Page images
PDF
EPUB

VALERE. Justement, clle-même.

HECTOR. Oui, monsieur, j'ai tout vu.

Qu'on vend cher maintenant l'argent à la jeunesse!
Mais enfin, j'ai tant fait avec un peu d'adresse,
Qu'elle m'a reconduit d'un air fort obligeant;

Et vous aurez, je crois, au plus tôt votre argent.

VALÈRE. J'aurai les mille écus! O ciel! quel coup de grâce! Hector, mon cher Hector, viens ça que je t'embrasse. HECTOR. Comme l'argent rend tendre!

VALÈRE. Et tu crois qu'en effet

Je n'ai, pour en avoir, qu'à donner mon billet?
HECTOR. Qui le refuserait serait bien difficile:
Vous êtes aussi bon que banquier de la ville.
Pour la réduire au point où vous la souhaitez,
Il a fallu lever bien des difficultés:

Elle est d'accord de tout, du temps, des arrérages:
Il ne faut maintenant que lui donner des gages.

Valère fait la cour à la belle et riche Angélique, qui répond à son amour, mais ne consent à lui accorder sa main qu'à la condition qu'il renonce au jeu. L'amour du Joueur a des variations qui répondent, en sens inverse, aux vicissitudes de la table de jeu. S'il a été malheureux au jeu, il redevient amant passionné; s'il gagne, il n'écoute qu'avec distraction les éloges qu'on lui fait de la belle Angélique, dont il ne rougit pas de mettre le portrait en gage pour se procurer de l'argent.

ACTE III, SCÈNE VI.

VALERE (comptant son argent). Mille deux cent cinquante. HECTOR (à part). La flotte est arrivée avec les galions,1 Cela va diablement hausser nos actions.2

(haut.) J'ai vu pareillement, par votre ordre, Angélique: Elle m'a dit . . .

....

VALERE (frappant du pied). Morbleu! ce dernier coup me pique; Sans les cruels revers de deux coups inouïs,

J'aurais encor gagné plus de deux cents louis.

HECTOR. Cette fille, monsieur, de votre amour est folle.
VALERE (à part). Damon m'en doit encor deux cents sur sa parole.
HECTOR (le tirant par la manche).

Je parlo d'Angélique, et depuis fort

Monsieur, écoutez-moi; calmez

un peu vos sens;

longtemps.

VALERE (avec distraction). Ah! d'Angélique? Eh bien! comment

suis-je avec elle?

HECTOR. On n'y peut être mieux. Ah! monsieur, qu'elle est belle! Et que j'ai de plaisir à vous voir raccroché!

VALERE (avec distraction). A te dire le vrai, je n'en suis pas fâché. HECTOR. Comment! quelle froideur s'empare de votre âme! Quelle glace! Tantôt vous étiez tout de flamme.

Voici comment Valère juge le jeu quand il se promène dans sa chambre en comptant et recomptant avec délices les pièces d'or qu'il a gagnées:

1 Galions, grands bâtiments de charge, que l'Espagne employait autrefois pour les voyages aux colonies d'Amérique et qui servaient principalement à transporter en Europe les produits des mines du Pérou, du Mexique, etc.

2 Action dans le sens de part d'intérêt dans une entreprise commerciale.

VALÈRE. Il n'est point dans le monde un état plus aimable

Que celui d'un joueur: sa vie est agréable;

Ses jours sont enchaînés par des plaisirs nouveaux;

Comédie, opéra, bonne chère, cadeaux:

Il traîne en tous les lieux la joie et l'abondance:
On voit régner sur lui l'air de magnificence;
Tabatières, bijoux: sa poche est un trésor:
Sous ses heureuses mains le cuivre devient or.
Le jeu rasssemble tout; il unit à la fois
Le turbulent marquis, le paisible bourgeois,
La femme du banquier, dorée et triomphante,
Coupe1 orgueilleusement la duchesse indigente.
Là, sans distinction, on voit aller de pair

Le laquais d'un commis2 avec un duc et pair;
Et, quoi qu'un sort jaloux nous ait fait d'injustices,

De sa naissance ainsi l'on venge les caprices.

HECTOR. A ce qu'on peut juger de ce discours charmant, Vous voilà donc en grâce avec l'argent.comptant.

Tant mieux. Pour se conduire en bonne politique,

Il faudrait retirer le portrait d'Angélique.

VALÈRE. Nous verrons.

[merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors]

Ce singulier respect que le joueur a pour l'argent gagné au jeu, au point de ne pas vouloir s'en servir même pour dégager le portrait de celle qu'il aime, est d'une vérité frappante. Mais la fortune ne sourit pas longtemps à Valère. Voyons-le au quatrième acte.

VALÈRE.

ACTE IV, SCÈNE XIII.

Non, l'enfer en courroux et toutes ses furies

N'ont jamais exercé de telles barbaries.

Je te loue, ô destin, de tes coups redoublés!

