Les plus épouvantés reprenaient de courage!! Se couche contre terre, et sans faire aucun bruit, Par mon commandement la garde en fait de même, Avant que de combattre, ils s'estiment perdus. Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu.5 Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges," 1 Variante: reprenaient le courage, et: reprenaient du courage. 2 Aujourd'hui on dirait alors. Déjà le grammairien Vaugelas dit dans ses Remarques sur la langue française que lors doit être suivi de que, s'il n'est précédé de l'une des deux particules dès ou pour. Corneille ne se conforme guère à cette règle. Mais 3 On dirait aujourd'hui: une bonne partie d'une si belle nuit. 4 Courir pour couler. On dit: le sang court (coule) dans les veines. 5 Vertu est dit ici dans le sens latin de virtus pour courage, bravoure. 6 Alfange, transcrit de l'espagnol alfanje, pris par Corneille dans le sens de cimeterre, c'est-à-dire de sabre à lame très large et recourbée à son extrémité. Les comédiens du Théâtre-Français, pour éviter le mot alfange, ont adopté la variante suivante, qui se lit dans toutes les éditions antérieures à celle de 1664: Contre nous de pied ferme ils tirent leurs épées, Des plus braves soldats les trames sont coupées pour: la trame de la vie des soldats est coupée. Dans l'édition de 1664 Corneille donna la leçon de notre texte. De notre sang au leur font d'horribles mélanges; O combien d'actions, combien d'exploits célèbres Si leurs rois avec eux peuvent se retirer. Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte.3 Ce récit terminé, on vient annoncer au roi que Chimène se présente pour implorer de nouveau sa justice contre le meurtrier de son père. Le roi a recours à une ruse afin de s'assurer de l'amour de Chimène pour Rodrigue. Il ordonne au Cid de s'éloigner et dit aux assistants avant l'entrée de Chimène: On m'a dit qu'elle l'aime, et je vais l'éprouver. Le sens est: Je n'ai pu savoir qu'au point du jour où le sort inclinait. Le pronom le est un peu loin de son antécédent. 2 La grammaire peut blâmer cette construction, puisque le participe royant est ici rapporté à ardeur, et que c'est le More qui voit arriver le renfort: mais le sens de la phrase est parfaitement clair. 3 Var. Ainsi leur devoir cède à la frayeur plus forte. Var. Les emporte. 5 Cependant que, fréquent dans la prose du 140 et du 15° siècle était déjà un archaïsme du temps de Corneille. On ne le trouve plus que dans les poètes du 17e siècle. Cependant que mon front au Caucase pareil. LA FONTAINE Fables, I, 22. Songe à cacher aux yeux la honte de sa tête. MOLIÈRE, l'Étourdi, ▼, 14. 7 Ce vers est devenu proverbe. C. Platz, Manuel de Littérature française. 10e 6d. 2 SCÈNE V. LE ROI, D. DIÈGUE, D. SANCHE, CHIMÈNE, ELVIRE. Chimène, le succès répond à votre attente: Si de nos ennemis Rodrigue a le dessus,1 Il est mort à nos yeux des coups qu'il a reçus: Rendez grâces au ciel, qui vous en a vengée. (à don Diègue) Voyez comme déjà sa couleur est changée. D. DIÈGUE. Mais voyez qu'elle pâme, et d'un amour parfait, Dans cette påmoison, Sire, admirez l'effet. Sa douleur a trahi les secrets de son âme, Et ne vous permet plus de douter de sa flamme. D. FERNAND. Non, non, il voit le jour, Et te conserve encore un immuable amour: Calme cette douleur qui pour lui s'intéresse. CHIMÈNE. Sire, on pâme de joie, ainsi que de tristesse: Un excès de plaisir nous rend tous languissants, Et quand il surprend l'âme, il accable les sens. D. FERNAND. Tu veux qu'en ta faveur nous croyions l'impossible? Chimène, ta douleur a paru trop visible. CHIMENE. Eh bien! Sire, ajoutez ce comble à mon malheur, Nommez ma pâmoison l'effet de ma douleur: Un juste déplaisir à ce point m'a réduite. Son trépas dérobait sa tête à ma poursuite; S'il meurt des coups reçus pour le bien du pays, Ma vengeance est perdue, et mes desseins trahis: Je demande sa mort, mais non pas glorieuse, Non pas dans un éclat qui l'élève si haut, Non pas au lit d'honneur, mais sur un échafaud; Qu'il meure pour mon père, et non pour la patrie; J'aime donc sa victoire, et je le puis sans crime; Que pourraient contre lui des larmes qu'on méprise! Dans leur sang répandu la justice étouffée 1 On dit aujourd'hui: avoir le dessus sur. 2 Pour: tout v. p. 9, n. 4. 