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de fleurs, et nulle compassion ne pouvait garantir notre vie. C'était fait de nous, quand Mentor demanda tranquillement à parler au roi. Il lui dit:

O Aceste si le malheur du jeune Télémaque, qui n'a jamais porté les armes contre les Troyens, ne peut vous toucher, du moins que votre propre intérêt vous touche. La science que j'ai acquise des pré20 sages et de la volonté des dieux me fait connaître qu'avant que trois jours soient écoulés vous serez attaqué par des peuples barbares, qui viennent comme un torrent du haut des montagnes pour inonder votre ville et pour ravager tout votre pays. Hâtez-vous de les prévenir: mettez vos peuples sous les armes, et ne perdez pas un moment pour retirer au-dedans de vos murailles les riches troupeaux que vous avez dans la campagne. Si ma prédiction est fausse, vous serez libre de nous immoler dans trois jours; si au contraire elle est véritable, souvenez-vous qu'on ne doit pas ôter la vie à ceux de qui on la tient.

Aceste fut étonné de ces paroles que Mentor lui disait avec une assurance qu'il n'avait jamais trouvée en aucun homme. Je vois bien. répondit-il, ô étranger, que les dieux, qui vous ont si mal partagé pour tous les dons de la fortune, vous ont accordé une sagesse qui est plus estimable que toutes les prospérités. En même temps il retarda le sacrifice et donna avec diligence les ordres nécessaires pour prévenir l'attaque dont Mentor l'avait menacé. On ne voyait de tous côtés que des femmes tremblantes, des vieillards courbés, de petits enfants les larmes aux yeux, qui se retiraient dans la ville. Les bœufs mugissants et les brebis bêlantes venaient en foule, quittant les gras pâturages, et ne pouvant trouver assez d'étables pour être mis à couvert. C'étaient de toutes parts des cris confus de gens qui se poussaient les uns les autres, qui ne pouvaient s'entendre, qui prenaient dans ce trouble un inconnu pour leur ami, et qui couraient sans savoir où tendaient leurs pas. Mais les principaux de la ville, se croyant plus sages que les autres, s'imaginaient que Mentor était un imposteur, qui avait fait une fausse prédiction pour sauver sa vie.

Avant la fin du troisième jour, pendant qu'ils étaient pleins de ces pensées, on vit sur le penchant des montagnes voisines un tourbillon de poussière; puis on aperçut une troupe innombrable de barbares armés; c'étaient les Himériens, peuples féroces, avec les nations qui habitent sur les monts Nébrodes et sur le sommet d'Acratas, où règne un hiver que les zéphyrs n'ont jamais adouci. Ceux qui avaient méprisé la prédiction de Mentor perdirent leurs esclaves et leurs troupeaux. Le roi dit à Mentor: J'oublie que vous êtes des Grecs; nos ennemis deviennent nos amis fidèles. Les dieux vous ont envoyés pour nous sauver; je n'attends pas moins de votre valeur que de la sagesse de vos conseils; hâtez-vous de nous secourir.

Mentor montre dans ses yeux une audace qui étonne les plus fiers combattants. Il prend un bouclier, un casque, une épée, une lance; il range les soldats d'Aceste; il marche à leur tête, et s'avance en bon ordre vers les ennemis. Aceste, quoique plein de courage, ne peut dans sa vieillesse le suivre que de loin. Je le suis de plus près, mais je ne puis égaler sa valeur. Sa cuirasse ressemblait, dans le combat, à l'immortelle égide. La mort courait de rang en rang partout sous ses coups. Semblable à un lion de Numidie que la cruelle faim dévore, et qui entre dans un troupeau de faibles brebis, il dé

chire, il égorge, il nage dans le sang; et les bergers, loin de secourir le troupeau, fuient, tremblants, pour se dérober à sa fureur.