Je n'ai plus rien à perdre, et tes vœux sont comblés.
Pour assouvir encor la fureur qui t'anime,

Tu ne peux rien sur moi: cherche une autre victime.
HECTOR. (à part). Il est sec.3

VALÈRE. De serpents mon cœur est dévoré; Tout semble en un moment contre moi conjuré.

(Il prend Hector à la cravate.) Parle. As-tu jamais vu le sort en son caprice Accabler un mortel avec plus d'injustice,

Le mieux assassiner? Perdre tous les partis,*

1 Couper, terme du jeu de cartes, c'est-à-dire séparer, avant la donne, un jeu en deux parties plus ou moins égales.

2 Il ne s'agit point ici du commis d'un marchand, mais du commis d'un fermier général. V. page 266, note 2. a En prose: Il est à sec.

Au lansquenet offrir le parti, donner, prendre, faire tenir le parti se dit pour parier d'une carte double ou triple contre une carte simple. Dans la plupart des éditions modernes on a remplacé tous les partis par tous les paris, ce qui donne le même sens. Mais Regnard a écrit partis.

C. Platz, Manuel de Littérature française. 10e éd.

17

Vingt fois le coupe-gorge, et toujours premier pris!
Réponds-moi donc, bourreau.

HECTOR. Mais ce n'est pas ma faute.

VALÈRE. As-tu vu de tes jours trahison aussi haute? Sort cruel, ta malice a bien su triompher;

Et tu ne me flattais que pour mieux m'étouffer.

Dans l'état où je suis, je puis tout entreprendre;

Confus, désespéré, je suis prêt à me pendre.

HECTOR. Heureusement pour vous, vous n'avez pas un sou Dont vous puissiez, monsieur, acheter un licou." Voudriez-vous souper?

VALERE. Que la foudre t'écrase!

Ah! charmante Angélique, en l'ardeur qui m'embrase,
A vos seules bontés je veux avoir recours!

Je n'aimerai que vous, m'aimerez-vous toujours?

Mon cœur, dans les transports de sa fureur extrême,

N'est point si malheureux, puisqu'enfin il vous aime.

HECTOR (à part). Notre bourse est à fond; et, par un sort nouveau, Notre amour recommence à revenir sur l'eau.

VALERE. Calmons le désespoir où la fureur me livre.

Approche ce fauteuil. (Hector approche un fauteuil, Valère s'assied.)
Va me chercher un livre.

HECTOR. Quel livre voulez-vous lire en votre chagrin?
VALÈRE. Celui qui te viendra le premier sous la main;

Il m'importe peu; prends dans ma bibliothèque.

HECTOR (Sort et rentre tenant un livre).

Voilà Sénèque.

VALERE. Lis.

HECTOR. Que je lise Sénèque? VALÈRE. Oui. Ne sais-tu pas lire?

HECTOR. Eh! vous n'y pensez pas,

Je n'ai lu de mes jours que dans des almanachs.
VALÈRE. Ouvre, et lis au hasard.

VALÈRE. Lis donc.

HECTOR. Je vais le mettre en pièces.

HECTOR (lit). > Chapitre six. Du mépris des richesses. >La fortune offre aux yeux des brillants mensongers; >>Tous les biens d'ici-bas sont faux et passagers; >>Leur possession trouble, et leur perte est légère: »Le sage gagne assez quand il peut s'en défaire.<< Lorsque Sénèque fit ce chapitre éloquent,

Il avait, comme vous, perdu tout son argent.

VALÈRE. Finis donc.

HECTOR. »>Que faut-il à la nature humaine? >> Moins on a de richesse, et moins on a de peine. >C'est posséder les biens que savoir s'en passer.<«< Que ce mot est bien dit! et que c'est bien penser!

1 Le coupe-gorge est le nom du plus malheureux coup du jeu de lansquenet. Il y a coupe-gorge quand celui qui tient les cartes amène sa carte la première. 2 Licou, corde qui sert à lier les bestiaux par le cou.

Ce Sénèque, monsieur, est un excellent homme.
Était-il de Paris?

VALÈRE. Non, il était de Rome.

Dix fois à carte triple être pris le premier!

HECTOR. Ah! monsieur, nous mourrons un jour sur un fumier. VALÈRE. Il faut que de mes maux enfin je me délivre:

J'ai cent moyens tout près pour m'empêcher de vivre,

La rivière, le feu, le poison et le fer.

HECTOR. Si vous vouliez, monsieur, chanter un petit air? Votre maître à chanter est ici: la musique

Peut-être calmerait cette humeur frénétique.

VALERE. Que je chante!

HECTOR. Monsieur

VALERE. Que je chante, bourreau!

Je veux me poignarder; la vie est un fardeau

Qui pour moi désormais devient insupportable.

HECTOR. Vous la trouviez pourtant tantôt bien agréable. >Qu'un joueur est heureux! sa poche est un trésor:

>Sous ses heureuses mains le cuivre devient or«<,

Disiez-vous.

