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MARIVAUX.

PIERRE DE MARIVAUX naquit à Paris en 1688, et y mourut en 1763. Son père, qui appartenait à la noblesse de robe et était directeur de la Monnaie de Riom, le fit élever avec soin, mais ne lui laissa point de fortune. Admis de bonne heure dans la société la plus brillante de Paris, Marivaux s'y fit remarquer comme bel esprit. Il écrivit des romans qui eurent une grande vogue, mais il travailla surtout pour le théâtre et donna, soit au Théâtre-Italien, soit à la Comédie-Française, soit à des théâtres de société, un très grand nombre de comédies, qui eurent pour la plupart du succès et dont quatre sont encore représentées de nos jours. Ce sont les Jeux de l'amour et du hasard (1730), le Legs, les fausses Confidences (1736) et l'Epreuve (1740).

Marivaux est un écrivain spirituel et un profond connaisseur du cœur humain, mais il tombe souvent dans une trop grande subtilité et dans une extrême affectation de langage; il semble être toujours à la recherche d'expressions détournées de leur sens naturel. Pour persifler sa manière, on a inventé le mot marivaudage, que l'on applique aujourd'hui, par extension, au style précieux des écrivains qui courent après le bel esprit.

Pour faire connaître à nos lecteurs la manière et le style de Marivaux, nous donnerons une courte analyse et une scène de la comédie:

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Les personnages de la pièce sont la Comtesse, le Marquis, Hortense, jeune parente du marquis, fiancée du Chevalier, enfin Lisette, suivante de la comtesse, et le Gascon Lépine, valet du marquis.

Un parent riche, qui vient de mourir, a laissé au marquis six cent mille francs, à la charge d'épouser sa parente Hortense ou de lui payer un legs de deux cent mille francs. Le marquis aime la comtesse, il voudrait l'épouser, mais c'est un homme doux, paisible et extrêmement timide: il n'ose déclarer son amour à cette dame, qui lui impose. D'ailleurs il serait bien aise d'économiser les deux cent mille francs qu'il doit payer à Hortense, s'il refuse de la prendre pour femme. Il sait que cette jeune dame aime le chevalier, qu'elle en est aimée, et il espère que la légataire demandera elle-même à être dispensée des conditions du testament. Mais Hortense, dont le fiancé n'a qu'une fortune médiocre et qui connaît très bien l'amour du marquis pour la comtesse, désire de son côté qu'il la refuse et lui paye le legs du testateur.

Cette situation donne, de part et d'autre, naissance à un jeu d'intrigues qui fait le fond de la pièce. Hortense réussit à mettre dans ses intérêts Lépine, Gascon, qui dès lors s'évertue à vaincre la timidité de son maître et à lui procurer l'occasion de se déclarer à la comtesse. Au contraire, la suivante Lisette refuse d'entrer dans les vues d'Hortense; elle désire que sa maîtresse reste veuve. Le dialogue suivant, entre Lépine et Lisette suit immédiatement la scène où Hortense a tenté de gagner les deux domestiques.

1 Les orthoépistes veulent qu'on prononce lè (s et g muets); cependant de nos jours on dit plutôt lègue, surtout au Théâtre-Français.

SCÈNE III.

LÉPINE, LISETTE.

LISETTE. Nous n'avons rien à nous dire, monsieur de Lépine. J'ai affaire, et je vous laisse.

LÉPINE. Doucement, mademoiselle, retardez d'un moment; je trouve à propos de vous informer d'un petit accident qui m'arrive. LISETTE. Voyons.

LÉPINE. D'homme d'honneur, je n'avais pas envisagé vos grâces; je ne connaissais pas votre mine.

LISETTE. Qu'importe? Je vous en offre autant: c'est tout au plus si je connais actuellement la vôtre.

LÉPINE. Cette dame1 se figurait que nous nous aimions.
LISETTE. Eh bien! elle se figurait mal.

LÉPINE. Attendez; voici l'accident. Son discours a fait que mes yeux se sont arrêtés dessus? vous plus attentivement que de coutume. LISETTE. Vos yeux ont pris bien de la peine.

LÉPINE. Et vous êtes jolie, sandis! oh! très jolie.

LISETTE. Ma foi! monsieur de Lépine, vous êtes très galant, oh! très galant.

LÉPINE. A mon exemple, envisagez-moi, je vous prie; faites-en l'épreuve.

LISETTE. Oui-da. Tenez, je vous regarde.

LEPINE. Eh donc! Est-ce là ce Lépine que vous connaissiez? N'y voyez-vous rien de nouveau? Que vous dit le cœur?

LISETTE. Pas le mot. Il n'y a rien là pour lui.

LEPINE. Quelquefois pourtant nombre de gens ont estimé que j'étais un garçon assez revenant;5 mais nous y retournerons, c'est partie à remettre. Écoutez le restant. Il est certain que mon maître distingue tendrement votre maîtresse. Aujourd'hui même il m'a confié qu'il méditait de vous communiquer ses sentiments.

LISETTE. Comme il lui plaira. La réponse que j'aurai l'honneur de lui communiquer sera courte.

