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ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé. Don Fernand dans sa province est oisif, ignorant, médisant, querelleur, fourbe, intempérant, impertinent; mais il tire l'épée contre ses voisins, et pour un rien il expose sa vie : il a tué des hommes, il sera tué.

Le noble de province, inutile à sa patrie, à sa famille, et à lui-même, souvent sans toit, sans habits, et sans aucun mérite, répète dix fois le jour qu'il est gentilhomme, traite les fourrures et les mortiers de bourgeoisie, occupé toute sa vie de ses parchemins et de ses titres, qu'il ne changeroit pas contre les masses d'un chancelier.

Il se fait généralement dans tous les hommes des combinaisons infinies de la puissance, de la faveur, du génie, de richesse, des dignités, de la noblesse, de la force, de l'industrie, de la capacité, de la vertu, du vice, de la foiblesse, de la stupidité, de la pauvreté, de l'impuissance, de la roture et de la bassesse. Ces choses, mêlées ensemble en mille manières différentes, et compensées l'une par l'autre en divers sujets, forment aussi les divers états et les différentes conditions. Les hommes d'ailleurs, qui tous savent le fort et le foible les uns des autres, agissent aussi réciproquement comme ils croient le devoir faire, connoissent ceux qui leur sont égaux, sentent la supériorité que quelques uns ont sur eux, et celle qu'ils ont sur quelques autres ; et de là naissent entre eux ou la familiarité, ou le respect et la déférence, ou la fierté et le mépris. De cette

source vient que dans les endroits publics, et où le monde se rassemble, on se trouve à tous inoments entre celui que l'on cherche à aborder ou à saluer, et cet autre que l'on feint de ne pas connoître, et dont l'on veut encore moins se laisser joindre; que l'on se fait honneur de l'un, et qu'on a honte de l'autre; qu'il arrive même que celui dont vous vous faites honneur, et que vous voulez retenir, est celui aussi qui est embarrassé de vous, et qui vous quitte ; et que le même est souvent celui qui rougit d'autrui, et dont on rougit, qui dédaigne ici, et qui là est dédaigné : il est encore assez ordinaire de mépriser qui nous méprise. Quelle misère! et puisqu'il est vrai que, dans un si étrange commerce, ce que l'on pense gagner d'un côté on le perd de l'autre, ne reviendroit-il pas au même de renoncer à toute hauteur et à toute fierté, qui convient si peu aux foibles hommes, et de composer ensemble, de se traiter tous avec une mutuelle bonté, qui, avec l'avantage de n'être jamais mortifiés, nous procureroit un si grand bien que celui de ne mor tifier personne?

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Bien loin de s'effrayer ou de rougir même du nom de philosophe, il n'y a personne au monde qui ne dût avoir une forte teinture de philosophie *. Elle convient à tout le monde : la. pratique en est utile à tous les âges, à tous les sexes, et à toutes les conditions: elle nous console du bonheur d'autrui,

L'on ne peut plus entendre que celle qui est dépendante de la religion chrétienne.

des indignes préférences, des mauvais succès, du déclin de nos forces ou de notre beauté : elle nous arme contre la pauvreté, la vieillesse, la maladie et la mort, contre les sots et les mauvais railleurs : elle nous fait vivre sans une femme, où nous fait supporter celle avec qui nous vivons.

Les hommes, en un même jour, ouvrent leur ame à de petites joies, et se laissent dominer par de petits chagrins : rien n'est plus inégal et moins suivi que ce qui se passe en si peu de temps dans leur cœur et dans leur esprit. Le remède à ce mal est de n'estimer les choses du monde précisément que ce qu'elles valent.

Il est aussi difficile de trouver un homme vain qui se croie assez heureux, qu'un homme modeste qui se croie trop malheureux.

Le destin du vigneron, du soldat et du tailleur de pierre, m'empêche de m'estimer malheureux par la fortune des princes ou des ministres qui me manque.

Il n'y a pour l'homme qu'un vrai malheur, qui est de se trouver en faute, et d'avoir quelque chose à se reprocher.

La plupart des hommes, pour arriver à leurs fins, sont plus capables d'un grand effort que d'une longue persévérance. Leur paresse ou leur inconstance leur fait perdre le fruit des meilleurs commencements. Ils se laissent souvent devancer par d'autres qui sont partis après eux, et qui marchent

lentement mais constamment.

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J'ose presque assurer que les hommes savent encore mieux prendre des mesures que les suivre, résoudre ce qu'il faut faire et ce qu'il faut dire, que de faire ou de dire ce qu'il fant. On se propose fermement, dans une affaire qu'on négocie, de taire une certaine chose; et ensuite, ou par passion, ou par une intempérance de langue, ou dans la chaleur de l'entretien, c'est la première qui échappe.

Les hommes agissent mollement dans les choses qui sont de leur devoir, pendant qu'ils se font un mérite ou plutôt une vanité de s'empresser pour celles qui leur sont étrangères, et qui ne conviennent ni à leur état ni à leur caractère.

La différence d'un homme qui se revêt d'un caractère étranger à lui-même, quand il rentre dans le sien, est celle d'un masque à un visage. •.

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Télèphe a de l'esprit, mais dix fois moins, de compte fait, qu'il ne présume d'en avoir il est donc, dans ce qu'il dit, dans ce qu'il fait, dans ce qu'il médite et ce qu'il projette, dix fois au-delà de ce qu'il a d'esprit; il n'est donc jamais dans ce qu'il a de force et d'étendue : ce raisonnement est juste. Il a comme une barrière qui le ferme, et qui devroit l'avertir de s'arrêter en deçà; mais il passe outre, il se jette hors de sa sphère, il trouve lui-même son endroit foible, et se montre par cet endroit : il parle de ce qu'il ne sait point, ou de ce qu'il sait mal : il entreprend au-dessus de son pouvoir, il desire au delà de sa portée : il s'égale à ce qu'il y a de meilleur en tout genre il a du bon et du louable, qu'il

offusque par l'affectation du grand ou du merveil leux. On voit clairement ce qu'il n'est pas, et il faut deviner ce qu'il est en effet. C'est un homme qui ne se mesure point, qui ne se connoît point : son caractère est de ne savoir pas se renfermer dans celui qui lui est propre, et qui est le sien.

L'homme du meilleur esprit est inégal, il souffre des accroissements et des diminutions; il entre en verve, mais il en sort: alors, s'il est sage, il parle peu, il n'écrit point, il ne cherche point à imaginer ni à plaire. Chante-t-on avec un rhume? Ne faut-il attendre que la voix revienne?

pas

Le sot est automate, il est machine, il est ressort; le poids l'emporte, le fait mouvoir, le fait tourner, et toujours, et dans le même sens, et avec la même égalité : il est uniforme, il ne se dément point; qui l'a vu une fois, l'a vu dans tous les instants et dans toutes les périodes de sa vie; c'est tout au plus le bœuf qui meugle, ou le merle qui siffle: il est fixé et déterminé par sa nature, et j'ose dire par son espèce : ce qui paroît le moins en lui, c'est son ame, elle n'agit point, elle ne s'exerce point, elle se repose.

Le sot ne meurt point; ou si cela lui arrive, selon notre manière de parler, il est vrai de dire qu'il gagne à mourir, et que, dans ce moment où les autres meurent, il commence à vivre. Son ame pense, raisonne, infère, conclut, juge, prévoit, fait précisément tout ce qu'elle ne faisoit point: elle se trouve dégagée d'une masse de chair

alors

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