VALERE. Ah! je sens redoubler ma colère.

HECTOR. Monsieur, contraignez-vous, j'aperçois votre père.

M. Géronte, père du joueur, voit avec autant d'étonnement que de plaisir que son fils se plaît à la lecture de Sénèque. Il demande si Valère a enfin obtenu la parole d'Angélique, et il est très mécontent d'apprendre qu'il n'a pas encore fait de démarche décisive. Le jeune homme s'empresse de réparer sa négligence et de se rendre auprès d'Angélique.

Nous l'y voyons au cinquième acte. Il entre tout joyeux, mais il est bientôt décontenancé par le froid accueil et la tristesse d'Angélique, qu'il trouve en compagnie de Dorante, son oncle et son rival. La jeune fille somme Valère de lui montrer le médaillon de prix, gage de son amour, dont elle lui a fait présent. Le joueur, après avoir fouillé dans toutes ses poches, fait semblant de se mettre en colère contre son domestique Hector, qu'il accuse d'avoir perdu le portrait. Le fripon déclare effrontément qu'il l'a confié à un peintre pour en faire une copie. Valère, aussi effronté que son valet, lui ordonne d'aller le chercher promptement. Mais tout à coup il voit paraître l'usurière, Mme la Ressource, chez laquelle il a mis le médaillon en gage, et qui, jusque-là, s'était tenue à l'écart. Cette honnête bijoutière, étant venue chez Angélique pour lui vendre des diamants, a montré, par hasard, le médaillon sur lequel elle a prêté de l'argent à Valère. Angélique indignée rompt décidément avec Valère et épouse Dorante.

Mais l'incorrigible joueur n'est pas homme à se désoler longtemps de cette disgrâce. Il en prend vite son parti en disant à son valet: Va, va, consolons-nous, Hector; et quelque jour

Le jeu m'acquittera2 des pertes de l'amour.

1 La plupart des éditions ont tout près, ce qui veut dire: Je n'ai pas besoin d'aller loin pour chercher ces moyens.

[ocr errors]

La leçon tout prêts (c'est-à-dire ces moyens sont tout préparés) donne à peu près le même sens. 2 C'est-à-dire: me dédommagera.

'

JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.

JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU, poète lyrique, né à Paris en 1670, était fils d'un cordonnier. Son père lui fit donner une excellente éducation littéraire, et le jeune homme promit de bonne heure de devenir un grand poète; Boileau lui-même daigna lui donner des conseils. Rousseau se vit, dès l'âge de 20 ans, recherché par les personnes du plus haut rang; il accompagna le maréchal de Tallard à Londres en qualité de secrétaire, et vécut ensuite à titre d'ami chez Rouillé de Coudray, directeur des finances. Il réussit surtout dans l'ode et dans l'épigramme; mais il s'attira le juste mépris du public en jouant un double rôle, celui de poète religieux dans ses odes et de poète licencieux dans ses épigrammes. En 1712, des couplets satiriques, remplis d'infâmes calomnies et dirigés contre des littérateurs estimés furent imprimés à Paris. On les imputa généralement à J.-B. Rousseau, et quoiqu'il se défendît d'en être l'auteur, il se vit traduit en justice comme diffamateur et banni à perpétuité du royaume par arrêt du parlement. Il se retira en Suisse, où il reçut un bon accueil du comte du Luc, ambassadeur de France. Il l'accompagna plus tard à Vienne, obtint la protection du prince Eugène de Savoie et se fixa enfin à Bruxelles. En 1716, on offrit à Rousseau des lettres de rappel: mais il ne voulut point en profiter, parce qu'on lui devait, disait-il, non pas une grâce, mais une réhabilitation publique. Il continua donc à vivre à Bruxelles en exil, et y mourut en 1741. Piron (v. page 307) composa pour lui l'épitaphe suivante:

Ci-gît l'illustre et malheureux Rousseau:

Le Brabant fut sa tombe et Paris son berceau.

Voici l'abrégé de sa vie,

Qui fut trop longue de moitié,
Il fut trente ans digne d'envie,
Et trente ans digne de pitié.

I. ODE III, TIRÉE DU PSAUME XLIX

SUR L'AVEUGLEMENT DES HOMMES DU SIÈCLE.

Qu'aux accents de ma voix la terre se réveille.
Rois, soyez attentifs; peuples, ouvrez l'oreille:

Que l'univers se taise et m'écoute parler.

Mes chants vont seconder les accords de ma lyre,
L'esprit saint me pénètre, il m'échauffe, il m'inspire
Les grandes vérités que je vais révéler.

L'homme en sa propre force a mis sa confiance,
Ivre de ses grandeurs et de son opulence,

L'éclat de sa fortune enfle sa vanité.

Mais, moment terrible, ô jour épouvantable,
Où la mort saisira ce fortuné coupable,
Tout chargé des liens de son iniquité!

« PreviousContinue »