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FÉNELON.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

FRANÇOIS SALIGNAC DE LAMOTHE FÉNELON naquit en 1651 au château de Fénelon dans le Périgord, d'une famille noble et ancienne. Il fit ses humanités au collège de Cahors, puis à Paris. Il avait à peine 15 ans, lorsqu'on tenta sur lui l'épreuve oratoire qui avait réussi au jeune Bossuet, à l'hôtel de Rambouillet: on le fit prêcher sur un texte donné à l'improviste. Le jeune Fénelon n'étonna pas moins son auditoire que ne l'avait fait Bossuet. Après avoir terminé ses études de théologie au séminaire de Saint-Sulpice, à Paris, il fut ordonné prêtre à l'âge de 24 ans (1675). L'archevêque de Paris le chargea de l'instruction religieuse des jeunes protestantes nouvellement converties et réunies dans une maison d'éducation, appelée la maison des Nouvelles Catholiques. Ces fonctions, auxquelles il se voua pendant dix ans, inspirèrent à Fénelon le Traité de l'Education des Filles. Sur la recommandation de Bossuet, Louis XIV lui confia une mission dans le Poitou. Repoussant l'aide de la force, Fénelon réussit par la douceur à opérer un grand nombre de conversions.

A son retour, en 1689, il fut choisi par le roi, d'après le conseil de Madame de Maintenon, pour être le précepteur de son petit-fils, le duc de Bourgogne. Fénelon fit preuve d'une grande habileté dans l'exercice de cette fonction que le caractère emporté du jeune prince rendait très difficile. Il dompta, il disciplina cette nature rebelle et puissante, que moins de fermeté et de souplesse dans la main qui la dirigeait, aurait rendue intraitable. Fénelon réprima les défauts et développa les brillantes facultés de son élève, dont il sut se faire un ami.

Ce fut pour le duc de Bourgogne que Fénelon composa ses Fables, qui sont écrites dans une prose élégante, et ses Dialogues des Morts, où tant de leçons de saine morale sont données par des personnages historiques, parlant selon leur rôle et leur caractère.

Dans la même intention et comme complément de son œuvre pédagogique, Fénelon composa son principal ouvrage, les Aventures de Télémaque, livré plus tard à la publicité sans l'aveu de l'auteur. Ce livre, unique dans son genre, est une ingénieuse fiction, qui, sous la forme d'un roman, enseigne les devoirs d'un roi. Cependant dans le Télémaque, tout est représenté au point de vue moderne, et le lecteur n'aurait pas de l'antiquité une idée fort juste, s'il devait en puiser les premières notions dans ce livre. Quant à la diction, celle du Télémaque est une espèce de prose poétique, très appropriée au sujet; mais un étranger risquerait de s'égarer en la prenant pour modèle de style. Du reste cet ouvrage, dont la première édition complète, publiée par la famille de l'auteur, ne parut qu'en 1717, eut un succès prodigieux et fut traduit dans presque toutes les langues modernes.

1 D'après les Études de Geruzez, l'article Fénelon de la Biographie universelle et l'Éloge de Fénelon par La Harpe.

2 Voyez page 153. Pour l'hôtel de Rambouillet voyez page 63. C. Platz, Manuel de Littérature française. 10e éd.

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Nommé archevêque de Cambrai en 1694, Fénelon avait dû, malgré cette nouvelle dignité, continuer ses fonctions de précepteur du duc de Bourgogne. Mais une querelle théologique, où il s'engagea, et la publication du Télémaque, dans lequel Louis XIV et ses flatteurs croyaient voir des allusions injurieuses et une satire, le firent tomber en disgrâce. Fénelon fut séparé de son élève et relégué dans son diocèse.

En 1699, un écrit théologique de Fénelon, l'Explication des Maximes des Saints, fut condamné par le pape, à l'instigation de Bossuet qui, bien qu'ami de l'archevêque de Cambrai, était convaincu que les opinions exprimées dans ce livre étaient hérétiques. Fénelon se soumit avec humilité aux décisions du Saint-Siège. Dès lors il ne s'occupa plus que des soins de son ministère et de l'instruction du peuple et des enfants, donnant à ses diocésains l'exemple de toutes les vertus. Pendant le cruel hiver de 1709, il se dépouilla de tout pour nourrir l'armée française qui campait dans son diocèse. En 1713, il publia encore un écrit philosophique: le Traité de l'Existence de Dieu. Il mourut à Cambrai en 1715, à l'âge de 64 ans. Fénelon avait été reçu à l'Académie française en 1693.