Ces barbares, qui espéraient de surprendre la ville, furent euxmêmes surpris et déconcertés. Les sujets d'Aceste, animés par l'exemple et par les ordres de Mentor, eurent une vigueur dont ils ne se croyaient point capables. De ma lance je renversai le fils du roi de ce peuple ennemi. Il était de mon âge, mais il était plus grand que moi; car ce peuple venait d'une race de géants qui étaient de la même origine que les Cyclopes: il méprisait un ennemi aussi faible que moi. Mais, sans m'étonner de sa force prodigieuse ni de son air sauvage et brutal, je poussai ma lance contre sa poitrine, et je lui fis vomir, en expirant, des torrents d'un sang noir. Il pensa m'écraser dans sa chute:1 le bruit de ses armes retentit jusqu'aux montagnes. Je pris ses dépouilles, et je revins trouver Aceste. Mentor, ayant achevé de mettre les ennemis en désordre, les tailla en pièces et poussa les fuyards jusque dans les forêts.

Un succès si inespéré fit regarder Mentor comme un homme chéri et inspiré des dieux. Aceste, touché de reconnaissance, nous avertit qu'il craignait tout pour nous si les vaisseaux d'Énée revenaient en Sicile; il nous en donna un pour retourner sans retardement en notre pays, nous combla de présents et nous pressa de partir pour prévenir tous les malheurs qu'il prévoyait; mais il ne voulut nous donner ni un pilote ni des rameurs de sa nation, de peur qu'ils ne fussent trop exposés sur les côtes de la Grèce. Il nous donna des marchands phéniciens, qui, étant en commerce avec tous les peuples du monde, n'avaient rien à craindre, et qui devaient ramener le vaisseau à Aceste quand ils nous auraient laissés à Ithaque.3

III. DIALOGUE ENTRE LOUIS XI ET PHILIPPE
DE COMMINES.+

LES FAIBLESSES ET LES CRIMES DES ROIS NE SAURAIENT ÊTRE CACHÉS.

LOUIS XI. On dit que vous avez écrit mon histoire.

PH. DE COMMINES. Il est vrai, Sire; et j'ai parlé en bon domestique.5 LOUIS XI. Mais on assure que vous avez raconté bien des choses dont je me serais passé volontiers.6

PH. DE COMMINES. Cela peut être; mais en gros, j'ai fait de vous un portrait fort avantageux. Voudriez-vous que j'eusse été un flatteur perpétuel, au lieu d'être un historien?

1 C'est-à-dire: il faillit m'écraser, il manqua de m'écraser, pour: il m'aurait presque écrasé.

2 Aujourd'hui on dit: sans retard.

3 Les petites îles, étant ordinairement regardées comme des villes, sont précédées de la préposition à au lieu de en; mais Fénelon écrit aussi en Ithaque.

4 Commines: voyez l'Introduction, page XXXI. Quant à Louis XI, comparez l'article Casimir Delavigne, dans ce Manuel, page 524.

5 Domestique; voyez page 144, note 2.

6 Proprement: dont je me serais passé volontiers qu'elles fussent racontées ou du récit desquelles je me serais passé volontiers.

LOUIS XI. Vous deviez parler de moi comme un sujet comblé des grâces de son maître.

PH. DE COMMINES. C'est le moyen de n'être cru de personne. La reconnaissance n'est pas ce qu'on cherche dans une histoire; au contraire, c'est ce qui la rend suspecte.

LOUIS XI. Pourquoi faut-il qu'il y ait des gens qui aient la démangeaison d'écrire! il faut laisser les morts en paix, et ne flétrir point leur mémoire.

PH. DE COMMINES. La vôtre était étrangement noircie: j'ai tâché d'adoucir les impressions déjà faites; j'ai relevé toutes vos bonnes qualités: je vous ai déchargé de toutes les choses odieuses. Que pouvais-je faire de mieux?

LOUIS XI. Ou vous taire, ou me défendre en tout. On dit que vous avez représenté toutes mes grimaces, toutes mes contorsions, lorsque je parlais tout seul, toutes mes intrigues avec de petites gens. On dit que vous avez parlé du crédit1 de mon prévôt, de mon médecin, de mon barbier et de mon tailleur; vous avez étalé mes vieux habits. On dit que vous n'avez pas oublié mes petites dévotions, surtout à la fin de mes jours; mon empressement à ramasser des reliques, à me faire frotter depuis la tête jusqu'aux pieds de l'huile de la sainte ampoule, et à faire des pèlerinages, par où2 je prétendais toujours avoir été guéri. Vous avez fait mention de ma petite Notre-Dame de plomb que je baisais dès que je voulais faire un mauvais coup; enfin de la croix de saint Laud, par laquelle je n'osais jurer sans vouloir garder mon serment, parce que j'aurais cru mourir dans l'année si j'y avais manqué. Tout cela est fort ridicule.

