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charlatan, subtil ouvrier, dans une fiole où il avoit trouvé le secret de les faire vivre: il leur avoit mis à chacune une salade en tête, leur avoit passé un corps de cuirasse, mis des brassards, des genouillères, la lance sur la cuisse; rien ne leur manquoit, et en cet équipage elles alloient par sauts et par bonds dans leur bouteille. Feignez un homme de la taille du mont Athos 1: pourquoi non? une ame seroit-elle embarrassée d'animer un tel corps? elle en seroit plus au large : si cet homme avoit la vue assez subtile pour vous découvrir quelque part sur la terre avec vos armes offensives et défensives, que croyez-vous qu'il penseroit de petits marmousets ainsi équipés, et de ce que vous appelez guerre, cavalerie, infanterie, un mémorable siége, une fameuse journée? N'entendrai-je donc plus bour'donner d'autre chose parmi vous? le monde ne se divise-t-il plus qu'en régiments et en compagnies? tout est-il devenu bataillon ou escadron? « Il a pris » une ville, il en a pris une seconde, puis une troi» sième; il a gagné une bataille, deux batailles ; il » chasse l'ennemi, il vainc sur mer, il vainc sur >> terre: » est-ce de quelqu'un de vous autres, est-ce d'un géant, d'un Athos, que vous parlez? Vous avez sur-tout un homme pâle 2 et livide, qui n'a pas sur soi dix onces de chair, et que l'on croiroit jeter à terre du moindre souffle. Il fait néanmoins plus de bruit que quatre autres, et met tout en combustion; il vient de pêcher en eau trouble une île toute entière 3: ailleurs, à la vérité. il est

battu et poursuivi; mais il se sauve par les marais,' et ne veut écouter ni paix ni trève. Il a montré de bonne heure ce qu'il savoit faire, il a mordu le sein de sa nourrice', elle en est morte, la pauvre femme ; je m'entends, il suffit. En un mot, il étoit né sujet, et il ne l'est plus; au contraire, il est le maître, et ceux qu'il a domtés 2 et mis sous le joug vont à la charrue et labourent de bon courage : ils semblent même appréhender, les bonnes gens, de pouvoir se délier un jour et de devenir libres, car ils ont étendu la courroie et allongé le fouet de celui qui les fait marcher; ils n'oublient rien pour accroître leur servitudė: ils lui font passer l'eau pour se faire

d'autres vassaux et s'acquérir de nouveaux domaines : il s'agit, il est vrai, de prendre son père et sa mère par les épaules, et de les jeter hors de leur maison; et ils l'aident dans une si honnête entreprise.

Les gens de delà l'eau et ceux d'en deçà se co tisent et mettent chacun du leur pour se le rendre à eux tous de jour en jour plus redoutable : les Pictes et les Saxons imposent silence aux Bataves, et ceux-ci aux Pictes et aux Saxons; tous se peuvent vanter d'être ses humbles esclaves, et autant qu'ils le souhaitent. Mais qu'entends-je de certains personnages 3 qui ont des couronnes, je ne dis pas des comtes ou des marquis dont la terre fourmille, mais des princes et des souverains? ils viennent trouver cet homme dès qu'il a sifflé, ils se découvrent dès son antichambre, et ils ne parlent que quand

