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comme trois vins affaiblis, faits avec un même cru reprenaient maintenant leur originalité. Mademoiselle de l'Etang en était le triple plagiat - comme trois vins mélangés forment un vin frelaté. Aucune de ces trois femmes n'avait autant menti à sa physionomie. Jadis mademoiselle de l'Etang représentait quelque chose de supérieur, au grand côté de Paris elle ne figurait plus maintenant que le petit côté de la province. Il ne pouvait, autrefois, poursuivre une rêverie ou une action sans être ramené à elle; maintenant elle entravait la marche de son esprit ; elle l'aurait empêché d'être lui-même ; il disait à présent: Je pense, donc elle n'est pas.

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Et cependant l'édifice aboli, restait encore le sol mal déblayé où s'était élevé cet amour, puis de ces fondations d'enfance, qu'aucune destruction n'atteint. Comment quitter ce lieu adoré, place tiède de l'illusion? où aller? Puis, malgré lui, les yeux du cœur relevaient tout cet écroulement; il se heurtait à un mur imaginaire; à tout prix il fallait remuer de fond en comble ce terrain, perdre la trace de cet amour, ou bien, si sa vie était là quand même, savoir s'il avait le droit de vivre dans ces ruines. Il se résolut donc à demander à mademoiselle de l'Étang le mot qui ratifierait cette anticipation du cœur, ou le débouterait de son amour.

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II

Un après-midi de septembre, mesdames de l'Étang, et un vieux ménage un et indivisible, voulurent faire, sous la protection de Raymond, une reconnaissance dans les environs du château de St-T*** : le ciel, les arbres, le sol avaient une teinte dorée et calme, la route choisie semblait suivre la piste d'un arome de fruits mûrs, arome domestique ou sauvage.. On se mit en marche; Raymond, qui d'abord donnait le bras à une cinquantaine d'années, se dégagea bientôt à la faveur de fatigantes solutions de continuité, une robe accrochée à une épine, un sentier exigu, et se retrouva naturellement à deux pas de mademoiselle de 'Étang, qui était en avant. On arriva à une double rangée de peupliers alternés d'acacias et qui bordait à droite et à gauche le talus d'un canal. - A l'horizon tout ce feuillage tournait avec la courbe de l'eau. Une cuisson de soleil, en nécessitant un jeu d'ombrelles, laissait un peu plus d'abandon aux conversations et aux regards; des fleurs isolées poussant çà et là, pour des bouquets à ve

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nir, obligeaient presque à se baisser. Le vent, qu'on fendait, chiffonnait la chemisette de mademoiselle de l'Etang, et comme deux mains voluptueuses, découvrait les angles ronds de son front charmant ; il y avait place pour mille futilités amoureuses. Raymond et mademoiselle de l'Etang, surveillés, n'osaient trop s'aventurer. Madame de l'Etang criait : « Paule! » Et tous deux ralentissaient le pas. Ils ne se touchaient qu'au cahot du chemin. - Officiellement Raymond parlait pour tout le monde avec la même expression dans les yeux; - puis survenait un coup de vent; les rubans aveuglaient en flottant au visage, les ombrelles s'emportaient, un peu de tumulte couvrait la voix. Le vent jouait alors, autour de ce groupe de Bartholos, le rôle de Figaro, quand il tousse, fredonne, circonvient, avec une pétulance de vif-argent, le tuteur de Rosine. Raymond avait le temps de changer de regard, et d'envoyer à Paule quelques mots personnels. Tout à coup, on le réclama pour organiser une halte; chacun s'arrêta, excepté mademoiselle de l'Etang, qui s'était éloignée si doucement qu'on n'avait pas fait attention à elle, puis on crut d'abord qu'elle allait revenir, mais, quand on la vit poursuivre , avec une vitesse croissante, une salve d'injonctions la rappela; le son de la voix dirigé contre le vent n'avait pas de portée. Bientôt on n'aperçut plus qu'un balancement de robe régulier, s'amoindrisant à mesure et que supprima tout à fait le détour du talus. Tout le

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monde était très-fatigué; on se trouvait à quarante minutes du château, et tout au plus à mi-chemin de mademoiselle de l'Etang, il n'y avait là à espérer aucune voiture, encore si, quitte à refaire en action la fable du Meunier, son Fils et l'Ane, on avait signalé aux environs quelque monture tondant d'un pré la largeur de sa langue! On attendit longtemps, puis l'air fraîchit, la cloche du château sonna le dîner, il fallait partir; ne pouvait pas laisser mademoiselle de l'Etang revenir seule; il était inutile de compter sur le mari, parisien routinier, qui avait des bottes de sept lieues à Paris et qui en rase campagne ne valait pas le Petit-Poucet. - Il fallut bien qu'on se décidât à envoyer Raymond au-devant de mademoiselle de l'Etang; tous les regards devaient, en se combinant pour le suivre, produire la disposition d'un télescope. Il courut d'abord, pendant deux cents pas, pour retrouver sa liberté, et se parler à lui-même sans être entendu; puis arrivé à un point qui faisait avec le point opposé de la courbe du canal, la corde de l'arc, il aperçut mademoiselle de l'Etang qui se retournait. Il lui fit signe de revenir; elle comprit, et ils se dirigèrent l'un vers l'autre.

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L'occasion se présentait donc impérieuse comme une dernière sommation, de vérifier enfin l'existence de tout un monde d'amour, créé par l'inconnu. Un moment propice et solennel était donné à Raymond pour apprendre le résultat de cette longue délibération, qu'avaient dû faire dans l'âme de mademoiselle de l'Etang, actes, pen

sées, prévisions. souvenirs, intuitions, retours. Ils allaient être face à face, non pas dans cette fausse solitude d'un salon, où tout représente les parents, jusqu'à la disposition des chaises qu'ils viennent de quitter, où l'on subit l'influence du lieu, où tout répercute l'offense, où la peur d'être surpris étouffe un second mouvement favorable, mais en pleins champs, où l'espace ne garde pas une parole imprudente, où ils ne pouvaient s'occuper que d'eux-mêmes, où le silence environnant accueille attentivement chaque parole, où, pour un instant, disparaissent toutes les personnalités étrangères.

Il fallait donc oser parler enfin, et le premier mot devait commencer l'aveu, tout autre créait un précédent, continuait la pensée antérieure, empêchait pour toujours l'effet à produire.

Si près de cette minute qui allait suffire pour perdre ou gagner mademoiselle de l'Étang, Raymond sentit à une angoisse étouffante, que l'action seule révèle les vrais sentiments, il avait jugé avec l'esprit, et révoquait le jugement avec le cœur; on ne se défait pas, comme on se l'était promis, d'une passion invétérée, on ne jette pas dans un instant le capital de six années. La tendresse a des profondeurs ignorées, qu'il faut bien de la terre rapportée pour combler. Contradiction bizarre! après toutes les déceptions, après tous les dégoûts, il lui semblait qu'il ne l'avait jamais tant aimée, comme après une longue et mystérieuse maladie, se produit un bien-être subit, qui est un signal de ré

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