PH. DE COMMINES. Tout cela n'est-il pas vrai? Pouvais-je le taire? LOUIS XI. Vous pouviez n'en rien dire.

PH. DE COMMINES. Vous pouviez n'en rien faire.

LOUIS XI. Mais cela était fait, et il ne fallait pas le dire. PH. DE COMMINES. Mais cela était fait, et je ne pouvais pas le cacher à la postérité.

Louis XI. Quoi! ne peut-on pas cacher certaines choses?

PH. DE COMMINES. Et croyez-vous qu'un roi puisse être caché après sa mort, comme vous cachiez certaines intrigues pendant votre vie? Je n'aurais rien sauvé par mon silence, et je me serais déshonoré. Contentez-vous que je pouvais dire bien pis et être cru, et je ne l'ai pas voulu faire.

LOUIS XI. Quoi! l'histoire ne doit-elle pas respecter les rois?

PH. DE COMMINES. Les rois ne doivent-ils pas respecter l'histoire et la postérité, à la censure de laquelle ils ne peuvent échapper? Ceux qui veulent qu'on ne parle pas mal d'eux n'ont qu'une seule ressource, qui est de bien faire.

1 Crédit dans le sens de pouvoir, autorité, influence.

2 On dirait aujourd'hui: par lesquels.

REGNARD.'

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.

JEAN-FRANÇOIS REGNARD, le meilleur des poètes comiques du XVIIe siècle, après Molière, naquit à Paris en 1656 et mourut en 1709. Fils d'un riche négociant, il fit de grands voyages et mena, dans sa jeunesse, une vie fort aventureuse. Il fut pris, en revenant d'Italie, par des corsaires, vendu comme esclave à Alger, puis amené à Constantinople. Après une dure captivité, Regnard réussit à se faire racheter et revint en France.

En 1681, il quitta de nouveau sa patrie, parcourut la Flandre, la Hollande et le Danemark, arriva à Stockholm, parcourut toute la Laponie, pénétra jusqu'à la mer Glaciale et inscrivit sur un rocher ce vers devenu célèbre: Hic tandem stetimus nobis ubi defuit orbis.2

Après avoir traversé la Pologne, la Hongrie et l'Allemagne, il revint en France. En 1683, il acheta une charge de trésorier au bureau des finances. I vécut dès lors tantôt à Paris même, tantôt dans une belle campagne qu'il possédait à peu de distance de la capitale.

C'est dans cette agréable retraite qu'il écrivit la relation de ses voyages, et qu'il composa la plupart de ses comédies. Elles sont presque toutes en vers, et elles ont eu un grand succès au Théâtre-Français, où on les joue encore de nos jours. Les principales sont: le Joueur, le Distrait, les Ménechmes et le Légataire universel.

Regnard est loin d'égaler la profondeur de Molière; il n'a ni l'esprit d'observation ni la vigueur de style qu'on admire chez l'auteur du Tartuffe et du Misanthrope, mais il possède une gaieté soutenue, un fonds inépuisable de saillies et de traits plaisants et une grande facilité de diction. Nous donnerons une courte analyse d'une seule de ses pièces.

LE JOUEUR (1696).

Regnard était lui-même un joueur passionné; il n'est donc pas étonnant qu'il ait dépeint les vicissitudes de cette passion avec beaucoup de naturel et de verve. Mais il ne nous présente que le côté plaisant de ce terrible vice, dont le côté sérieux l'aurait conduit à faire un drame dans le genre de celui de l'écrivain allemand Iffland (1750-1814). Ni l'un ni l'autre ne se sentaient de taille, à montrer, comme Molière, ce que le vice a de hideux et à en faire néanmoins rire en même temps. Le jour commence à poindre; Hector, le valet du joueur Valère, attend depuis longtemps le retour de son maître, qui paraît enfin, en désordre et dans l'état d'un homme qui a joué toute la nuit.