on les interroge: sont-ce là ces mêmes princes si pointilleux, si formalistes sur leurs rangs et sur leurs préséances, et qui consument, pour les régler, les mois entiers dans une diète ? Que fera ce nouvel archonte pour payer une si aveugle soumission, et pour répondre à une si haute idée qu'on a de lui? S'il se livre une bataille, il doit la gagner, et en personne si l'ennemi fait un siége, il doit le lui faire lever, et avec honte, à moins que tout l'océan ne soit entre lui et l'ennemi : il ne sauroit moins faire en faveur de ses courtisans. César lui-même ne doit-il pas venir en grossir le nombre? il en attend du moins d'importants services; car ou l'ar; chonte échouera avec ses alliés, ce qui est plus difficile qu'impossible à concevoir; ou, s'il réussit et que rien ne lui résiste, le voilà tout porté, avec ses alliés jaloux de la religion et de la puissance de César, pour fondre sur lui, pour lui enlever l'aigle, et le réduire lui et son héritier à la fasce d'argent1 et aux pays héréditaires. Enfin c'en est fait, ils se sont tous livrés à lui volontairement, à celui peutêtre de qui ils devoient se défier davantage. Ésope ne leur diroit-il pas : « La gent volatile d'une cer» taine contrée prend l'alarme, et s'effraie du voi» sinage du lion, dont le seul rugissement lui fait » peur : elle se réfugie auprès de la bête,

qui lui >> fait parler d'accommodement et la prend sous sa >> protection, qui se termine enfin à les croquer » tous l'un après l'autre. »

CHAPITRE XIII.

DE LA MODE.

UNE NE chose folle et qui découvre bien notre peti tesse, c'est l'assujettissement aux modes quand on l'étend à ce qui concerne le goût, le vivre, la santé et la conscience. La viande noire est hors de mode, et, par cette raison, insipide; ce seroit pécher contre la mode que de guérir de la fièvre par la saignée : de même on ne mouroit plus depuis long-temps par Théotime; ses tendres exhortations ne sauvoient plus que le peuple ; et Théotime a vu son successeur?

La curiosité n'est pas un goût pour ce qui est bon ou ce qui est beau, mais pour ce qui est rare, unique, pour ce qu'on a et ce que les autres n'ont point. Ce n'est pas un attachement à ce qui est parfait, mais à ce qui est couru, à ce qui est à la mode. Ce n'est pas un amusement, mais une passion, et souvent si violente, qu'elle ne cède à l'amour et à l'ambition que par la petitesse de son objet. Ce n'est pas une passion qu'on a généralement pour les choses rares et qui ont cours, mais qu'on a seule ment pour une certaine chose qui est rare et pour tant à la mode.

Le fleuriste 2 a un jardin dans un faubourg; iÎ y court au lever du soleil, et il en revient à son coucher. Vous le voyez planté et qui a pris racine

La Bruyere. 2.

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au milieu de ses tulipes et devant la Solitaire il ouvre de grands yeux, il frotte ses mains, il se baisse, il la voit de plus près, il ne l'a jamais vue si belle, il a le cœur épanoui de joie : il la quitte pour l'Orientale; de là il va à la Veuve; il passe au Drap d'or, de celle-ci à l'Agate ; d'où il revient enfin à la Solitaire, où il se fixe, où il se lasse, où il s'assied, où il oublie de diner; aussi est-elle nuancée, bordée, huilée, à pièces emportées; elle a un beau vase ou un beau calice : il la contemple, il l'admire Dieu et la nature sont en tout cela ce qu'il n'admire point; il ne va pas plus loin que l'ognon 'de sa tulipe, qu'il ne livreroit pas pour mille écus, et qu'il donnera pour rien quand les tulipes seront négligées et que les œillets auront prévalu. Cet homme raisonnable, qui a une ame, qui a un culte et une religion, revient chez soi, fatigué, affamé, mais fort content de sa journée : il a vu des tulipes.

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Parlez à cet autre 1 de la richesse des moissons, d'une ample récolte, d'une bonne vendange; il est curieux de fruits, vous n'articulez pas, vous ne vous faites pas entendre : parlez-lui de figues et de melons, dites que les poiriers rompent de fruit cette 'année, que les pêchers ont donné avec abondance: c'est pour lui un idiome inconnu, il s'attache aux seuls pruniers, il ne vous répond pas. Ne l'entretenez pas même de vos pruniers, il n'a de l'amour que pour une certaine espèce; toute autre que vous lui nommez le fait sourire et se moquer. Il vous mène à l'arbre, cueille artistement cette prune

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