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faites pour être appliquées à l'expérience et aux réalités matérielles, sans quoi elles restent des théories vides et inertes; mais jusqu'à quel point précis cette application, cette alliance accidentelle de l'intellectuel et du sensible donnait elle à la philosophie le droit d'empiéter sur celui-ci ? C'est ce que personne ne pouvait décider : les uns augmentaient, les autres diminuaient à leur gré, et selon certaines idées qu'ils se formaient, le domaine de la philosophie; tous en donnaient, d'après ces variations, des définitions différentes. On philosophait depuis long-tems, et l'on ne pouvait pas dire encore précisément ce que c'était que philosophie. Dans nos jours où l'on est plus avancé, on n'est pas encore pleinement d'accord sur ce point; et il est assez clair, , par la manière dont je viens de l'exposer, qu'il doit toujours rester soumis à quelqu'incertitude.

D'un autre côté, les observations de tout genre se multipliant, et les lumières croissant sur le champ de l'empirisme, aussi bien que sur celui de la spéculation, chaque genre de connaissances commença à former un tout arrondi, lié, systématique, qui se para du nom de science. Delà naquit l'idée de science en général, et l'on détermina ce qu'on était fondé à exiger de toute connaisance qui prenait ce titre; on osa deman

der à la philosophie de se légitimer elle-même comme science, au tribunal de l'esprit-humain ; et sur son embarras à satisfaire à cette interpellation, sur les réponses discordantes et peu précises de ceux qui se disaient ses oracles, ses adversaires se crurent en droit de la mépriser; quelques-uns même allèrent jusqu'à douter qu'il fût possible qu'elle existât,

Les savans empiriques, fiers des témoignages palpables sur lesquels ils s'appuyaient, et des résultats réels et solides auxquels ils parvenaient, voulurent, à leur tour, devenir les seuls sages, et faire sortir la philosophie du sanctuaire de l'entendement et de la raison, où elle avait fixé son asile, pour la placer au milieu de l'empirisme et des sens. Ils proscrivirent tout ce jeu intellectuel de conceptions et d'idées dont la philosophie faisait son affaire principale, et où ils ne voyaient qu'illusions. D'un autre côté, les philosophes intellectuels démontraient avec force à ces intrus, que c'était précisément les sens et l'expérience qu'il fallait accuser d'illusion et d'erreur. On avait quelque raison des deux côtés, et le sceptique était au milieu. C'est ce qui a fait ingénieusement dire à Fontenelle : << Toute la philosophie n'est fondée que sur deux » choses sur ce qu'on a l'esprit curieux et les » yeux mauvais, Encore si ce qu'on voit, on le

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» voyait bien. Mais on le voit tout autre» ment qu'il n'est. Ainsi les vrais philosophes >> passent leur vie à ne point croire ce qu'ils » voyent, et à tâcher de deviner ce qu'ils ne » voyent point ».

Au milieu de ce conflit d'opinions, de ces incertitudes, de ces contradictions entre les dépositaires de la science, l'esprit humain, l'instinct philosophique, dans sa naïveté primitive, conservait invariablement la tendance inhérente à sa nature, son penchant à savoir, et à remonter sans cesse de pourquoi en pourquoi, jusqu'à ce qu'il arrive à une connaisance absolue qui le satisfasse, et qu'il puisse tenir pour principe de toutes les autres. L'histoire de la philosophie offre sur chacune de ses pages la preuve de cette vérité. Malgré mille essais, la plupart malheureux, malgré mille opinions d'abord présentées comme des vérités ensuite reconnues pour chimériques, l'esprit de l'homme ne s'est jamais découragé, les fausses sciences ne l'ont pas entièrement dégoûté de la vraie science à laquelle il tend opiniâtrément et par l'impulsion de sa nature. Quand nous examinons de près ce besoin de savoir, et que nous analysons l'idée même de la science, nous découvrons que ce n'est

autre chose qu'une disposition innée chez l'homme d'apporter dans la multiplicité et la variété infinie, j'oserais dire dans l'hétérogeneïte' de toutes ses représentations tant sensibles qu'intellectuelles ; d'apporter, dis-je, dans tant de choses isolées et données comme indépendantes les unes des autres, de l'ordre, de la liaison, de l'ensemble. L'homme est un, il le sent; la conscience qu'il a de luimême est une unité indivisible, cohérente ; je ne dis pas unité numérique, mais bien unité systématique et homogène, unité non par opposition à nombre, mais par opposition à confusion. Il faut que les connaissances d'un être pareil, puisqu'enfin il a la faculté de connaître, se revêtent de cette forme principale du sujet connaissant, qu'elles adoptent cette manière d'être de la conscience intime, c'est-à-dire, qu'elles forment entre elles un tout lié, cohérent, un ensemble, une unité systématique. Cette synthèse originaire est la première condition, la première forme de toutes nos connaissances. Nous l'apercevons dans nos sensations matérielles, aussi bien que dans les conceptions de notre esprit. La qualité de jaune donnée par la vue celle de sonore donnée par l'ouïe, celles de dur, de pesant et de ductile données par le tact, qualités isolées par elles-mêmes, sont saisies par ce principe actif qui tend en nous à la liaison et à l'ensemble, et se réunissent dans

une seule représentation que nous nommons or. Ainsi de tous les objets que nous connaissons successivement et avec tant de variétés, nous formons des ensembles, des systèmes partiels, jusqu'à ce qu'enfin nous composons de leur ensemble général un seul système, une seule unité , que nous appelons le monde. C'est nous qui fournissons cette idée d'ensemble, là où elle n'est point en effet ; c'est cette force synthétique, ce principé d'union et de rapprochement qui constitue la nature de notre entendement. Delà la nécessité de ranger toutes nos perceptions dans un espace, et dans un tems; de regarder tout évènement comme dépendant d'un autre évènement qui le précède (relation de cause et d'effet); de regarder toutes les choses comme exerçant les unes sur les autres une influence réciproque (relation d'action et de réaction); de prêter à toutes choses un but, une finalité (relation de fin et de moyen); de supposer que les qualités diverses que nous transmettent nos sens doivent avoir un fonds commun qui les soutienne et les réunisse (relation d'accident et de substance), et ainsi du reste, tous modes différens de liaison et d'unité systématique, lois de notre entendement, sous lesquelles nous apercevons la nature, et que nous croyons pour cela résider en elle.

Mais de toutes ses connaissances, celle où

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