LÉPINE. Remarquons d'abondance que la comtesse se plaît avec mon maître, qu'elle a l'âme joyeuse en le voyant. Vous me direz que nos gens sont d'étranges personnes, et je vous l'accorde. Le marquis, homme tout simple, peu hasardeux dans le discours, n'osera jamais aventurer la déclaration; et des déclarations, la comtesse les épouvante. Dans cette conjoncture, j'opine que nous encouragions ces deux personnages. Qu'en sera-t-il? Qu'ils s'aimeront bonnement en toute simplesse, et qu'ils s'épouseront de même. Qu'en arrivera-t-il? Qu'en

1 Hortense.

2 On dit aujourd'hui sur vous.

3 Sandis ou sandienne, jurement gascon qui n'est autre chose qu'une altération ou une contraction des mots Par le sang de Dieu, déguisés pour en écarter l'horreur.

Da, contracté de di (dis) et va, particule qui donne plus de force à l'affirmation.

C'est-à-dire qui leur revenait, qu'ils trouvaient agréable.

Très comique dans la bouche d'un valet qui parle des maîtres. Ordinairement ce sont les maîtres qui disent nos gens en parlant de leurs domestiques. 7 Mot qui a vieilli; on dit aujourd'hui: simplicité.

me voyant votre camarade, vous me rendez votre mari, par la douce habitude de me voir. Eh done! Parlez, êtes-vous d'accord?

LISETTE. Non.

LEPINE. Mademoiselle, est-ce mon amour qui vous déplaît?
LISETTE. Oui.

LEPINE. En peu de mots vous dites beaucoup; mais considérez l'occurrence. Je vous prédis que nos maîtres se marieront: que la commodité vous tente.

LISETTE. Je vous prédis qu'ils ne se marieront point. Je ne veux pas, moi. Ma maîtresse, comme vous dites fort habilement, tient l'amour au-dessous d'elle; et j'aurai soin de l'entretenir dans cette humeur, attendu qu'il n'est pas de mon petit intérêt qu'elle se marie. Ma condition n'en serait pas si bonne, entendez-vous? Il n'y a pas d'apparence que la comtesse y gagne, et moi j'y perdrais beaucoup. J'ai fait un petit calcul là-dessus, au moyen duquel je trouve que tous vos arrangements me dérangent et ne me valent rien. Ainsi, croyez-moi, quelque jolie que je sois, continuez de n'en rien voir; laissez là la découverte que vous avez faite de mes grâces, et passez toujours sans y prendre garde.

LEPINE. (froidement). Je les ai vues, mademoiselle: j'en suis frappé, et n'ai de remède que votre cœur.

LISETTE. Tenez-vous donc pour incurable.
LÉPINE. Me donnez-vous votre dernier mot?
LISETTE. Je n'y changerai pas une syllabe.

(Elle veut s'en aller.)

3

LEPINE. (l'arrêtant). Permettez que je reparte. Vous calculez; moi de même. Selon vous, il ne faut pas que nos gens se marient: il faut qu'ils s'épousent, selon moi: je le prétends.

LISETTE. Mauvaise gasconnade.

LEPINE. Patience. Je vous aime, et vous me refusez le réciproque.* Je calcule qu'il me fait besoin, et je l'aurai, sandis!

LISETTE. Vous ne l'aurez pas, sandis!

LÉPINE. J'ai tout dit. Laissez parler mon maître qui nous arrive.

Après une série de scènes, amusantes surtout par la timidité du marquis. qui s'imagine qu'une déclaration offensera la comtesse, tandis qu'elle fait à la fin tout son possible pour la lui rendre facile; après avoir fait briller son talent pour faire parler ses personnages avec esprit sur des riens, l'auteur amène avec habileté le dénoûment prévu dès le premier mot et conclut le mariage entre la comtesse et le marquis, qui finit par se trouver heureux de payer son bonheur du léger sacrifice de deux cent mille francs.

C'est-à-dire: occasion favorable.

2 Aujourd'hui on dirait plutôt: par suite duquel.
8 C'est-à-dire que je réponde, que je réplique.

On dit ordinairement: la réciproque ou la réciprocité.

MONTESQUIEU.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

CHARLES DE SECONDAT, BARON DE MONTESQUIEU, naquit en 1689 au château de la Brède, près de Bordeaux. Son père, homme instruit, qui avait quitté, jeune encore, le service militaire, après s'y être distingué, dirigea son éducation et la conduisit jusqu'à l'étude du droit. Doué d'une activité extraordinaire, le jeune Montesquieu s'enfonça dans l'étude du droit écrit et des innombrables coutumes qui régissaient alors la France. Pour se délasser de ses travaux de jurisprudence il lisait des livres d'histoire et de voyages ou les productions des siècles classiques de la Grèce et de Rome.

En 1714, il fut reçu conseiller au parlement de Bordeaux. Un oncle paternel, président à mortier dans ce tribunal, laissa ses biens et sa charge à Montesquieu, qui, à son tour, fut nommé président à mortier en 1716.

