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Les plus épouvantés reprenaient de courage!!
J'en cache les deux tiers, aussitôt qu'arrivés,
Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés;
Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure,
Brûlant d'impatience autour de moi demeure,

Se couche contre terre, et sans faire aucun bruit,
Passe une bonne parts d'une si belle nuit.

Par mon commandement la garde en fait de même,
Et se tenant cachée aide à mon stratagème;
Et je feins hardiment d'avoir reçu de vous
L'ordre qu'on me voit suivre et que je donne à tous.
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles;
L'onde s'enfle dessous, et d'un commun effort
Les Mores et la mer montent jusques au port.
On les laisse passer, tout leur paraît tranquille;
Point de soldats au port, point aux murs de la ville.
Notre profond silence abusant leurs esprits,
Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris.
Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent,
Et courent se livrer aux mains qui les attendent.
Nous nous levons alors, et tous en même temps
Poussons jusques au ciel mille cris éclatants.
Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent;
Ils paraissent armés, les Mores se confondent,
L'épouvante les prend à demi descendus;

Avant que de combattre, ils s'estiment perdus.
Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre;
Nous les pressons sur l'eau, nous les pressons sur terre,
Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang,
Avant qu'aucun résiste, ou reprenne son rang.
Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient;
Leur courage renaît, et leurs terreurs s'oublient:
La honte de mourir sans avoir combattu

Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu.5

Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges,"

1 Variante: reprenaient le courage, et: reprenaient du courage.

2 Aujourd'hui on dirait alors. Déjà le grammairien Vaugelas dit dans ses Remarques sur la langue française que lors doit être suivi de que, s'il n'est précédé de l'une des deux particules dès ou pour. Corneille ne se conforme guère à cette règle.

Mais

3 On dirait aujourd'hui: une bonne partie d'une si belle nuit. 4 Courir pour couler. On dit: le sang court (coule) dans les veines. 5 Vertu est dit ici dans le sens latin de virtus pour courage, bravoure. 6 Alfange, transcrit de l'espagnol alfanje, pris par Corneille dans le sens de cimeterre, c'est-à-dire de sabre à lame très large et recourbée à son extrémité. Les comédiens du Théâtre-Français, pour éviter le mot alfange, ont adopté la variante suivante, qui se lit dans toutes les éditions antérieures à celle de 1664:

Contre nous de pied ferme ils tirent leurs épées, Des plus braves soldats les trames sont coupées pour: la trame de la vie des soldats est coupée. Dans l'édition de 1664 Corneille donna la leçon de notre texte.

De notre sang au leur font d'horribles mélanges;
Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port
Sont des champs de carnage où triomphe la mort.

O combien d'actions, combien d'exploits célèbres
Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres,
Où chacun, seul témoin des grands coups qu'il donnait,
Ne pouvait discerner où le sort inclinait!
J'allais de tous côtés encourager les nôtres,
Faire avancer les uns, et soutenir les autres,
Ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour,
Et ne l'ai pu savoir jusques au point du jour.1
Mais enfin sa clarté montre notre avantage:
Le More voit sa perte, et perd soudain courage;
Et voyant un renfort qui nous vient secourir,
L'ardeur de vaincre cède à la peur de mourir.2
Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les câbles,
Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables,
Font retraite en tumulte, et sans considérer

Si leurs rois avec eux peuvent se retirer.

Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte.3
Le flux les apporta; le reflux les remporte,+
Cependant que leurs rois, engagés parmi nous,5
Et quelque peu des leurs tous percés de nos coups,
Disputent vaillamment et vendent bien leur vie.6
A se rendre moi-même en vain je les convie:
Le cimeterre au poing ils ne m'écoutent pas;
Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats,
Et que seuls désormais en vain ils se défendent,
Ils demandent le chef: je me nomme, ils se rendent.
Je vous les envoyai tous deux en même temps;
Et le combat cessa faute de combattants."

Ce récit terminé, on vient annoncer au roi que Chimène se présente pour implorer de nouveau sa justice contre le meurtrier de son père. Le roi a recours à une ruse afin de s'assurer de l'amour de Chimène pour Rodrigue. Il ordonne au Cid de s'éloigner et dit aux assistants avant l'entrée de Chimène:

On m'a dit qu'elle l'aime, et je vais l'éprouver.
Montrez un œil plus triste.

Le sens est: Je n'ai pu savoir qu'au point du jour où le sort inclinait. Le pronom le est un peu loin de son antécédent.

2 La grammaire peut blâmer cette construction, puisque le participe royant est ici rapporté à ardeur, et que c'est le More qui voit arriver le renfort: mais le sens de la phrase est parfaitement clair.

3 Var. Ainsi leur devoir cède à la frayeur plus forte. Var. Les emporte. 5 Cependant que, fréquent dans la prose du 140 et du 15° siècle était déjà un archaïsme du temps de Corneille. On ne le trouve plus que dans les poètes du 17e siècle.

