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mienne, l'un: Il n'y a rien là de supportable: un autre: Quelle musique enragée! un autre: Quel diable de sabbat!

Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le menuet. A peine en eut-on joué quelques mesures, que j'entendis partir de toutes parts les éclats de rire. Chacun me félicitait sur mon joli goût de chant; on m'assurait que ce menuet ferait parler de moi, et que je méritais d'être chanté partout. Je n'ai pas besoin de dépeindre mon angoisse, ni d'avouer que je la méritais bien.

VI. PREMIER VOYAGE DE J.-J. ROUSSEAU A PARIS.

(CONFESSIONS, Ière partie, livre IV.)

Quand on me consulta sur ce que je voulais faire, je marquai beaucoup d'envie d'aller à Paris. Monsieur l'ambassadeur1 goûta cette idée, qui tendait au moins à le débarrasser de moi. M. de Merveilleux, secrétaire interprète de l'ambassade, dit que son ami M. Godard, colonel suisse au service de France, cherchait quelqu'un pour le mettre auprès de son neveu, qui entrait fort jeune au service, et pensa que je pourrais lui convenir. Sur cette idée assez légèrement prise mon départ fut résolu; et moi, qui voyais un voyage à faire et Paris au bout, j'en fus dans la joie de mon cœur. On me donna quelques lettres, cent francs pour mon voyage accompagnés de fort bonnes leçons, et je partis.

Je mis à ce voyage une quinzaine de jours, que je peux compter parmi les heureux de ma vie. J'étais jeune, je me portais bien, j'avais assez d'argent, beaucoup d'espérance, je voyageais à pied, et je voyageais seul. On serait étonné de me voir compter un pareil avantage, si déjà l'on n'avait dû se familiariser avec mon humeur. Mes douces chimères me tenaient compagnie, et jamais la chaleur de mon imagination n'en enfanta de plus magnifiques. Quand on m'offrait quelque place vide dans une voiture, ou que quelqu'un m'accostait en route, je rechignais de voir renverser la fortune dont je bâtissais l'édifice en marchant. Cette fois mes idées étaient martiales. J'allais m'attacher à un militaire et devenir militaire moimême; car on avait arrangé que je commencerais par être cadet. Je croyais déjà me voir en habit d'officier, avec un beau plumet blanc. Mon cœur s'enflait à cette noble idée. J'avais quelque teinture de géométrie et de fortifications; j'avais un oncle ingénieur; j'étais en quelque sorte enfant de la balle.2 Ma vue courte offrait un peu d'obstacle, mais qui ne m'embarrassait pas; et je comptais bien, à force de sang-froid et d'intrépidité, suppléer à ce défaut. J'avais lu que le maréchal Schomberg avait la vue très courte; pourquoi le maréchal Rousseau ne l'aurait-il pas? Je m'échauffais tellement sur ces folies, que je ne voyais plus que troupes, remparts, gabions, batteries, et moi, au milieu du feu et de la fumée, donnant tranquillement mes ordres, la lorgnette à la main. Cependant, quand je passais dans des campagnes agréables, que je voyais des bocages

1 L'ambassadeur de France, en Suisse, qui résidait alors à Soleure. 2 Enfant de la balle, expression figurée et populaire qui désigne proprement l'enfant d'un maître de jeu de paume et, par extension, toute personne élevée dans la profession de son père.

et des ruisseaux, ce touchant aspect me faisait soupirer de regret; je sentais au milieu de ma gloire que mon cœur n'était pas fait pour tant de fracas; et bientôt, sans savoir comment, je me retrouvais au milieu de mes chères bergeries, renonçant pour jamais aux travaux de Mars.