3 Chef (du latin caput), dans le sens de tête; voyez page 10, note 1. Aux crimes du vainqueur sert d'un nouveau trophée: D. FERNAND. Ma fille, ces transports ont trop de violence. Et la même équité m'ordonne la douceur. CHIMÈNE. Pour moi, mon ennemi! l'objet de ma colère! De ma juste poursuite on fait si peu de cas Oui, qu'un d'eux me l'apporte, et je suis sa conquête; D. FERNAND. Cette vieille coutume en ces lieux établie, Et quoi qu'ait pu commettre un cœur si magnanime, Les Mores en fuyant ont emporté son crime. D. DIÈGUE. Quoi! Sire, pour lui seul vous renversez des lois Qu'a vu toute la cour observer tant de fois! Que croira votre peuple, et que dira l'envie Si sous votre défense il ménage sa vie, Et s'en fait un prétexte à ne paraître pas Où tous les gens d'honneur cherchent un beau trépas? Qu'il goûte sans rougir les fruits de sa victoire. Le Comte eut de l'audace; il l'en a su punir: Il l'a fait en brave homme,5 et le doit maintenir.6 D. FERNAND. Puisque vous le voulez, j'accorde qu'il le fasse; Mais d'un guerrier vaincu mille prendraient la place, Et le prix que Chimène au vainqueur a promis 1 Croître, verbe transitif; v. page 10, note 3. 2 La même équité pour l'équité même; v. page 6, note 5. 3 Variante: A tous vos chevaliers; v. page 7, note 3. 4 Sous couleur, c'est-à-dire sous prétexte. 5 Pour: homme brave. 6 Variante: soutenir. De tous mes cavaliers ferait ses ennemis. Choisis qui tu voudras, Chimène, et choisis bien; Mais après ce combat ne demande plus rien. D. DIEGUE. N'excusez point par là ceux que son bras étonne: Laissez un champ ouvert, où n'entrera personne. Après ce que Rodrigue a fait voir aujourd'hui, Quel courage assez vain s'oserait prendre à lui?1 Qui se hasarderait contre un tel adversaire? Qui serait ce vaillant, ou bien ce téméraire? D. SANCHE. Faites ouvrir le champ: vous voyez l'assaillant; Je suis ce téméraire, ou plutôt ce vaillant. (à Chimène) Accordez cette grâce à l'ardeur2 qui me presse, Madame:3 vous savez quelle est votre promesse. D. FERNAND. Chimène, remets-tu ta querelle en sa main? D. FERNAND. Soyez prêt à demain. D. DIEGUE. Non, Sire, il ne faut pas différer davantage: On est toujours trop prêt quand on a du courage. D. FERNAND. Sortir d'une bataille, et combattre à l'instant! D. DIÈGUE. Rodrigue a pris haleine en vous la racontant. D. FERNAND. Du moins une heure ou deux je veux qu'il se délasse. Mais de peur qu'en exemple un tel combat ne passe, (à Don Arias) Pour témoigner à tous qu'à regret je permets Et que pour récompense il reçoive sa foi! CHIMÈNE. Quoi! Sire, m'imposer une si dure loi! D. FERNAND. Tu t'en plains; mais ton feu, loin d'avouer ta plainte, Si Rodrigue est vainqueur, l'accepte sans contrainte. Cesse de murmurer contre un arrêt si doux: Qui que ce soit des deux, j'en ferai ton époux. Avant le combat, Rodrigue vient de nouveau offrir sa tête à Chimène; il veut mourir de sa main, mais elle le renvoie à don Sanche et lui commande de sortir vainqueur du combat. Bientôt après, don Sanche apporte une épée aux pieds de Chimène. A cette vue, croyant son amant mort, elle éclate en imprécations contre le meurtrier. 1 Pour: oserait se mesurer avec lui. 2 Ardeur pour amour: v. p. 11, n.1. 3 L'emploi du mot madame dans la tragédie n'a rien de choquant pour une oreille française. Il faut se rappeler que ce mot vient du latin domina, et que l'on dit en français madame en parlant à une princesse ou à une reine. Dans notre passage et dans d'autres analogues on ne le traduira pas. 4 Faire est ici verbe neutre, comme agir; v. page 27, note 6. 5 On dirait aujourd'hui et amenez-moi; v. page 3, note 4. 6 Variante: Quel qu'il soit. |