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physiques, est toujours digne d'être suivie et étudiée. Mais il semble qu'il y ait une distance infranchissable de l'esprit français à l'esprit allemand; ils sont placés sur deux sommets entre lesquels il y a un abîme.

C'est sur cet abîme que j'ai entrepris de jeter un pont. L'évènement nous apprendra si l'envie d'y passer prendra à un grand nombre; s'il y a vraiment une phi losophie allemande inconciliable avec une philosophie française, ainsi qu'on l'a voulu insinuer; si la philosophie et la vérité ne sont pas citoyennes du monde, et n'appartiennent pas à tous les hommes.

On ne doit pas s'attendre à trouver dans cet écrit une connaissance complète de la nouvelle doctrine, et qui dispense d'étudier les ouvrages de son fondateur, quand ils seront traduits, ou plutôt retravaillés en notre langue. Je n'ai voulu et n'ai pu donner ici qu'une introduction à l'étude de la phi losophie critique. Tel était même le titre que j'avais d'abord choisi. Mais venant à réfléchir que la plupart des lecteurs fran

çais

çais se soucient assez peu d'introduction et encore moins d'étude, j'adoptai, pour ne les pas rebuter, un titre qui annonçât un résultat plus positif et plus attrayant. Cependant je pense en avoir assez fait pour indiquer au lecteur attentif quelle est la tendance générale de l'école critique, quel but elle s'est proposé, et quel chemin elle s'est frayé pour y parvenir.

Je ne parlerai pas des difficultés immenses que j'ai eu à vaincre. Une des plus grandes est d'avoir été obligé de me faire une méthode différente de celle qu'a suivi Kant, lequel ayant à parler à sa nation, est parti du point de vue où il se trouvait lui-même, de la philosophie de Leibnitz et Wolf, pour en venir à la doctrine critique. C'est cette direction qu'il a donnée à toute sa polémique. Il m'a fallu, au contraire, partir d'un point de vue tout opposé, de la doctrine régnante en France; j'avais une nouvelle route à déblayer, de nouvelles opinions à combattre, de nouveaux exemples à alléguer, et ainsi du reste. Ensorte que j'ai eu à m'expliquer, non

e

seulement dans une langue très-différente 9 mais encore dans un sens très-différent de l'original.

On conçoit facilement que la seule récompense qu'attende de ses efforts l'homme qui s'occupe tout entier de l'intérêt de la science et du perfectionnement de ses semblables, ne peut être que le progrès sensible de ce même perfectionnement. Je m'estimerai heureux, si je contribue à imprimer à mes contemporains cette tendance haute et pure qui dégage, autant qu'il est possible, l'intelligence humaine des liens de la sensualité. Vivre, sans autré but que la vie, suivant les modifications qu'a ́reçu la vie en elle, telle est la destination de la brute, celle dont l'homme sensuel se rapproche de tout son pouvoir. Mais il en est d'autres, qui se prescrivent un but plus élevé, qui se sentent placés loin au-dessus de la brute dans l'ordre de la création, qui cherchent autre chose que la vie et l'assouvissement de l'instinct. En vain le superficiel matérialisme, le grossier précepte de l'amour de soi, voudraient-ils

nous ramener à cet état des brutes, résultat chéri de leurs spéculations : l'humanité ne rétrogradera point: une doctrine plus humaine, plus divine, si l'on veut, a été annoncée par les nobles amis de la vérité dans tous les tems. Il nous a été conservé, au moins depuis Pythagore, une tradition de la conscience éclairée, qui réclame contre l'amour-propre ignare. Dans chaque siècle quelque voix stoïque s'est élevée, et a réclamé en faveur du beau, du bon absolu et idéal. La philosophie a pris acte de ces protestations, et les sens n'ont pu prescrire contre l'intelligence. Aujourd'hui que, pendant les années de nos discordes civiles, cette doctrine a été cultivée, débattue, épurée, rendue plus méthodique et plus claire par quelques sages du nord de l'Europe, il est tems de la dévoiler et de la présenter comme un remède aux maux causés par des maximes contraires. C'est à son interprétation que j'ai voué ma plume. Privé par les circonstances de l'avantage d'attacher mon nom aux grands événemens qui ont opéré une si mémorable réforme

politique dans ma patrie, il se trouvera du moins parmi les noms de ceux qui se seront efforcés d'y opérer une réforme intellectuelle, de hâter le développement de la moralité et de la science. J'aurai rempli selon mon pouvoir la destination assignée à l'homme de lettres retenu loin de ses foyers, qui, suivant les paroles de Laharpe, » parcourt le domaine de la littérature

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étrangère, dont il rapporte les dépouilles » honorables au trésor de la littérature na» tionale. »> Que le lecteur pardonne ce peu de mots où j'ai osé faire mention de moi, tandis qu'il ne devait être question que de doctrine. Désormais, uniquement renfermé dans mon sujet, j'adopterai pour règle ces mots de Bacon de Verulam :

«De nobis ipsis silemus: de re autem, » quæ agitur, petimus: ut homines eam >> non opinionem, sed opus esse cogitent; ac pro certo habeant, non sectæ >> nos alicujus, aut placiti, sed utilitatis » et amplitudinis humanæ fundamenta >> moliri. >>

(INSTAURAT. magna. Præfat. )

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