Combien l'abord de Paris démentit l'idée que j'en avais! La décoration extérieure que j'avais vue à Turin, la beauté des rues, la symétrie et l'alignement des maisons, me faisaient chercher à Paris autre chose encore. Je m'étais figuré une ville aussi belle que grande, de l'aspect le plus imposant, où l'on ne voyait que de superbes rues, des palais de marbre et d'or. En entrant par le faubourg Saint-Marceau, je ne vis que de petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l'air de la malpropreté, de la pauvreté, des mendiants, des charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisane et de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d'abord à un tel point, que tout ce que j'ai vu depuis à Paris de magnificence réelle n'a pu détruire cette première impression, et qu'il m'en est resté toujours un secret dégoût pour l'habitation de cette capitale. Je puis dire que tout le temps que j'y ai vécu dans la suite ne fut employé qu'à y chercher des ressources pour me mettre en état d'en vivre éloigné. Tel est le fruit d'une imagination trop active, qui exagère par dessus l'exagération des hommes et voit toujours plus que ce qu'on lui dit. On m'avait tant vanté Paris, que je me l'étais figuré comme l'ancienne Babylone, dont je trouverais peut-être autant à rabattre, si je l'avais vue, du portrait que je m'en suis fait. même chose m'arriva à l'Opéra, où je me pressai d'aller le lendemain de mon arrivée; la même chose m'arriva dans la suite à Versailles; dans la suite encore en voyant la mer, et la même chose m'arrivera toujours en voyant des spectacles qu'on m'aura trop annoncés: car il est impossible aux hommes et difficile à la nature ellemême de passer en richesse mon imagination.

VII. LETTRES DE J.-J. ROUSSEAU.

1. A MADAME LA MARQUISE DE MENARS.

Paris, le 20. décembre 1754.

La

Madame, Si vous prenez la peine de lire l'incluse, vous verrez pourquoi j'ai l'honneur de vous l'adresser. Il s'agit d'un paquet que vous avez refusé de recevoir, parce qu'il n'était pas pour vous, raison qui n'a pas paru si bonne à monsieur votre gendre. En confiant la lettre à votre prudence, pour en faire l'usage que vous trouverez à propos, je ne puis m'empêcher, madame, de vous faire réfléchir au hasard qui fait que cette affaire parvient à vos oreilles. Combien d'injustices se font tous les jours à l'abri du rang et de la puissance, et qui restent ignorées, parce que le cri des opprimés n'a pas la force de se faire entendre! C'est surtout, madame, dans votre condition qu'on doit apprendre à écouter la plainte du pauvre et la voix de l'humanité, de la commisération, ou du moins celle de la justice.

Vous n'avez pas besoin, sans doute, de ces réflexions, et ce n'est pas à moi qu'il conviendrait de vous les proposer; mais ce sont des avis qui, de votre part, ne sont peut-être pas inutiles à vos enfants. Je suis avec respect, etc.

2. A M. LE COMTE DE LASTIC.
(Incluse dans la précédente.)

Paris, le 20 décembre 1754.

Sans avoir l'honneur, monsieur, d'être connu de vous, j'espère qu'ayant à vous offrir des excuses et de l'argent, ma lettre ne saurait être mal reçue.

J'apprends que mademoiselle de Cléry a envoyé de Blois un panier à une bonne vieille femme nommée madame Le Vasseur, et si pauvre qu'elle demeure chez moi; que ce panier contenait, entre autres choses, un pot de vingt livres de beurre; que le tout est parvenu, je ne sais comment, dans votre cuisine; que la bonne vieille, l'ayant appris, a eu la simplicité de vous envoyer sa fille, avec la lettre d'avis, vous redemander son beurre, ou le prix qu'il a coûté, et qu'après vous être moqués d'elle, selon l'usage. vous et madame votre épouse, vous avez, pour toute réponse, ordonné à vos gens de la chasser.