Nous reproduisons dans notre Manuel: 1) la Lettre adressée par Fénelon à Louis XIV; 2) un fragment du premier livre des Aventures de Télémaque; 3) le Dialogue entre Louis XI et Commines.

I. LETTRE ADRESSÉE A LOUIS XIV.1

(1694.)

La personne, Sire, qui prend la liberté de vous écrire cette lettre, n'a aucun intérêt en ce monde. Elle ne l'écrit ni par chagrin, ni par ambition, ni par envie de se mêler des grandes affaires. Elle vous aime sans être connue de vous: elle regarde Dieu en votre personne. Avec toute votre puissance vous ne pouvez lui donner aucun bien qu'elle désire, et il n'y a aucun mal qu'elle ne souffrit de bon cœur pour vous faire connaître les vérités nécessaires à votre salut. Si elle vous parle fortement, n'en soyez pas étonné, c'est que la vérité est libre et forte. Vous n'êtes guère accoutumé à l'entendre. Les gens accoutumés à être flattés prennent aisément pour chagrin, pour âpreté et pour excès, ce qui n'est que la vérité toute pure. C'est la trahir, que de ne vous la montrer pas dans toute son étendue. Dieu est témoin que la personne qui vous parle le fait avec un cœur plein de zèle, de respect, de fidélité, et d'attendrissement sur tout ce qui regarde votre véritable intérêt.

Vous êtes né, Sire, avec un cœur droit et équitable; mais ceux qui vous ont élevé ne vous ont donné pour science de gouverner que la défiance, la jalousie, l'éloignement de la vertu, la crainte de tout mérite éclatant, le goût des hommes souples et rampants, la hauteur et l'attention à votre seul intérêt.

1 Cette lettre fut, dit-on, adressée par Fénelon au roi trois ans avant la paix de Ryswick (1697), qui termina la troisième guerre de Louis XIV contre l'Allemagne, dite guerre de la succession du Palatinat. Elle n'a été imprimée qu'en 1825, par les soins de M. Raynouard. Du reste des doutes, que nous ne croyons pas fondés, ont été élevés sur l'authenticité de cette belle lettre, qui fait le plus grand honneur à Fénelon, que le roi l'ait lue ou non.

Depuis environ trente ans vos principaux ministres ont ébranlé et renversé toutes les anciennes maximes de l'État, pour faire monter jusqu'au comble votre autorité, qui était devenue la leur parce qu'elle était dans leurs mains. On n'a plus parlé de l'État ni des règles; on n'a parlé que du roi et de son bon plaisir. On a poussé vos revenus et vos dépenses à l'infini. On vous a élevé jusqu'au ciel pour avoir effacé, disait-on, la grandeur de tous vos prédécesseurs ensemble, c'est-à-dire pour avoir appauvri la France entière, afin d'introduire à la cour un luxe monstrueux et incurable. Ils ont voulu vous élever sur les ruines de toutes les conditions de l'État, comme si vous pouviez être grand en ruinant tous vos sujets, sur qui votre grandeur est fondée. Il est vrai que vous avez été jaloux de l'autorité, peut-être même trop dans les choses extérieures; mais pour le fond chaque ministre a été le maître dans l'étendue de son administration. Vous avez cru gouverner, parce que vous avez réglé les limites entre ceux qui gouvernaient. Ils ont bien montré au public leur puissance, et on ne l'a que trop sentie. Ils ont été durs, hautains, injustes, violents, de mauvaise foi. Ils n'ont connu d'autre règle, ni pour l'administration du dedans de l'État, ni pour les négociations étrangères, que de menacer, que d'écraser, que d'anéantir tout ce qui leur résistait. Ils ne vous ont parlé que pour écarter de vous tout mérite qui pouvait leur faire ombrage. Ils vous ont accoutumé à recevoir sans cesse des louanges outrées, qui vont jusqu'à l'idolâtrie, et que vous auriez dû, pour votre honneur, rejeter avec indignation. On a rendu votre nom odieux, et toute la nation française insupportable à tous nos voisins. On n'a conservé aucun ancien allié, parce qu'on n'a voulu que des esclaves. On a causé depuis plus de vingt ans des guerres sanglantes. Par exemple, Sire, on fit entreprendre à Votre Majesté, en 1672, la guerre de Hollande pour votre gloire et pour punir les Hollandais qui avaient fait quelque raillerie, dans le chagrin où on les avait mis en troublant les règles du commerce établies par le cardinal de Richelieu.1 Je cite en particulier cette guerre, parce qu'elle a été la source de toutes les autres. Elle n'a eu pour fondement qu'un motif de gloire et de vengeance, ce qui ne peut jamais rendre une guerre juste; d'où il s'ensuit que toutes les frontières que vous avez étendues par cette guerre sont injustement acquises dans l'origine. Il est vrai, Sire, que les traités de paix subséquents? semblent couvrir et réparer cette injustice, puisqu'ils vous ont donné les places conquises; mais une guerre injuste n'en est pas moins injuste pour être heureuse. Les traités de paix signés par les vaincus ne sont point signés librement. On signe le couteau sous la gorge; on signe malgré soi pour éviter de plus grandes pertes; on signe, comme on donne sa bourse, quand il la faut donner ou mourir. Il faut donc, Sire, remonter jusqu'à cette origine de la guere de Hollande pour examiner devant Dieu toutes vos conquêtes.

