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Après avoir longtemps vécu dans la faveur de Louis XIV, Racine tomba en disgrâce. Les causes n'en sont pas entièrement éclaircies. D'après la tradition la plus accréditée, Racine avait rédigé, à la demande de Mme de Maintenon, un mémoire sur les misères du peuple. Cet écrit excita la colère d'un roi qui ne voulait pas entendre la vérité. Louis XIV se serait écrié: »Croit-il tout savoir? et parce qu'il est grand poète, veut-il être ministre ?«. On prétend qu'à la suite de cette disgrâce le chagrin s'empara de Racine, et qu'une maladie dont il souffrait depuis longtemps s'aggrava. Il ne fit plus que languir, et mourut deux ans après, en 1699.

Ce qui frappe surtout dans les tragédies de Racine, c'est la simplicité du plan et du langage. Racine cherchait, dans la tradition et dans l'histoire, des tragédies toutes faites, qui lui offrissent une action simple à remplir par la violence des passions, par le développement des sentiments et des caractères. Ordinairement il esquissait d'abord ses pièces en prose, pour voir son œuvre sans ornement et pour en mieux suivre le plan. Et cependant rien n'égale la pureté, l'élégance et l'harmonie de son vers.

Mais, à l'exception de ses tragédies bibliques, il ne faut pas chercher de couleur locale dans les pièces de Racine. Ses personnages ont des noms grecs, romains, turcs, mais des caractères plus ou moins français, et souvent leur langage est tout à fait celui des galants seigneurs de la cour de Louis XIV.

Nous allons faire connaître aux lecteurs de ce Manuel ANDROMAQUE, BRITANNICUS, MITHRIDATE, IPHIGÉNIE et PHÈDRE. Nous supposons que la plupart de nos lecteurs ont lu ATHALIE,1 et nous ne leur en donnons qu'un résumé, pour leur rappeler le sujet et la marche de l'action de cette belle pièce. Mais avant de passer à l'analyse de ces tragédies de Racine, nous croyons à propos d'intercaler ici une

NOTICE SUR LES TROIS UNITÉS.2

Les trois unités sont: l'unité d'action, l'unité de temps et l'unité de lieu. On a toujours été d'accord sur la première, qui veut qu'une pièce ne traite qu'une action principale, que l'intérêt des spectateurs puisse se concentrer sur une seule intrigue. Quant aux deux autres, les anciens Grecs ont été amenés à les observer par la nature de leur théâtre. En Grèce, les représentations théâtrales étaient originairement un culte, qui se concentrait autour de l'autel du dieu Dionysos (Bacchus). De là l'unité de lieu, c'està-dire que la pièce tout entière se passait sur une seule et même place et qu'il n'y avait pas de changement de scène. La tragédie grecque faisait une large part à l'action du chœur, composé d'hommes ou de femmes habitant les environs du lieu de l'action. De là l'unité de temps, la participation du chœur n'étant plus vraisemblable si l'action durait plus de vingt-quatre heures. Ainsi, chez les anciens, les unités n'étaient pas des lois antérieures à la tragédie, elles n'en étaient que l'effet. Ajoutons que même les Grecs n'ont pas toujours observé l'unité de lieu et qu'il y a changement de scène dans plusieurs pièces de Sophocle et d'Euripide.

Les écrivains français de l'école qui se dit classique ont donc commis une grande erreur en proclamant les règles des trois unités comme des lois suprêmes, nécessaires au théâtre de tout temps et de toute nation,

1 La tragédie d'Athalie est reproduite dans la Chrestomathie publiée par l'auteur de ce Manuel et destinée à l'usage des classes intermédiaires.