1

J'ai tâché de consoler la bonne femme affligée, en lui expliquant les règles du grand monde et de la grande éducation; je lui ai prouvé que ce ne serait pas la peine d'avoir des gens, s'ils ne servaient à chasser le pauvre quand il vient réclamer son bien; et en lui montrant combien justice et humanité sont des mots roturiers, je lui ai fait comprendre, à la fin, qu'elle est trop honorée qu'un comte ait mangé son beurre. Elle me charge donc, monsieur, de vous témoigner sa reconnaissance de l'honneur que vous lui avez fait, son regret de l'importunité qu'elle vous a causée, et le désir qu'elle aurait que son beurre vous eût paru bon.

Que si par hasard il vous en a coûté quelque chose pour le port du paquet à elle adressé, elle offre de vous le rembourser, comme il est juste. Je n'attends là-dessus que vos ordres pour exécuter ses intentions, et vous supplie d'agréer les sentiments avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.

3. A MADAME DE CRÉQUI.

Montmorency, le 7 juin 1762. Je vous remercie, madame, de l'avis que vous voulez bien me donner; on me le donne de toutes parts, mais il n'est pas de mon usage: J.-J. Rousseau ne sait point se cacher. D'ailleurs, je vous avoue qu'il m'est impossible de concevoir à quel titre un citoyen de Genève, imprimant un livre en Hollande, avec privilège des États-Généraux, en peut devoir compte au parlement de Paris. Au reste, j'ai rendu gloire à Dieu, et parlé pour le bien des hommes. Pour une si digne cause, je ne refuserai jamais de souffrir. Je vous réitère mes remercîments, madame, et n'oublierai point ce soin de votre amitié.

4. A M. MOULTOU.

Yverdun, le 15 juin 1762

Vous aviez mieux jugé que moi, cher Moultou; l'événement à justifié votre prévoyance, et votre amitié voyait plus clair que moi

1 On dirait aujourd'hui: vous et madame la comtesse. Madame votre épouse est devenue une expression ridicule, qu'on n'entend plus employer que par les petits bourgeois de province.

sur mes dangers. Après la résolution où vous m'avez vu dans ma précédente lettre, vous serez surpris de me savoir maintenant à Yverdun; mais je puis vous dire que ce n'est pas sans peine et sans des considérations très graves que j'ai pu me déterminer à un parti si peu de mon goût. J'ai attendu jusqu'au dernier moment sans me laisser effrayer, et ce ne fut qu'un courrier venu dans la nuit du 8 au 9, de M. le prince de Conti à madame de Luxembourg, qui apporta les détails sur lesquels je pris sur-le-champ mon parti. Il ne s'agissait plus de moi seul, qui, sûrement, n'ai jamais approuvé le tour qu'on a pris dans cette affaire, mais des personnes qui, pour l'amour de moi, s'y trouvaient intéressées et que, une fois arrêté, mon silence même, ne voulant pas mentir, eût compromises. Il a donc fallu fuir, cher Moultou, et m'exposer, dans une retraite assez difficile, à toutes les transes des scélérats, laissant le parlement dans la joie de mon évasion, et très résolu de suivre la contumace aussi loin qu'elle peut aller. Ce n'est pas, croyez-moi, que ce corps me haïsse et ne sente fort bien son iniquité; mais voulant fermer la bouche aux dévots en poursuivant les jésuites, il m'eût, sans égard pour mon triste état, fait souffrir les plus cruelles tortures; il m'eût fait brûler vif avec aussi peu de plaisir que de justice, et simplement parce que cela l'arrangeait. Quoi qu'il en soit, je vous jure, cher Moultou, devant ce Dieu qui lit dans mon cœur, que je n'ai rien fait en tout ceci contre les lois; que non-seulement j'étais parfaitement en règle, mais que j'en avais les preuves les plus authentiques, et, qu'avant de partir, je me suis défait volontairement de ces preuves pour la tranquillité d'autrui.

