Page images
PDF
EPUB

La Bruyere. 2:

W.

l'esprit, le cœur, les dehors, le tempérament; et il me paroît qu'un monarque qui les rassembleroit toutes en sa personne, seroit bien digne du nom

de GRAND

CHAPITRE XI.

DE L'HOMME.

1

N E nous emportons point contre les hommes en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injus tice, leur fierté, l'amour d'eux-mêmes, et l'oubli des autres ils sont ainsi faits, c'est leur nature: s'en fâcher, c'est ne pouvoir supporter que la pierre tombe, ou que le feu s'élève.

Les hommes en un sens ne sont point légers, ou ne le sont que dans les petites choses: ils changent leurs habits, leur langage, les dehors, les bienséances; ils changent de goûts quelquefois : ils gardent leurs moeurs toujours mauvaises; fermes et constants dans le mal, ou dans l'indifférence pour la vertu.

Le stoïcisme est un jeu d'esprit et une idée semblable à la république de Platon. Les stoïques ont feint qu'on pouvoit rire dans la pauvreté, être insensible aux injures, à l'ingratitude, aux pertes des biens, comme à celles des parents et des amis, regarder froidement la mort, et comme une chose indifférente qui ne devoit ni réjouir, ni rendre triste'; n'être vaincu ni par le plaisir, ni par la douleur ; sentir le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir, ni jeter une seule larme; et ce phantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il leur a plu de l'appeler

sage. Ils ont laissé à l'homme tous les défauts

qu'ils lui ont trouvés, et n'ont presque relevé aucun de ses foibles: au lieu de faire de ses vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l'en corriger, ils lui ont tracé l'idée d'une perfection et d'un héroïsme dont il n'est point capable, et l'ont exhorté à l'impossible. Ainsi le sage, qui n'est pas, ou qui n'est qu'imaginaire, se trouve naturellement et par lui-même au-dessus de tous les événements et de tous les maux; ni la goutte la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë ne sauroient lui arracher une plainte; le ciel et la terre peuvent être renversés sans l'entraîner dans leur chûte, et il de meureroit ferme sur les ruines de l'univers: pendant que l'homme,qui est en effet, sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux, et perd la respiration pour un chien perdu, ou pour une porcelaine qui est en pièces.

Inquiétude d'esprit, inégalité d'humeur, inconstance de cœur, incertitude de conduite : tous vices de l'ame, mais différents, et qui, avec tout le rapport qui paroît entre eux, ne se supposent pas toujours l'un l'autre dans un même sujet.

Il est difficile de décider si l'irrésolution rend l'homme plus malheureux que méprisable: de même s'il y a toujours plus d'inconvénients à prendre un mauvais parti, qu'à n'en prendre aucun.

Un homme inégal n'est pas un seul homme, ce sont plusieurs : il se multiplie autant de fois qu'il a de nouveaux goûts et de manières différentes : il est à chaque moment ce qu'il n'étoit point, et il

va être bientôt ce qu'il n'a jamais été, il se succède à lui-même : ne demandez pas de quelle complexion il est, mais quelles sont ses complexions; ni de quelle humeur, mais combien il a de sortes d'hu meurs. Ne vous trompez-vous point? Est-ce Eutichrate que vous abordez? Aujourd'hui quelle glace pour vous! hier il vous cherchoit, il vous caressoit, vous donniez de la jalousie à ses amis, vous reconnoît-il bien? dites-lui votre nom.

[ocr errors]

Ménalque1 descend son escalier, ouvre sa porte pour sortir, il la referme : il s'apperçoit qu'il est en bonnet de nuit ; et venant à mieux s'examiner, il se trouve rasé à moitié, il voit que son épée est mise du côté droit, que ses bas sont rabattus sur ses talons, et que sa chemise est par-dessus ses chausses. S'il marche dans les places, il se sent tout d'un coup rudement frapper à l'estomac ou au visage, il ne soupçonne point ce que ce peut être, jusqu'à ce qu'ouvrant les yeux et se réveillant, il se trouve ou devant un limon de charrette, ou derrière un long ais de menuiserie que porte un ouvrier sur ses épaules. On l'a vu une fois heurter du front contre celui d'un aveugle, s'embarrasser dans ses jambes, et tomber avec lui chacun de son côté à la renverse. Il lui est arrivé plusieurs fois de se trouver tête pour tête à la rencontre d'un prince et sur son passage, se reconnoître à peine, et n'avoir que le loisir de se coller à un mur pour

* Ceci est moins un caractère particulier qu'un recueil de

faits de distraction.

lui faire place. Il cherche, il brouille, il crie, il s'échauffe, il appelle ses valets l'un après l'autre, on lui perd tout, on lui égare tout : il demande ses gants qu'il a dans ses mains, semblable à cette femme qui prenoit le temps de demander son masque, lorsqu'elle l'avoit sur son visage. Il entre à l'appartement, et passe sous un lustre où sa perruque s'accroche et demeure suspendue, tous les courtisans regardent et rient: Ménalque regarde aussi, et rit plus haut que les autres, il cherche des yeux dans toute l'assemblée où est celui qui montre ses oreilles, et à qui il manque une perruque. S'il va par la ville, après avoir fait quelque chemin il se croit égaré, il s'émeut, et il demande où il est à des passants, qui lui disent précisément le nom de sa rue : il entre ensuite dans sa maison, d'où il sort précipitamment, croyant qu'il s'est trompé. Il descend du palais, et trouvant au bas du grand degré un carrossequ'il prend pour le sien, il se met dedans : le cocher touche, et croit ramener son maître dans sa maison: Ménalque se jette hors de la portière, traverse la cour, monte l'escalier, parcourt l'antichambre, la chambre, le cabinet, tout lui est familier, rien ne lui est nouveau, il s'assit, il se repose, il est chez soi. Le maître arrive, celui-ci se lève pour le recevoir, il le traite fort civilement, le prie de s'asseoir, et cróit faire les honneurs de sa chambre : il parle, il rêve, il re; prend la parole: le maître de la maison s'ennuie, et demeure étonné: Ménalque ne l'est pas moins.

« PreviousContinue »