HECTOR.

VALERE.

ACTE I, SCÈNE IV, V, VI.

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Mais je l'aperçois. Qu'il a l'air harassé!
On soupçonne aisément, à sa triste figure,

Qu'il cherche en vain quelqu'un qui prête à triple usure.
Quelle heure est-il?

HECTOR. Il est ... Je ne m'en souviens pas.

VALERE. Tu ne t'en souviens pas?

HECTOR. Non, monsieur.

VALERE. Je suis las

.

De tes mauvais discours; et tes impertinences HECTOR (à part). Ma foi, la vérité répond aux apparences. VALÈRE. Ma robe de chambre. (à part.) Euh!

HECTOR (à part). Il jure entre ses dents.

1 D'après les orthoépistes et les lexicographes ce nom doit se prononcer re-nar; cependant beaucoup de personnes, en France, le prononcent régulièrement.

2 Enfin nous nous sommes arrêtés ici, où le monde nous a manqué.

VALÈRE. Eh bien! faudra-t-il attendre encor longtemps?

HECTOR. Hé! la voilà, monsieur.

(Il se promène).

(Il suit son maître, tenant sa robe de chambre toute déployée.) VALERE (se promenant). Une école maudite1

Me coûte, en un moment, douze trous tout de suite.2

Que je suis un grand chien! Parbleu, je te saurai,
Maudit jeu de trictrac, ou bien je ne pourrai.
Tu peux me faire perdre, o fortune ennemie!
Mais me faire payer, parbleu, je t'en défie:
Car je n'ai pas un sou.

HECTOR (tenant toujours la robe). Vous plairait-il, monsieur.. VALERE (se promenant). Je me ris de tes coups, j'incague ta fureur.* HECTOR. Votre robe de chambre est, monsieur, toute prête. VALÈRE. Va te coucher, maraud; ne me romps point la tête. Va-t'en.

HECTOR. Tant mieux.

VALERE (se mettant dans un fauteuil). Je veux dormir dans ce fauteuil.
Que je suis malheureux! Je ne puis fermer l'œil.
Je dois de tous côtés, sans espoir, sans ressource,
Et n'ai pas, grâce au ciel, un écu dans ma bourse.
Hector!... Que ce coquin est heureux de dormir!
Hector!

HECTOR (derrière le théâtre). Monsieur!
VALÈRE. Eh bien! bourreau, veux-tu venir?

(Hector entre à moitié déshabillé.)

N'es-tu pas las encor de dormir, misérable?

HECTOR. Las de dormir, monsieur? Hé! je me donne au diable, Je n'ai pas eu le temps d'ôter mon justaucorps.*

VALERE. Tu dormiras demain.

HECTOR. (à part.) Il a le diable au corps.

VALERE. Est-il venu quelqu'un?

HECTOR. Il est, selon l'usage,
Venu maint créancier; de plus, un gros visage,
Un maître de trictrac qui ne m'est pas connu.
Le maître de musique est encore venu.
Ils reviendront bientôt.

M'as-tu déterré

VALÈRE. Bon. Pour cette autre affaire,

HECTOR. Qui? cette honnête usurière Qui nous prête, par heure, à vingt sous par écu?5

1 Faire une école veut dire en termes de jeu: oublier de marquer ses points ou marquer mal à propos.

2 Au jeu de trictrac, chaque fois que l'on a douze points, on met un fichet (petit morceau d'ivoire) dans un trou.

3 Incaguer, vieux mot du langage familier, qui signifie braver, défier. Le justaucorps de l'ancien costume a été remplacé par l'habit, la redingote et le veston.

L'écu était de trois francs ou de 60 sous. Prêter à 20 sous par écu signifie donc prêter à 3313 pour cent, ce qui est déjà une assez honnéte usure, quand on sous-entend par an; mais ce mauvais plaisant d'Hector ajoute encore par heure.

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