En 1721, à l'âge de 32 ans, Montesquieu signala son entrée dans la carrière littéraire par les Lettres persanes, ouvrage léger de forme, frivole de ton, mais au fond très sérieux et très hardi. Dans ces Lettres, de prétendus Persans, voyageant en France, expriment leurs opinions, c'est-à-dire celles de Montesquieu, sur les mœurs des Européens et surtout des Français, et sur les questions les plus graves de la religion et de la politique. Montesquieu publia ce livre sous le voile de l'anonyme; le succès fut tel que l'auteur fut obligé de se faire connaître. Le caractère de cet ouvrage audacieusement satirique ne lui permettait guère de conserver sa magistrature parlementaire : il y renonça en 1726, pour devenir exclusivement et en toute indépendance homme de lettres. L'année suivante il entra à l'Académie, non sans une vive opposition, et seulement après avoir désavoué les plus hardies de ses Lettres persanes.

Voulant donner un champ plus étendu à ses observations et mûrir son esprit par la comparaison des différents peuples, Montesquieu se mit ensuite à voyager et visita une partie de l'Europe. Il alla d'abord à Vienne, puis à Venise et à Rome; de là il se rendit à Gênes, quitta l'Italie pour aller en Suisse, parcourut les pays arrosés par le Rhin, s'arrêta quelque temps en Hollande, s'embarqua avec son ami. lord Chesterfield, pour l'Angleterre, où il résida deux ans, et où il étudia la seule constitution libérale qui existât alors en Europe.

De retour en France, il se retira dans son château de la Brède, et, après deux années de recueillement, il publia, en 1734, les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, livre profond et original, qui mit le sceau à sa réputation d'écrivain et qui commença sa renommée de philosophe et de publiciste.

1 D'après les Études de Geruzez, la Biographie universelle et la Notice de Walkenaer. Comparez aussi page 507.

2 La grand'chambre du parlement avait un premier président et neuf présidents à mortier, ainsi appelés du mortier, c'est-à-dire du bonnet de velours noir qu'ils portaient.

C. Platz, Manuel de Littérature française. 10e éd.

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La précision et le coloris du style, joints à la profondeur des pensées, font de ce livre si court et si substantiel un des chefs-d'œuvre de la littérature française. Il est vrai qu'un grand nombre des assertions qu'il renferme, surtout sur les origines et les premiers temps de l'ancienne Rome, ne soutiennent plus aujourd'hui la critique, la science historique ayant fait des progrès immenses, principalement depuis Niebuhr et ses successeurs. Néanmoins les Considérations sont, de tous les ouvrages de Montesquieu, le plus parfait et, à coup sûr, celui qui mérite le plus d'être étudié par la jeunesse.

Après vingt années de méditation, Montesquieu donna, en 1748, la mesure de son génie par l'Esprit des Lois, livre remarquable qui a eu un immense succès, quoiqu'on y ait signalé, dès sa publication, de graves défauts. On trouvait que, pour établir certains principes, l'auteur empruntait ses exemples à des voyageurs suspects ou à des livres discrédités, qu'il concluait trop souvent du particulier au général, et qu'il attribuait à l'influence du climat et aux causes physiques des effets de causes purement morales. Quant à la forme, on reprochait avec justice à Montesquieu d'avoir morcelé un même sujet en petits chapitres qui ont quelquefois des titres insignifiants ou indéterminés, de manquer souvent d'ordre, de sorte que cette œuvre, dont le plan est si vaste, ne paraît être en quelque sorte qu'un amas d'admirables fragments. Malgré ces défauts, l'Esprit des Lois fut un événement dans l'histoire politique et littéraire, et le dix-huitième siècle n'a pas produit, en France, d'ouvrage plus riche en pensées neuves et en vues profondes.

Montesquieu ne fut pas seulement un grand écrivain, c'était un vrai sage et un homme bienfaisant, mais qui cachait soigneusement ses bienfaits. Une action généreuse, qui ne fut connue que malgré lui et après sa mort, mérite d'être citée. Montesquieu, étant à Marseille, prit un jour une embarcation pour se promener dans le port. Ayant lié conversation avec le jeune homme qui conduisait la barque et qui n'avait pas l'air d'un batelier ordinaire, il apprend que ce jeune homme est joaillier, mais qu'il rame au port tous les dimanches et jours de fête pour ajouter le produit de ce travail à ses autres épargnes et à celles de toute la famille, destinées à racheter son père, retenu esclave à Tétouan, dans l'empire du Maroc. Le célèbre écrivain prend note du nom du prisonnier et de l'endroit où il est captif; il fait payer par le consul de France une somme considérable pour la rançon du Marseillais, qui, rendu aux siens quelques mois après, est tout étonné quand il apprend que ce n'est pas à sa famille, comme on le lui avait dit à Tétouan, mais à un généreux inconnu qu'il doit sa liberté.

Montesquieu, dont la santé était depuis longtemps affaiblie par de longues veilles consacrées au travail, mourut à Paris en 1755, âgé de soixante-six ans.

Nous reproduisons parmi les œuvres de Montesquieu: 1) quelquesunes des Lettres persanes, 2) le sixième chapitre des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, qui traite de la conduite que les Romains tinrent pour soumettre les peuples, et 3) deux fragments de l'Esprit des Lois.

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