Cependant que mon front au Caucase pareil. LA FONTAINE Fables, I, 22.
Cependant que chacun, après cette tempête.

Songe à cacher aux yeux la honte de sa tête. MOLIÈRE, l'Étourdi, ▼, 14.
En prose on disait, et on dit aujourd'hui pendant que, tandis que.
En prose on dit: vendre chèrement sa vie.

7 Ce vers est devenu proverbe.

C. Platz, Manuel de Littérature française. 10e 6d.

2

SCÈNE V.

LE ROI, D. DIÈGUE, D. SANCHE, CHIMÈNE, ELVIRE.
D. FERNAND. Enfin soyez contente.

Chimène, le succès répond à votre attente:

Si de nos ennemis Rodrigue a le dessus,1

Il est mort à nos yeux des coups qu'il a reçus:

Rendez grâces au ciel, qui vous en a vengée. (à don Diègue) Voyez comme déjà sa couleur est changée.

D. DIÈGUE. Mais voyez qu'elle pâme, et d'un amour parfait, Dans cette påmoison, Sire, admirez l'effet.

Sa douleur a trahi les secrets de son âme,

Et ne vous permet plus de douter de sa flamme.
CHIMÈNE. Quoi! Rodrigue est donc mort?

D. FERNAND. Non, non, il voit le jour,

Et te conserve encore un immuable amour:

Calme cette douleur qui pour lui s'intéresse.

CHIMÈNE. Sire, on pâme de joie, ainsi que de tristesse: Un excès de plaisir nous rend tous languissants,

Et quand il surprend l'âme, il accable les sens.

D. FERNAND. Tu veux qu'en ta faveur nous croyions l'impossible?

Chimène, ta douleur a paru trop visible.

CHIMENE. Eh bien! Sire, ajoutez ce comble à mon malheur, Nommez ma pâmoison l'effet de ma douleur:

Un juste déplaisir à ce point m'a réduite.

Son trépas dérobait sa tête à ma poursuite;

S'il meurt des coups reçus pour le bien du pays,

Ma vengeance est perdue, et mes desseins trahis:
Une si belle fin m'est trop injurieuse.

Je demande sa mort, mais non pas glorieuse,

Non pas dans un éclat qui l'élève si haut,

Non pas au lit d'honneur, mais sur un échafaud;

Qu'il meure pour mon père, et non pour la patrie;
Que son nom soit taché, sa mémoire flétrie.
Mourir pour le pays n'est pas un triste sort;
C'est s'immortaliser par une belle mort.

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J'aime donc sa victoire, et je le puis sans crime;
Elle assure l'État, et me rend ma victime,
Mais noble, mais fameuse entre tous les guerriers,
Le chef, au lieu de fleurs, couronné de lauriers;
Et pour dire en un mot ce que j'en considère,
Digne d'être immolée aux mânes de mon père.
Hélas! à quel espoir me laissé-je emporter!
Rodrigue de ma part n'a rien à redouter:

Que pourraient contre lui des larmes qu'on méprise!
Pour lui tout votre empire est un lieu de franchise;
Là, sous votre pouvoir, tout lui devient permis;
Il triomphe de moi comme des ennemis.

Dans leur sang répandu la justice étouffée

1 On dit aujourd'hui: avoir le dessus sur. 2 Pour: tout v. p. 9, n. 4. 3 Chef (du latin caput), dans le sens de tête; voyez page 10, note 1.

Aux crimes du vainqueur sert d'un nouveau trophée:
Nous en croissons la pompe,1 et le mépris des lois
Nous fait suivre son char au milieu de deux rois.

D. FERNAND. Ma fille, ces transports ont trop de violence.
Quand on rend la justice, on met tout en balance:
On a tué ton père, il était l'agresseur;

Et la même équité m'ordonne la douceur.
Avant que d'accuser ce que j'en fais paraître,
Consulte bien ton cœur: Rodrigue en est le maître,
Et ta flamme en secret rend grâces à ton roi,
Dont la faveur conserve un tel amant pour toi.

CHIMÈNE. Pour moi, mon ennemi! l'objet de ma colère!
L'auteur de mes malheurs! l'assassin de mon père!

De ma juste poursuite on fait si peu de cas
Qu'on me croit obliger en ne m'écoutant pas!
Puisque vous refusez la justice à mes larmes,
Sire, permettez-moi de recourir aux armes;
C'est par là seulement qu'il a su m'outrager,
Et c'est aussi par là que je me dois venger.
A tous vos cavaliers 3 je demande sa tête:

Oui, qu'un d'eux me l'apporte, et je suis sa conquête;
Qu'ils le combattent, Sire: et le combat fini,
J'épouse le vainqueur, si Rodrigue est puni.
Sous votre autorité souffrez qu'on le publie.

