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PREMIÈRE PARTIE

I

Pourquoi tant de gens vieillissent-ils dans leur modeste pays avant d'avoir pensé à en sortir? Il n'est pas question ici des malheureux condamnés à mourir où ils sont nés, qu'on laisse enfants jouant à l'autône, et que, cinquante ans plus tard, à la même place, on retrouverait paisibles, recourbés sur leur bâton et tendant toujours la main. Il ne faut pas non plus compter cette multitude qui ne peut aller que jusqu'où ses intérêts le jui permettent, comme un dogue libre de la longueur de sa chaîne. Mais comment expliquer qu'un horizon plat, une végétation mièvre, quelques ingrates rangées de maisons, un de ces coins de terre qui n'ar

rêtent personne et où les voyageurs, pendant le relais, lisent sévèrement leur journal; comment expliquer que cet endroit méprisé retienne pour toujours des gens d'une naissance cosmopolite et qui sembleraient si heureux ailleurs? C'est que là leur cœur grossier fut touché de la grâce terrestre ; c'est là qu'ils ont été amoureux ou aimés. Ne leur parlez ni de Venise, ni de Smyrne, ni du lac Ontario, ni du reste de l'univers.

· Voyez-vous l'ombre frisée de ces pommiers rabougris, cette rue dont le pavé rabote, et qui, mal ouverte, fait l'effet d'un cul-de-sac troué, cette bâtisse sans style, ce ciel atone? - Leur jeunesse s'est dispersée là, et c'est là qu'ils pourraient en retrouver quelques vestiges. Ils nourrissent pour ce petit lieu la tendresse hargneuse de l'acteur pour son théâtre. Ils y ont eu de ces journées dont on garde, sans en oser rien dire, la date au fond de l'âme; hélas ! leurs tragédies même n'auraient pas de confidents. Çà et là, il semble qu'il reste un souffle d'eux, comme se conserve une odeur dans ces chambres que les fenêtres aèrent mal. retroussant la housse du fauteuil, on aperçoit le glacis du lampas frais et neuf encore, ainsi qu'au temps ou on s'y asseyait deux ; comme en ces vieux logis où l'on découvre, après cent ans, une charpente humaine toute sèche dans l'épaisseur d'un mur, derrière un tiroir de commode se dresse tout à coup un squelette de fleurs; la pendule, avec son même sujet, semble marquer les mêmes heures. Leurs habitudes, leurs pensées quo

En

tidiennes, leur existence secrète ont pris naissance là ; ils sont devenus pareils à ces arbres qu'on ne peut trans

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planter sans les faire mourir. Si l'on veut pourtant qu'ils quittent le pays, on n'a qu'à démolir la maison, ou à bouleverser ces chemins où, l'été, ils vont le soir, tout seuls, se repaître de souvenirs. - La magnificence d'un autre ciel écraserait leur humble personnalité. Ils s'annihileraient comme les personnages dans les paysages du Poussin. Ici la perspective n'est rien, mais ils sont tout.

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Voilà pourquoi un assez médiocre arrondissement de l'Ile-de-France représentait, pour Raymond Landier, la plus merveilleuse contrée du monde connu. Mademoiselle Paule de l'Étang y vivait.

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II

Avec ses dix-neuf ans indiqués, non par son visage, mais par la phase d'expression de sa physionomie, mademoiselle de l'Étang avait cette rareté qu'elle ne ressemblait à personne de sa famille. Cette carnation lactée qui laisse deviner un corps blanc et uni, son corsage délicat, sa main où il y aurait eu juste la place

d'un baiser, un fini de lignes obtenu à la longue, fonds commun continuait une tradition peut-être, mais sa figure était toute d'élection. On ne pouvait la décomposer en venant l'un après l'autre y revendiquer un trait, et les experts n'auraient pas eu la joie de dire entre eux: « C'est le nez de l'oncle !-Oui, mais ce sont les yeux du père ! » révélation désagréable après laquelle il semble qu'on embrasse amoureusement un monsieur dans la personne de sa nièce ou de sa fille ; alliage masculin qui diminue la valeur de la composition féminine.

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La tête de mademoiselle de l'Étang avait l'originalité fine de son caractère des cheveux d'un noir éteint, commençant en bandeaux, finissant en boucles, encadraient à demi un ovale pâle, doux et pur. Les yeux, en s'animant, paraissaient élargir leurs prunelles noires ; le nez était français et un peu relevé, comme par l'effet d'un sourire gardé pendant plusieurs géné rations, ainsi qu'il le semble aux pastels de femmes du XVIIIe siècle. Les lèvres, d'un rose effacé, avaient de ces plis qui annoncent la décision ; l'accent de ce visage, qui aurait pu se prêter aux mélancolies banales, était, au contraire, une sorte de recueillement mutin avec une fleur d'ironie, fleur simple, à l'arome encore sauvage, aux épines à peine sorties. Ajoutez à tout cela une grâce de tous les gestes, une séduction de toutes les poses, une confidence tacite de l'âme et des goûts faite au choix de la mise.

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