2 Voyez LESSING, Hamburgische Dramaturgie, p. 46 et, dans ce Manuel, l'article Victor Hugo, II., Préface de Cromwell, les Unités (v. page 597).

hors desquelles il n'y aurait point de salut. Boileau a formulé cette loi, qu'il croit fondamentale, dans ces deux vers:

Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli

Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli. (Art poétique, III, 45.) Cependant la stricte observation des règles créait souvent des difficultés insurmontables aux plus enthousiastes de leurs partisans, à ceux qui avaient horreur de toute pièce où il fallait baisser le rideau dans les entr'actes pour opérer un changement de scène. Ils cherchèrent alors des accommodements avec l'autorité tyrannique à laquelle ils s'étaient eux-mêmes soumis. Ils inventèrent un lieu, pour ainsi dire indéfini, qui est partout et nulle part et où naturellement il n'est pas difficile de faire passer toute l'action; ils inventèrent de même une journée indéfinie à leur usage, où le soleil ne se couche pas plus que les personnages de la pièce, et où l'on peut impunément accumuler plus d'événements qu'il ne s'en passe ordinairement dans l'espace d'un mois. En d'autres termes, ils aimèrent mieux être absurdes que d'avouer la fausseté de leur règle.

Quant aux tragédies de Racine, la plupart sont du petit nombre des pièces classiques, auxquelles la stricte observation des unités de temps et de lieu ne fait guère de tort. La raison en est dans la simplicité de ses sujets, qui sont presque toujours choisis de telle sorte que le poète rencontre les unités sans se donner la peine d'en chercher l'application. Du reste Racine n'a pas observé l'unité de lieu dans la tragédie d'Esther. Corneille l'a négligée souvent, p. e. dans le Cid et dans le Menteur.

I. ANDROMAQUE.

(1667.)

Racine a tiré le sujet de la tragédie d'Andromaque du récit d'Enée, que Virgile, dans le troisième livre de l'Énéide, fait aborder en Épire. Le poète français n'a guère emprunté à l'Andromaque d'Euripide que le nom de sa pièce et le caractère d'Hermione.

Racine suppose que Pyrrhus, fils d'Achille, doit épouser Hermione, fille de Ménélas, mais que ce prince, saisi d'un violent amour pour sa captive Andromaque, veuve d'Hector, ajourne indéfiniment son mariage. Sur ces entrefaites arrive en Épire Oreste, fils d'Agamemnon, envoyé par les Grecs pour demander la mort d'Astyanax, fils d'Hector. Pyrrhus refuse avec hauteur d'obéir aux ordres de la Grèce. Il ne tiendrait qu'à Andromaque de faire du roi d'Épire le plus ardent défenseur de son fils et de faire renvoyer Hermione chez son père. Mais la veuve d'Hector, malgré le danger qui menace son fils, continue à repousser les offres de Pyrrhus. Celui-ci, exaspéré de ses refus, est prêt à céder aux instances d'Oreste et à immoler Astyanax. Ne voyant plus d'autre salut pour son enfant, Andromaque cède enfin et promet d'épouser le roi. Dans sa jalouse rage, Hermione, qui a toujours dédaigné l'amour d'Oreste, lui accorde sa main au prix du meurtre de Pyrrhus. Oreste fait assassiner le prince au pied de l'autel, mais lorsqu'il vient réclamer le prix de son forfait, Hermione le repousse avec horreur et l'abandonne à la vengeance des Furies.

ACTE IV, SCÈNE III.

ORESTE, HERMIONE.

ORESTE. Ah! Madame, est-il vrai qu'une fois

Oreste en vous cherchant obéisse à vos lois?

Ne m'a-t-on point flatté d'une fausse espérance?
Avez-vous en effet souhaité ma présence?
Croirai-je que vos yeux, à la fin désarmés,
Veulent.

....

HERMIONE. Je veux savoir, Seigneur, si vous m'aimez.

ORESTE. Si je vous aime? dieux! mes serments, mes parjures, Ma fuite, mon retour, mes respects, mes injures, Mon désespoir, mes yeux de pleurs toujours noyés, Quels témoins croirez-vous, si vous ne les croyez? HERMIONE. Vengez-moi, je crois tout.

ORESTE. Hé bien! allons, Madame:

Mettons encore un coup toute la Grèce en flamme;
Prenons, en signalant mon bras et votre nom,
Vous, la place d'Hélène, et moi, d'Agamemnon.
De Troie en ce pays réveillons les misères;
Et qu'on parle de nous, ainsi que de nos pères.
Partons, je suis tout prêt.

