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blance mais le vrai, qui jugent avec hardiesse, lui disaient souvent : Pourquoi n'épousez-vous pas mademoiselle de l'Étang? Dans quelles mains si délicates allait-elle donc tomber; elle était sans doute l'ambition de la maison; mais qui pourrait, plus que lui, lui être dévoué? Raymond cherchait par mille rapprochements, à se concilier la famille. Le plus difficile, comme pour une pièce hardie sur un théâtre, n'est pas de faire une passion, c'est de la faire accepter. Pour l'amour de Paule, il en était venu à aimer la famille de l'Étang. Quand il s'adressait à eux, il y avait dans ses yeux un reflet, dans sa voix un écho de son amour. Ils venaient d'être parfumés d'une caresse d'elle. - Il les respectait, comme on respecte une chose tout à l'heure indifférente, et qu'une goutte d'eau bénite a sanctifiée. La famille de l'Étang, toutes rouillées que fussent ses armes, se maintenait rigide sur la question du nom. Elle était de noblesse trop ordinaire pour oser le dire tout haut, mais elle le pensait tout bas. La vanité ne tombe pas en désuétude. A force de concessions, d'élasticité, d'empiétement légitime, il cherchait à opérer ce raccordement presque insignifiant. Il y a dans certaines classes un ensemble d'idées de race qui, lorsqu'on ne les épouse pas, produisent même pour un des leurs, l'effet d'une mésalliance. En prenant leur ton, leurs préventions, leur manière de juger, il était déja le gendre dans leur esprit. Il voulait se les attacher par tant de fils invisibles, qu'au jour où il leur

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eût proposé un lien manifeste, ils n'eussent plus la force de rompre; il lui semblait qu'à la longue, ces réceptions payées de sa personne, ces développements d'intimité, ces effusions, ce souci des mêmes choses, cette nécessité de se voir, ouvertures qui donnent accès dans la vie réciproque, finiraient par amener une communauté sans restriction. Il se pliait presque au rôle de fils.

Il écoutait les reproches; il multipliait les prévenances. - Après qu'il aurait tout donné, il lui semblait qu'on ne pourrait jamais lui refuser, en l'exigeant d'une amitié reconnaissante, la légitimation de son amour.

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La famille de Raymond, par répugnance d'un refus, ne voulait faire aucune tentative. Tout dépendait donc de lui-même. C'est pour cela qu'il louvoyait, qu'il temporisait, déja utile, voulant être indispensable, -obscur serviteur, pouvant devenir favori. - Louis XIV épousa bien madame de Maintenon! mais la plus méchante noblesse ne s'allierait pas à la meilleure bourgeoisie. Quel roturier entier n'a pas anobli un roi de France!

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Un quart de praticien voudrait-il jamais anoblir un roturier de la roture la plus vénielle !

Enfin, l'amour de Raymond devenait une chose sérieuse; il pouvait en parler virilement, et sa propre famille irait jusqu'à une rupture, s'il le fallait. Puis, après quelques bonnes semaines, un mot dur, léger, l'avertissait de l'inutilité de ses efforts, et il retombait dans son découragement.

Pourtant, se disait-il, un de ces jours où l'on ne se juge plus, où l'on se compare où l'on se redresse de la taille qui fait défaut aux autres - Gulliver à Lilliput,

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qui sait si l'accueil que ma demande trouverait à la Louvière est l'accueil que je prévois. Il écrivit avec feu, une lettre froide, comme un fer chauffé à blanc cause une sensation de fraîcheur. Il proposait, dans leur langage, aux parents de mademoiselle de l'Étang, un traité d'alliance, avec tous les avantages de leur côté. - Il eut le bon goût de jeter la lettre au feu. Ce qui l'y décida, ce fut la persuasion que mademoiselle de l'Étang ignorerait tout encore. Elle était, dans un sens charmant, le type analogue de ces dupes, qui ne savent même pas le secret de leur infortune,

de polichinelle !

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secret

Une autre fois, il avait résolu de s'adresser à ellemême ; il aurait profité d'une absence de la famille qui laissait Pauel seule une journée à la maison. Au moins il était sûr que la lettre ne serait pas interceptée. C'était, non pas un salut, mais un énorme soulagement. Que serait-il arrivé, le médecin sachant à temps la maladie? Puis, il réfléchissait qu'il n'avait pas le droit d'écrire directement à mademoiselle de l'Étang. C'était là l'autre côté de son supplice aimer sans avoir le mérite d'aimer - rester à côté d'une femme dans ce malentendu sans fin. - S'il y a une jouissance cruelle à vivre près d'un homme sans qu'il vous sache son ennemi, quelle plus cruelle torture que de vivre près

d'une femme qui ne sait pas que vous l'aimez!

Ne

pouvoir révéler le secret de sa propre confession, être le masque de fer de l'amour,

connu.

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mourant sans être

Ce jour-là, Raymond lisait étendu sur une couche de ces aiguilles sèches, jaunes et odoriférantes, qui en septembre tombent par milliers des sapins. Par une transition insaisissable entre sa propre idée et l'idée du livre, il en était venu à se recueillir. Un vent fantasque, changeant à tout moment de parfum, tournait et détournait les pages. Un souffle intérieur faisait de même osciller sa pensée. Il regardait avec une fixité machinale le ciel gonflé de nuées, blanchir et bleuir — les rayons de soleil s'avançaient et reculaient sous les arbres, et en se renversant s'empourpraient comme des visages de danseuses; la nature était si prodigue, si dans son jour, si pleine de pollicitations, que par un effet de chambre noire qui se produit dans l'âme Raymond en était venu à croire l'avenir couleur de ce qui l'environnait. Pourquoi, avec cet aspect charmant, la vie serait-elle mauvaise? Une voix bien connue le précipita dans la réalité comme on tombe de son lit dans un rêve où l'on croit faire une ascension.

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Une femme de cinquante ans était devant lui, les lunettes à demi baissées, un faire part dans les mains. Eh bien! la petite de l'Étang se marie!

Ceteh bien! était tout un discours; - l'intona

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tion gouailleuse révélait le triomphe d'une prophétie réalisée.

Tout cet azur, toutes ces blancheurs, ces verts balancements d'arbres, ces caresses de soleil qui déterminaient la saveur de sa pensée comme elles déterminent la saveurd'un fruit, firent sur Raymond une impression pleine d'horreur. Sa vie était brisée; il se traîna dans sa chambre. Le lendemain il partait pour Paris.

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