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dite, et qu'elle ne soit pas crue; ou il est franc et ouvert, afin que lorsqu'il dissimule ce qui ne doit pas être su, l'on croie néanmoins qu'on n'ignore rien de ce que l'on veut savoir, et que l'on se per suade qu'il a tout dit. De même, ou il est vif et grand parleur pour faire parler les autres, pour empêcher qu'on ne lui parle de ce qu'il ne veut pas ou de ce qu'il ne doit pas savoir, pour dire plusieurs choses indifférentes qui se modifient, ou qui se détruisent les unes les autres, qui confondent dans les esprits la crainte et la confiance, pour se défendre d'une ouverture qui lui est échappée par une autre qu'il aura faite; ou il est froid et taciturne, pour jeter les autres dans l'engagement de parler, pour écouter long-temps, pour être écouté quand il parle, pour parler avec ascendant et avec poids, pour faire des promesses ou des menaces qui portent un grand coup, et qui ébranlent. Il s'ouvre et parle le premier, pour, en découvrant les oppositions, les contradictions, les brigues et les cabales des ministres étrangers sur les proposi tions qu'il aura avancées, prendre ses mesures et avoir la réplique; et dans une autre rencontre il parle le dernier, pour ne point parler en vain pour être précis, pour connoître parfaitement les choses sur quoi il est permis de faire fonds pour lui ou pour ses alliés, pour savoir ce qu'il doit demander et ce qu'il peut obtenir. Il sait parler en termes clairs et formels : il sait encore mieux parler ambi. gument, d'une manière enveloppée, user de tours

ou de mots équivoques qu'il peut faire valoir ou diminuer dans les occasions et selon ses intérêts. Il demande peu quand il ne veut pas donner beaucoup. Il demande beaucoup pour avoir peu et l'avoir plus sûrement. Il exige d'abord de petites choses, qu'il prétend ensuite lui devoir être comp tées pour rien, et qui ne l'excluent pas d'en demander une plus grande; et il évite au contraire de commencer par obtenir un point important, s'il l'empêche d'en gagner plusieurs autres de moindre conséquence, mais qui tous ensemble l'emportent sur le premier. Il demande trop, pour être refusé; mais dans le dessein de se faire un droit ou une bienséance de refuser lui-même ce qu'il sait bien qu'il lui sera demandé, et qu'il ne veut pas octroyer: aussi soigneux alors d'exagérer l'énormité de la demande, et de faire convenir, s'il se peut, 'des raisons qu'il a de n'y pas entendre, que d'affoi! blir celles qu'on prétend avoir de ne lui pas ac? corder ce qu'il sollicite avec instance : également appliqué à faire sonner haut et à grossir dans l'idée des autres le peu qu'il offre, et à mépriser ouvertement le peu que l'on consent de lui don, ner. Il fait de fausses offres, mais extraordinaires; qui donnent de la défiance, et obligent de rejeter ce que l'on accepteroit inutilement; qui lui sont cependant une occasion de faire des demandes exorbitantes, et mettent dans leur tort ceux qui les lui refusent. Il accorde plus qu'on ne lui demande, pour avoir encore plus qu'il ne doit donner. Il se

fait long-temps prier, presser, importuner sur une chose médiocre, pour éteindre les espérances, et ôter la pensée d'exiger de lui rien de plus fort; ou s'il se laisse fléchir jusques à l'abandonner, c'est toujours avec des conditions qui lui font partager le gain et les avantages avec ceux qui reçoivent. I prend directement ou indirectement l'intérêt d'un allié, s'il y trouve son utilité et l'avancement de ses prétentions. Il ne parle que de paix, que d'alliances, que de tranquillité publique, que d'intérêt public; et en effet il ne songe qu'aux siens, c'està-dire à ceux de son maître ou de sa république. Tantôt il réunit quelques-uns qui étoient contraires les uns aux autres, et tantôt il divise quelques autres qui étoient unis : il intimide les forts et les puissants, il encourage les foibles: il unit d'abord d'intéret plusieurs foibles contre un plus puissant pour rendre la balance égale: il se joint ensuite aux premiers pour la faire pencher, et il leur vend cher sa protection et son alliance. Il sait intéresser ceux avec qui il traite; et par un adroit manége, par de fins et de subtils détours, il leur fait sentir leurs avantages particuliers, les biens et les hon? neurs qu'ils peuvent espérer par une certaine faci lité, qui ne choque point leur commission, ni les intentions de leurs maîtres; il ne veut pas aussi être cru imprenable par cet endroit : il laisse voir en lui quelque peu de sensibilité pour sa fortune il s'attire par-là des propositions qui lui découvrent les vues des autres les plus secrètes, leurs desseins

les plus profonds et leur dernière ressource, et il en profite. Si quelquefois il est lésé dans quelques chefs qui ont enfin été réglés, il crie haut; si c'est le contraire, il crie plus haut, et jette ceux qui perdent sur la justification et la défensive. Il a son fait digéré par la cour, toutes ses démarches sont mesurées, les moindres avances qu'il fait lui sont prescrites; et il agit néanmoins dans les points difficiles, et dans les articles contestés, comme s'il se relâchoit de lui-même sur le champ, et comme par un esprit d'accommodement: il n'ose même promettre à l'assemblée qu'il fera goûter la proposition, et qu'il n'en s sera pas désavoué. Il fait courir un bruit faux des choses seulement dont il est chargé,' muni d'ailleurs de pouvoirs particuliers, qu'il ne découvre jamais qu'à l'extrémité, et dans les moments où il lui seroit pernicieux de ne les pas mettre en usage. Il tend sur-tout par ses intrigues au solide et à l'essentiel, toujours prêt à leur sacrifier les minuties et les points d'honneur imaginaires. Il a du flegme, il s'arme de courage et de patience, il ne se lasse point, il fatigue les autres il les pousse jusqu'au découragement: il se précautionne et s'endurcit contre les lenteurs et les remises, contre les reproches, les soupçons, les défiances, contre les difficultés et les obstacles, persuadé que le temps seul et les conjonctures amènent les choses et conduisent les esprits au point où on les souhaite. Il va jusques à feindre un intérêt secret à la rupture de la négociation, lorsqu'il desire le plus ardemment

La Bruyere. 2.

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qu'elle soit continuée ; et si au contraire il a des ordres précis de faire les derniers efforts pour rompre, il croit devoir, pour y réussir, en presser la continuation et la fin. S'il survient un grand événement, il se roidit ou il se relâche selon qu'il lui est utile ou préjudiciable; et si par une grande prudence il sait le prévoir, il presse et il temporise selon que l'état pour qui il travaille en doit craindre ou espérer, et il règle sur ses besoins ses conditions. Il prend conseil du temps, du lieu, des occasions, de sa puissance ou de sa foiblesse, du génie des nations avec qui il traite, du tempérament et du caractère des personnes avec qui il négocie. Toutes ses vues, toutes ses maximes, tous les raffinements de sa politique tendent à une seule fin, qui est de n'être point trompé, et de tromper les autres.

Le caractère des François demande du sérieux dans le souverain.

L'un des malheurs du prince est d'être souvent trop plein de son secret, par le péril qu'il y a à le répandre : son bonheur est de rencontrer une personne1 sûre qui l'en décharge.

Il ne manque rien à un roi que les douceurs d'une vie privée : il ne peut être consolé d'une si grande perte que par le charme de l'amitié, et par la fidélité de ses amis.

Le plaisir d'un roi qui mérite de l'être est de l'être moins quelquefois, de sortir du théâtre, de quitter le bas de saye et les brodequins, et de jouer avec une personne de confiance un rôle plus familier 2.

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