Il est inutile de dire qu'elles étaient nécessaires à votre État; le bien d'autrui ne nous est jamais nécessaire. Ce qui nous est véritablement nécessaire, c'est d'observer une exacte justice. Il ne faut

1 Cette guerre dura de 1672-1678. Comparez page 143, note 2, et l'article Voltaire, Siècle de Louis XIV, page 341.

2 Les traités de Nimègue (1678) et de St.-Germain en Laye (1679).

pas même prétendre que vous soyez en droit de retenir toujours certaines places, parce qu'elles servent à la sûreté de vos frontières. C'est à vous à chercher cette sûreté par de bonnes alliances, par votre modération, ou par les places que vous pouvez fortifier derrière: mais enfin, le besoin de veiller à notre sûreté ne nous donne jamais un titre de prendre la terre de notre voisin. Consultez là-dessus des gens instruits et droits; ils vous diront que ce que j'avance est clair comme le jour. En voilà assez, Sire, pour reconnaître que vous avez passé votre vie entière hors du chemin de la vérité et de la justice, et par conséquent hors de celui de l'Évangile. Tant de troubles affreux qui ont désolé toute l'Europe depuis plus de vingt ans, tant de sang répandu, tant de scandales commis, tant de provinces saccagées, tant de villes et de villages mis en cendres, sont les funestes suites de cette guerre de 1672, entreprise pour votre gloire et pour la confusion des faiseurs de gazettes et de médailles de Hollande.1 Examinez, sans vous flatter, avec des gens de bien, si vous pouvez garder tout ce que vous possédez en conséquence des traités auxquels vous avez réduit vos ennemis par une guerre si mal fondée.

Elle est encore la vraie source de tous les maux que la France souffre. Depuis cette guerre vous avez toujours voulu donner la paix en maître, et imposer les conditions, au lieu de les régler avec équité et modération. Voilà ce qui fait que la paix n'a pu durer. Vos ennemis, honteusement accablés, n'ont songé qu'à se relever et qu'à se réunir contre vous. Faut-il s'en étonner? vous n'avez pas même demeuré dans les termes de cette paix que vous aviez donnée avec tant de hauteur. En pleine paix vous avez fait la guerre et des conquêtes prodigieuses. Vous avez établi une chambre des réunions pour être tout ensemble juge et partie; c'était ajouter l'insulte et la dérision à l'usurpation et à la violence.2 Vous avez cherché dans le traité de Westphalie des termes équivoques pour surprendre Strasbourg.3 Jamais aucun de vos ministres n'avait osé depuis tant d'années alléguer ces termes dans aucune négociation, pour montrer que vous eussiez la moindre prétention sur cette ville. Une telle conduite a réuni et animé toute l'Europe contre vous. Ceux mêmes qui n'ont pas osé se déclarer ouvertement souhaitent du moins avec impatience

1 Ces médailles, que Louis XIV trouvait injurieuses, avaient été frappées après la paix d'Aix-la-Chapelle (1668).

2 Ces chambres dites de réunion, si bien qualifiées par Fénelon, étaient au nombre de trois, siégeant à Metz, à Breisach et à Besançon.