D. FERNAND. Cette vieille coutume en ces lieux établie,
Sous couleur de punir un injuste attentat,
Des meilleurs combattants affaiblit un État;
Souvent de cet abus le succès déplorable
Opprime l'innocent et soutient le coupable.
J'en dispense Rodrigue: il m'est trop précieux
Pour l'exposer aux coups d'un sort capricieux;

Et quoi qu'ait pu commettre un cœur si magnanime,

Les Mores en fuyant ont emporté son crime.

D. DIÈGUE. Quoi! Sire, pour lui seul vous renversez des lois Qu'a vu toute la cour observer tant de fois!

Que croira votre peuple, et que dira l'envie

Si sous votre défense il ménage sa vie,

Et s'en fait un prétexte à ne paraître pas

Où tous les gens d'honneur cherchent un beau trépas?
De pareilles faveurs terniraient trop sa gloire:

Qu'il goûte sans rougir les fruits de sa victoire.

Le Comte eut de l'audace; il l'en a su punir:

Il l'a fait en brave homme,5 et le doit maintenir.6

D. FERNAND. Puisque vous le voulez, j'accorde qu'il le fasse; Mais d'un guerrier vaincu mille prendraient la place,

Et le prix que Chimène au vainqueur a promis

1 Croître, verbe transitif; v. page 10, note 3.

2 La même équité pour l'équité même; v. page 6, note 5.

3 Variante: A tous vos chevaliers; v. page 7, note 3.

4 Sous couleur, c'est-à-dire sous prétexte.

5 Pour: homme brave.

6 Variante: soutenir.

De tous mes cavaliers ferait ses ennemis.
L'opposer seul à tous serait trop d'injustice;
Il suffit qu'une fois il entre dans la lice.

Choisis qui tu voudras, Chimène, et choisis bien;

Mais après ce combat ne demande plus rien.

D. DIEGUE. N'excusez point par là ceux que son bras étonne: Laissez un champ ouvert, où n'entrera personne. Après ce que Rodrigue a fait voir aujourd'hui, Quel courage assez vain s'oserait prendre à lui?1 Qui se hasarderait contre un tel adversaire?

Qui serait ce vaillant, ou bien ce téméraire?

D. SANCHE. Faites ouvrir le champ: vous voyez l'assaillant; Je suis ce téméraire, ou plutôt ce vaillant. (à Chimène) Accordez cette grâce à l'ardeur2 qui me presse,

Madame:3 vous savez quelle est votre promesse.

D. FERNAND. Chimène, remets-tu ta querelle en sa main?
CHIMÈNE. Sire, je l'ai promis.

D. FERNAND. Soyez prêt à demain.

D. DIEGUE. Non, Sire, il ne faut pas différer davantage: On est toujours trop prêt quand on a du courage.

D. FERNAND. Sortir d'une bataille, et combattre à l'instant!

D. DIÈGUE. Rodrigue a pris haleine en vous la racontant.

D. FERNAND. Du moins une heure ou deux je veux qu'il se délasse. Mais de peur qu'en exemple un tel combat ne passe,

(à Don Arias)

Pour témoigner à tous qu'à regret je permets
Un sanglant procédé qui ne me plut jamais,
De moi ni de ma cour il n'aura la présence.
Vous seul des combattants jugerez la vaillance:
Ayez soin que tous deux fassent en gens de cœur,
Et le combat fini, m'amenez le vainqueur.5
Qui qu'il soit, même prix est acquis à sa peine!
Je le veux de ma main présenter à Chimène,

Et que pour récompense il reçoive sa foi!

CHIMÈNE. Quoi! Sire, m'imposer une si dure loi!

D. FERNAND. Tu t'en plains; mais ton feu, loin d'avouer ta plainte, Si Rodrigue est vainqueur, l'accepte sans contrainte. Cesse de murmurer contre un arrêt si doux:

Qui que ce soit des deux, j'en ferai ton époux.

Avant le combat, Rodrigue vient de nouveau offrir sa tête à Chimène; il veut mourir de sa main, mais elle le renvoie à don Sanche et lui commande de sortir vainqueur du combat. Bientôt après, don Sanche apporte une épée aux pieds de Chimène. A cette vue, croyant son amant mort, elle éclate en imprécations contre le meurtrier.

1 Pour: oserait se mesurer avec lui. 2 Ardeur pour amour: v. p. 11, n.1. 3 L'emploi du mot madame dans la tragédie n'a rien de choquant pour une oreille française. Il faut se rappeler que ce mot vient du latin domina, et que l'on dit en français madame en parlant à une princesse ou à une reine. Dans notre passage et dans d'autres analogues on ne le traduira pas. 4 Faire est ici verbe neutre, comme agir; v. page 27, note 6. 5 On dirait aujourd'hui et amenez-moi; v. page 3, note 4.

6 Variante: Quel qu'il soit.

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