire de la régence du duc d'Orléans. Enfin il a laissé des Mémoires fort intéressants. Pendant les orages de la révolution, Marmontel s'éloigna de Paris. Il fut, en 1797, nommé député au Conseil des Anciens; il en fut exclu en 1799, et mourut peu de temps après.

Marmontel ne fut supérieur en aucun genre; mais ses écrits se distinguent par la pureté et l'élégance du style..

LA NARRATION ORATOIRE.

(Éléments de Littérature II.)

Cicéron la définit l'exposition des faits, ou propres à la cause, ou étrangers, mais relatifs et adhérents à la cause même.

Trois qualités lui sont essentielles: la brièveté, la clarté et la vraisemblance.

La narration sera courte et précise, si elle ne remonte pas plus haut, et ne s'étend pas plus loin que la cause ne l'exige, et si, lorsqu'on n'aura besoin que d'exposer les faits en masse, elle en néglige les détails (car souvent c'est assez de dire qu'une chose s'est faite, sans exposer comment elle s'est faite); si elle ne se permet aucun écart; si elle fait entendre ce qu'elle ne dit pas; si elle omet nonseulement ce qui nuirait à la cause, mais ce qui n'y servirait point; si elle ne dit qu'une fois ce qu'il y a d'essentiel à dire, et si elle ne dit rien de plus.

载 1 Voyez page 380, la notice sur Diderot.

1412 Grétry, célèbre compositeur, surnommé le Molière de la musique, naquit en 1741 à Liège et mourut en 1814, dans l'Ermitage de Montmorency, qu'avait habité J.-J. Rousseau.

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