1

HERMIONE. Non, Seigneur, demeurons:
Je ne veux pas si loin porter de tels affronts.
Quoi? de mes ennemis couronnant l'insolence,
J'irais attendre ailleurs une lente vengeance?
Et je m'en remettrais au destin des combats,
Qui peut-être à la fin ne me vengerait pas?
Je veux qu'à mon départ toute l'Épire pleure.
Mais si vous me vengez, vengez-moi dans une heure.
Tous vos retardements sont pour moi des refus.
Courez au temple. Il faut immoler.

ORESTE. Pyrrhus, Madame?

ORESTE. Qui?

HERMIONE. Pyrrhus.

HERMIONE. Hé quoi? votre haine chancelle?

Ah! courez, et craignez que je ne vous rappelle.
N'alléguez point des droits que je veux oublier;
Et ce n'est pas à vous à le justifier.

ORESTE. Moi, je l'excuserais? ah! vos bontés, Madame,
Ont gravé trop avant ses crimes dans mon âme.

Vengeons-nous, j'y consens, mais par d'autres chemins.
Soyons ses ennemis, et non ses assassins:
Faisons de sa ruine une juste conquête.1

Quoi? pour réponse aux Grecs porterai-je sa tête?
Et n'ai-je pris sur moi le soin de tout l'État
Que pour m'en acquitter par un assassinat?

Souffrez, au nom des dieux, que la Grèce s'explique,
Et qu'il meure chargé de la haine publique.

Souvenez-vous qu'il règne, et qu'un front couronné . .
HERMIONE. Ne vous suffit-il pas que je l'ai condamné ??
Ne vous suffit-il pas que ma gloire offensée
Demande une victime à moi seule adressée:
Qu'Hermione est le prix d'un tyran opprimé;3

1,Oreste veut qu'on fasse à Pyrrhus une guerre légitime, et que la Grèce le perde justement par la conquête de l'Epire." GERUZEZ.

2,La grammaire veut le subjonctif après l'impersonnel il suffit; mais la passion veut et commande l'indicatif, et le veut si bien, qu'elle l'emploie trois fois de suite: demande, est le prix, que je le hais.“ GERUZEZ.

3 Le prix d'un tyran opprimé est un latinisme très hardi pour: le prix, la récompense accordée à l'oppression (c'est-à-dire au meurtre) du tyran.

Que je le hais; enfin, Seigneur, que je l'aimai?
Je ne m'en cache point: l'ingrat m'avait su plaire,
Soit qu'ainsi l'ordonnât mon amour ou mon père,
N'importe; mais enfin réglez-vous là-dessus.
Malgré mes vœux, Seigneur, honteusement déçus,
Malgré la juste horreur que son crime me donne,
Tant qu'il vivra craignez que je ne lui pardonne.
Doutez jusqu'à sa mort d'un courroux incertain:
S'il ne meurt aujourd'hui, je puis l'aimer demain.

ORESTE. Hé bien! il faut le perdre, et prévenir sa grâce,
Il faut. . . . Mais cependant que faut-il que je fasse?
Comment puis-je sitôt servir votre courroux?

Quel chemin jusqu'à lui peut conduire mes coups?
A peine suis-je encore arrivé dans l'Épire,

Vous voulez par mes mains renverser un empire;
Vous voulez qu'un roi meure, et pour son châtiment
Vous ne donnez qu'un jour, qu'une heure, qu'un moment.
Aux yeux de tout son peuple il faut que je l'opprime!1
Laissez-moi vers l'autel conduire ma victime,

Je ne m'en défends plus; et je ne veux qu'aller
Reconnaître la place où je dois l'immoler.
Cette nuit je vous sers, cette nuit je l'attaque.

