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Voilà pourquoi le chemin par où mène Kant est si hérissé d'arduosités; voilà pourquoi tous les penseurs superficiels en sont si rebutés, et ne peuvent le suivre. Mais quand on a vaincu les difficultés, on sent combien sa doctrine éclaire, combien elle élève l'ame.

D'un côté, on découvre les secrets de l'homme cognitif; on voit de quelle manière se forment et se développent ses sensations, ses jugemens; on voit comment la sensation se transforme en lui, et quelles formes elle y prend; comment il expérimente, et quelles sont les bases aussi bien que la valeur de l'expérience et du savoir humain.

De l'autre côté, on découvre l'indépendance de l'homme moral, la valeur pleine et absolue des lois impératives de sa conscience; on se sent perfectionné et anobli.

Les grandes découvertes en physique de l'immortel Newton avaient donné jusqu'à nous à toutes les sciences, même à celles qui sont purement rationelles, une tendance physique et mécanique, dont la phi

losophie, depuis cette époque, s'était fortement ressentie. On s'obstinait à ne plus voir que des lois matérielles dans l'homme, depuis que Newton avait tellement perfectionné les connaissances de l'homme physique.

Il est tems de rendre à la philosophie rationelle, si négligée depuis cette même époque, son rang et sa dignité. Nous devons à Kant la réforme qu'elle attendait. Kant est le Newton de l'homme moral; et il a procédé, dans sa doctrine, avec la supériorité que l'état des lumières, dans le tems et dans la contrée où il vit, lui assigne sur ses prédécesseurs. L'homme vraiment au niveau de son siècle a la force de s'élever avec lui, de renoncer aux institutions et aux idées vieillies. Ceux qui veulent entraver les progrès de l'humanité et étouffer les nouvelles lumières, ne réussissent que momentanément; l'oubli ou la risée des générations à venir les attend, quelle qu'ait été à d'autres égards leur renommée et leur considération personnelle.

VILLERS.

Fructidor an 9. (1801)

EXPOSITION

DES

PRINCIPES FONDAMENTAUX

DE

LA PHILOSOPHIE

TRANSCENDENTALE.

I.

IDEE de la philosophie, comme disposition naturelle et besoin de l'homme.

« SAVOIR est le penchant naturel de tous les hommes ». Ces mots, par où débute le premier livre de la métaphysique d'Aristote, renferment tout le secret de la philosophie, au moins quant à sa naissance dans notre esprit. L'homme veut savoir, il veut pénétrer dans l'essence et dans les relations de tout ce qui l'environne, décou vrir le pourquoi et le comment de toutes choses: sa destination pratique est d'agir, mais il ne peut consentirà ignorer pourquoi il doit agir Tome 1.

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d'une manière plutôt que d'une autre. Il cherche dans la spéculation un fil conducteur qui le guide dans le labyrinthe de la vie, il y cherche des règles fixes pour le tâtonnement de l'expérience. En vain le bon sens vulgaire, cette disposition qui naît de l'importance attachée à la satisfaction de nos besoins réels, physiques et journaliers, en vain crie-t-il à Démocrite: « Que l'homme » est fait pour cultiver la terre, et non pour » la mesurer ». Démocrite poursuit son étude; l'attrait irrésistible du savoir qui s'est développé en lui, l'entraîne à contempler et à réfléchir. Si le premier pas que l'homme fait pour sortir de la classe des animaux, est de reconnaître l'ordre des saisons, de prévoir ses besoins futurs, et de féconder à tems le sein de la terre, le second, et celui qui l'en distingue tout-à-fait, est la recherche à laquelle il se livre des lois de la nature, de celles de son entendement et de ses devoirs. Il a franchi alors la ligne qui sépare la matière de l'intelligence; en déployant sa pensée, il a produit le plus beau titre de l'humanité celui qui vraiment la caractérise; il n'est plus seulement l'usufruitier, il s'est rendu le spectateur, et comme le juge de la création.

La science imprime à l'homme ignorant un respect involontaire pour celui qui la possède. Dans celle des sociétés humaines qui brilla

c'est-à

davantage par la culture, chez les Grecs, ies individus les plus éclairés furent désignés d'abord par les noms de sophes, de sophistes dire, de savans. Ils prirent dans la suite le titre plus modeste de philosophes, ou d'amis de la science. Chez des peuples plus récens, l'affinité des mots de sapience, de sagesse, avec ceux qui désignent le savoir, montrent assez l'affinité intime que l'esprit a toujours conçue entre la science et la philosophie, entre le savant et le

sage.

Dans un tems où les lumières ne faisaient que de naître, où presque tous les hommes étaient encore plongés dans la nuit de l'ignorance, le peu de connaissances acquises çà et là par des esprits plus actifs et mieux doués de la faculté d'observer, fut naturellement réuni en une masse sans liaison, sans ordre, sans harmonie. On n'avait garde de discerner et de ranger à part ehacun des élémens qui devaient appartenir un jour à des sciences diverses, dont on n'avait pas alors l'idée. Quelques principes épars de géomé➡ trie, un peu de médecine certaines maximes de conduite pour les particuliers et pour les les états, la tradition altérée des faits anciens, l'observation grossière des astres et de la nature, la théo- et cosmogonie fabuleuses de cet âge, les principes imparfaits de quelques arts

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