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une masse d'hommes éclairés qui se grouppaient autour de ceux qui étaient le plus en évidence. Telles ces îles, ces pointes de rochers, qui se montrent en archipels audessus de la surface des mers annoncent qu'autour d'elles le fond s'élève en pyramides dont elles ne sont que les sommets, et que la terre est à fleur d'eau, là même où l'on n'aperçoit rien. J'ajouterai, comme le remarque avec beaucoup de justesse mon estimable ami Vanderbourg, traducteur du Woldemar, que la classe mitoyenne de la société, celle qui compose le públic littéraire, « a été chez nous corrompue et polie avant que d'être éclairée, et qu'au contraire chez nos voisins, elle » a été éclairée avant que d'être cor» rompue »), m Si bien que la tendance dominante dans la culture des uns est devenue sensualité, et dans celle des autres idéalité; que le persifflage, la légèreté et la dissipation sont devenus familiers aux uns; la gravité et le recueillement aux autres. Delà vient encore que chez nous

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le bel-esprit, en vertu de son droit d'aînesse, a acquis une certaine prescription, une primauté dans le goût et dans l'opinion publique, qu'on le regarde comme la base de la gloire nationale dans l'ordre intellectuel; tandis que chez les allemans, on est accoutumé à voir cette même gloire dans les sciences exactes, la philosophie et l'érudition. Ici le bel-esprit exerce une sorte d'influence despotique sur les sciences, il tend continuellement à les attirer vers le superficiel là ce sont les sciences qui exercent leur influence sur le bel-esprit, et qui tendent à lui donner de la consistance et de la profondeur. Ici la science ne peut plaire au public qu'en revêtant les formes du bel esprit là le bel esprit ne peut plaire qu'en se conformant à l'esprit sévère et systématique de la science. Ici plus d'un auteur a été obligé de s'excuser d'être trop abstrait et trop scientifique : là un auteur paraîtrait inexcusable s'il n'était point

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scientifique. Ici enfin l'impulsion donnée primitivement a été de plaire; tandis que

là l'impulsion primitive a été d'instruire 1.

Cependant les grands événemens qui ont remué jusqu'à la lie la génération actuelle

1 Je pourrais ajouter que notre littérature est dans un cas pareil à celui des langues en général; elles naissent dans un état de choses' presque barbare; elles se forment, se développent pendant une période grossière, où toutes les idées sont indéterminées, souvent fausses. Quelque degré de perfection et de culture qu'elles atteignent ensuite, elles se ressentent toujours du vice de leur naissance et du chaos où elles sont nées. On les polit, on les répare, on les embellit, et l'on ne peut en ôter certains vices radicaux qui en corrompent tout le système.Notre littérature a jailli immédiatement d'un ordre de choses très-informe; elle s'est comme entée sur la barbarie, et l'on ne peut disconvenir que cela n'ait influé sur elle jusqu'à un certain point. La nation allemande, au contraire, était depuis long-tems remplie de lumières solides, de philosophie et d'érudition quand elle a songé sérieusement à se faire une littérature: Tel était le sol dans lequel le bel-esprit allemand devait germer. A peine la vraie littérature comptet-elle dans ce pays un demi-siècle ; mais née aut da

des français, a donné une autre trempe à bien des ames, une tendance plus sévère, plus éloignée de la légèreté reprochée quel

milieu du dix-huitième, et posée sur de telles bases, on conçoit qu'elle a dû recevoir une constitution et une modification très-différentes de celles qu'a reçu la nôtre. On ne peut donc, en aucune manière, comparer les premiers pas et les essais de la littérature allemande aux pas incertains et aux essais des pères de notre parnasse. Chacun sentira d'après cette considé ration, et un grand nombre d'autres sur lesquelles je ne puis m'étendre ici, qu'il y a une divergence totale dans les idées, les vues, la culture, en un mot, d'un Français et d'un Allemand, et qu'ils ne peuvent jamais parvenir à s'entendre, l'un voit et entend dans un livre, dans une expression tout autre chose que ce que l'autre y voit et y entend; la dispute est interminable entr'eux. Un bel-esprit nourri sur le pavé de Paris, peut raisonner, ou déraisonner à perdre haleine sur les produits de la littérature allemande; il peut extraire, analyser, disserter et ne pas dire un mot qui convienne à la chose; parce que pour juger une chose, il faut être placé dans son point de vue, et que le parisien

quefois avec justice à nos goûts. Nous ne vivons plus dans un tems où il convienne de se contenter du pain et des jeux du cirque. Nous entendrons, sans doute, un jour nos Cicéron dire à nos Varron et à nos Atticus: « Tandis que je travaille à interpréter en notre langue cette philosophie que nous devons à Socrate, pourquoi, mes amis, ne me secondez-vous

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est dans un point de vue étranger, où il voit tout louche et confus, ainsi qu'un tableau qu'on regarde sous un faux jour. On a beau même traduire, imiter, paraphraser, on ne traduit que la lettre morte; l'esprit vivant, que l'interprète n'a pu saisir, reste caché, et l'ouvrage n'est au fond guères mieux compris, ni du traducteur, ni des lecteurs, que s'il était resté dans sa langue originale. On en peut dire autant de la manière dont, en général, on traduit et l'on explique chez nous les ouvrages de l'antiquité. J'ose me flatter que le présent livre, bien compris, donnera quelques ouvertures importantes sur l'esprit allemand, sans la connaissance duquel il est complètement absurde de prétendre juger la littérature allemande.

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