Je suis arrivé ici hier matin, et je vais errer dans ces montagnes jusqu'à ce que j'y trouve un asile assez sauvage pour y passer en paix le reste de mes misérables jours. Un autre me demanderait peut-être pourquoi je ne me retire pas à Genève: mais, ou je connais mal mon ami Moultou, ou il ne me fera sûrement pas cette question; il sentira que ce n'est point dans la patrie qu'un malheureux proscrit doit se réfugier; qu'il n'y doit point porter son ignominie, ni lui faire partager ses affronts. Que ne puis-je, dès cet instant, y faire oublier ma mémoire! N'y donnez mon adresse à personne: n'y parlez plus de moi; ne m'y nommez plus. Que mon nom soit effacé de dessus la terre! Ah! Moultou, la Providence s'est trompée; pourquoi m'a-t-elle fait naître parmi les hommes, en me faisant d'une autre espèce qu'eux?

Sire,

5. AU ROI DE PRUSSE.

A Motiers-Travers, juillet 1762.

J'ai dit beaucoup de mal de vous; j'en dirai peut-être encore: cependant, chassé de France, de Genève, du canton de Berne, je viens chercher un asile dans vos États. Ma faute est peut-être de n'avoir pas commencé par là; cet éloge est de ceux dont vous êtes digne. Sire, je n'ai mérité de vous aucune grâce, et je n'en demande pas; mais j'ai cru devoir déclarer à Votre Majesté que j'étais en son pouvoir, et que j'y voulais être; elle peut disposer de moi comme il lui plaira.

1 Dans le canton, alors la principauté de Neuchâtel.

DIDEROT.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.

DENIS DIDEROT, né à Langres en 1713, était le fils d'un coutelier. De bonne heure il montra des talents hors ligne. Destiné à l'état ecclésiastique, il y renonça bientôt pour se vouer aux lettres et ne tarda pas à se faire connaître par des écrits qui prêchaient le scepticisme en matière de religion et qui lui attirèrent des persécutions et des condamnations. S'étant associé le mathématicien d'Alembert (1717-1783), Voltaire, Rousseau et d'autres gens de lettres, il publia l'Encyclopédie, immense ouvrage où toutes les sciences sont traitées par articles rangés alphabétiquement, et qui est l'expression la plus fidèle des doctrines du 18e siècle. Diderot donna aussi deux drames d'un genre tout nouveau, le Fils naturel et le Père de famille, qui n'eurent pas un très grand succès en France, mais qui inaugurèrent en Allemagne le genre du drame bourgeois, dont Iffland est le principal représentant. Pendant trois ans, de 1765 à 1767, il rédigea pour Grimm, qui était le correspondant littéraire de plusieurs souverains, un compte-rendu des Salons, qui est demeuré le modèle du genre, et qui est l'un des principaux titres de l'auteur à la célébrité. En 1765, il se vit réduit à vendre sa bibliothèque: l'impératrice de Russie, Catherine II, l'acheta, à condition qu'il continuerait d'en jouir; et, dès ce moment elle se chargea de pourvoir à tous ses besoins. En 1773, Diderot fit un voyage à Saint-Pétersbourg pour visiter sa bienfaitrice. Revenu à Paris, il vécut fort retiré et mourut en 1784. Comme écrivain, Diderot brille par le mouvement, la chaleur, la hardiesse; mais il ne sait pas tempérer son imagination, et il tombe souvent dans la déclamation.

Les ouvrages de Diderot peuvent, encore moins que ceux de J.-J. Rousseau, être analysés et recommandés à de jeunes lecteurs. Nous nous bornons à reproduire un fragment propre à donner une idée de la manière et du style de cet écrivain.

MONTESQUIEU ET CHESTERFIELD.

Le président de Montesquieu et milord Chesterfield3 se rencontrèrent, faisant l'un et l'autre le voyage d'Italie. Ces hommes étaient faits pour se lier promptement; aussi la liaison entre eux fut-elle

1 C'est-à-dire des expositions de tableaux.

2 Voyez page 289.

8 Lord Chesterfield (1694-1779), connu surtout par ses Lettres à son fils, écrites avec une élégance remarquable et dans lesquelles il lui donne des conseils sur sa conduite dans le monde.

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