HERMIONE. Mais cependant ce jour il épouse Andromaque.
Dans le temple déjà le trône est élevé;

Ma honte est confirmée, et son crime achevé.
Enfin qu'attendez-vous? il vous offre sa tête:
Sans gardes, sans défense il marche à cette fête;
Autour du fils d'Hector il les fait tous ranger;
Il s'abandonne au bras qui me voudra venger.
Voulez-vous, malgré lui, prendre soin de sa vie?
Armez, avec vos Grecs, tous ceux qui m'ont suivie;
Soulevez vos amis: tous les miens sont à vous.
Il me trahit, vous trompe, et nous méprise tous.
Mais quoi? déjà leur haine est égale à la mienne:
Elle épargne à regret l'époux d'une Troyenne.
Parlez: mon ennemi ne vous peut échapper,
Ou plutôt il ne faut que les laisser frapper.
Conduisez ou suivez une fureur si belle;
Revenez tout couvert du sang de l'infidèle:
Allez: en cet état soyez sûr de mon cœur.
ORESTE. Mais, madame, songez ..

HERMIONE. Ah! c'en est trop, Seigneur.

Tant de raisonnements offensent ma colère.2
J'ai voulu vous donner les moyens de me plaire,
Rendre Oreste content; mais enfin je vois bien
Qu'il veut toujours se plaindre, et ne mériter rien.
Partez: allez ailleurs vanter votre constance,
Et me laissez ici le soin de ma vengeance.

1 C'est-à-dire: il faut que je le tue: opprimer dans le sens latin de opprimere. 2 Expression hardie et poétique: en prose on dirait: Tant de raisonnements m'offensent dans ma juste colère où: excitent ma colère.

De mes lâches bontés mon courage est confus,

Et c'est trop en un jour essuyer de refus.

Je m'en vais seule au temple, où leur hymen s'apprête,
Où vous n'osez aller mériter ma conquête.
Là, de mon ennemi je saurai m'approcher:
Je percerai le cœur que je n'ai pu toucher;
Et mes sanglantes mains, sur moi-même tournées,
Aussitôt, malgré lui, joindront nos destinées;
Et, tout ingrat qu'il est, il me sera plus doux
De mourir avec lui que de vivre avec vous.

ORESTE. Non, je vous priverai de ce plaisir funeste,
Madame: il ne mourra que de la main d'Oreste.
Vos ennemis par moi vont vous être immolés,

Et vous reconnaîtrez mes soins, si vous voulez.

HERMIONE. Allez. De votre sort laissez-moi la conduite, Et que tous vos vaisseaux soient prêts pour notre fuite.

ACTE V, SCÈNE III.

ORESTE, HERMIONE.

ORESTE. Madame, c'en est fait, et vous êtes servie: Pyrrhus rend à l'autel son infidèle vie.

HERMIONE. Il est mort?

ORESTE. Il expire; et nos Grecs irrités

Ont lavé dans son sang ses infidélités.

Je vous l'avais promis; et quoique mon courage
Se fit de ce complot une funeste image,

J'ai couru vers le temple, où nos Grecs dispersés
Se sont jusqu'à l'autel dans la foule glissés.

Pyrrhus m'a reconnu. Mais sans changer de face,1
Il semblait que ma vue excitât son audace,
Que tous les Grecs, bravés en leur ambassadeur,
Dussent de son hymen relever la splendeur.
Enfin avec transport prenant son diadème,
Sur le front d'Andromaque il l'a posé lui-même.
»Je vous donne, a-t-il dit, ma couronne et ma foi:
Andromaque, régnez sur l'Épire et sur moi.
Je voue à votre fils une amitié de père;
J'en atteste les dieux, je le jure à sa mère.
Pour tous mes ennemis je déclare les siens,
Et je le reconnais pour le roi des Troyens.<<
A ces mots, qui du peuple attiraient le suffrage,
Nos Grecs n'ont répondu que par un cri de rage;
L'infidèle s'est vu partout envelopper,

Et je n'ai pu trouver de place pour frapper.

Chacun se disputait la gloire de l'abattre.

Je l'ai vu dans leurs mains quelque temps se débattre,

Tout sanglant à leurs coups vouloir se dérober;

Mais enfin à l'autel il est allé tomber.

1 En prose on dirait: sans changer de visage.

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