3 Ce fut en pleine paix que Louis XIV s'empara, en 1681, de la ville libre et impériale de Strasbourg. Après avoir gagné à prix d'argent quelques magistrats influents, le général Monclar parut avec une armée devant la ville et la somma, le 28 septembre, de reconnaître Louis XIV pour son souverain, en vertu d'une décision de la chambre de réunion de Breisach. Le 30 septembre, on signa une convention qui ouvrit les portes aux Français, et quelques jours après, Vauban commença ces fortifications qui firent plus tard de Strasbourg une des plus formidables places d'armes. Du reste, en vertu de la convention, la ville garda son autonomie intérieure et fut, jusqu'en 1789, une espèce de république sous l'autorité de la France. La révolution lui ôta tous ses privilèges. Le 28 septembre 1870, Strasbourg a été repris par une armée allemande, commandée par le général de Werder, après un siège de 5 semaines et une défense énergique dirigée par le général Uhrich.

votre affaiblissement et votre humiliation, comme la seule ressource pour la liberté et pour le repos de toutes les nations chrétiennes. Vous qui pouviez, Sire, acquérir tant de gloire solide et paisible à être le père de vos sujets et l'arbitre de vos voisins, on vous a rendu l'ennemi commun de vos voisins, et on vous expose à passer pour un maître dur dans votre royaume.

Le plus étrange effet de ces mauvais conseils est la durée de la ligue formée contre vous. Les alliés aiment mieux faire la guerre avec perte que de conclure la paix avec vous, parce qu'ils sont persuadés, sur leur propre expérience, que cette paix ne serait point une paix véritable, que vous ne la tiendriez non plus que les autres, et que vous vous en serviriez pour accabler séparément sans peine chacun de vos voisins dès qu'ils se seraient désunis. Ainsi plus vous êtes victorieux, plus ils vous craignent et se réunissent pour éviter l'esclavage dont ils se croient menacés. Ne pouvant vous vaincre ils prétendent du moins vous épuiser à la longue. Enfin ils n'espèrent plus de sûreté avec vous qu'en vous mettant dans l'impuissance de leur nuire. Mettez-vous, Sire, un moment à leur place, et voyez ce que c'est que d'avoir préféré son avantage à la justice et à la bonne foi.

pour

Cependant vos peuples, que vous devriez aimer comme vos enfants, et qui ont été jusqu'ici si passionnés pour vous, meurent de faim. La culture des terres est presque abandonnée, les villes et la campagne se dépeuplent; tous les métiers languissent et ne nourrissent plus les ouvriers. Tout commerce est anéanti. Par conséquent vous avez détruit la moitié des forces réelles du dedans de votre État faire et pour défendre de vaines conquêtes au dehors. Au lieu de tirer de l'argent de ce pauvre peuple il faudrait lui faire l'aumône et le nourrir. La France entière n'est plus qu'un grand hôpital désolé et sans provision. Les magistrats sont avilis et épuisés. La noblesse, dont tout le bien est en décret,' ne vit que de lettres d'État.2 Vous êtes importuné de la foule des gens qui demandent et qui murmurent. C'est vous-même, Sire, qui vous êtes attiré tous ces embarras; car, tout le royaume ayant été ruiné, vous avez tout entre vos mains, et personne ne peut plus vivre que de vos dons. Voilà ce grand royaume si florissant sous un roi qu'on nous dépeint tous les jours comme les délices du peuple, et qui le serait en effet si les conseils flatteurs ne l'avaient point empoisonné.

Le peuple même (il faut tout dire), qui vous a tant aimé, qui a eu tant de confiance en vous, commence à perdre l'amitié, la confiance, et même le respect. Vos victoires et vos conquêtes ne le réjouissent plus; il est plein d'aigreur et de désespoir. La sédition s'allume peu à peu de toutes parts. Ils croient que vous n'avez aucune pitié de leurs maux, que vous n'aimez que votre autorité et votre gloire. Si le roi, dit-on, avait un cœur de père pour son peuple, ne mettrait-il pas plutôt sa gloire à leur donner du pain, et à les faire respirer après tant de maux, qu'à garder quelques places de la fron

1 Une terre, une maison en décret voulait dire autrefois: une terre, une maison sur le point d'être vendue par ordonnance du tribunal.

2 On appelait lettres d'Etat les lettres, la patente que le roi de France pouvait accorder pour faire suspendre les poursuites judiciaires contre une personne ou contre un immeuble.

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