Page images
PDF
EPUB

Le moment vint de l'élection. Les commissaires du département, Quenza, Grimaldi et Murati, arrivè, rent. Ce fut une grande question de savoir qui leur donnerait l'hospitalité. Telle est, sur ces imaginations mobiles, le prestige du pouvoir, que le résultat de l'élection pouvait dépendre d'une préférence marquée par les commissaires en faveur de l'un des partis.

Quenza alla chez les Ramolino; Grimaldi chez les Buonaparte; Murati descendit chez les Peraldi.

Alors intervint un incident que les biographes rapprochent volontiers du 18 brumaire (et c'était bien, en effet, un coup d'état minuscule), mais qui paraît tout simple et tout vulgaire à qui a vu la Corse de près le parti de Quenza résolut d'enlever Murati, dans la maison Peraldi, pour lui donner, de force, l'hospitalité dans sa propre demeure; l'enlèvement réussit.

On a mis ce coup de main au compte de Nabulione; le fait a par lui-même peu d'importance; mais qu'il en fùt ou non responsable, on peut tenir .pour certain que l'invention ne lui appartenait pas : ces sortes de procédés sont pratiques ordinaires, dans les mœurs électorales de l'île.

Quoi qu'il en soit, l'élection eut lieu; Quenza fut nommé commandant, et il n'eut garde d'oublier, dans la répartition des places, son seïde peu scrupuleux. Nabulione eut un grade équivalant à celui de lieutenant en premier.

L'occasion vint bientôt d'entrer en fonctions,

La Convention avait déclaré la guerre aux tyrans; elle allait leur jeter, comme un défi, la tête de Louis XVI. Ses lieutenants cherchaient de tous côtés des procédés imprévus pour porter la révolution au sein même des possessions ennemies.

Le contre-amiral Truguet eut l'idée d'opérer une descente dans l'île de Sardaigne, pour détourner sur ce point une partie des forces italiennes. On lui confia le commandement d'une escadre: il choisit Ajaccio pour sa base d'opérations et vint y mouiller deux mois environ après le retour de Nabulione dans sa ville natale.

Le premier soin de Truguet fut d'écrire à Paoli pour lui demander le concours des forces dont il disposait.

Paoli envoya son ami et son lieutenant ColonnaCesari.

On verra, dans le fragment que je donne ciaprès 2, des mémoires inédits de ce général, quelles négociations s'établirent alors entre Truguet et Paoli on verra comment, en dépit de sa répugnance à prendre part à une expédition qu'il désapprouvait, Cesari fut investi du commandement des troupes corses chargées d'opérer une contre-attaque sur la côte de Sassari, pendant que l'escadre française opérerait sa descente sur le cap de Cagliari.

1 Cette escadre se décomposait ainsi le Tonnant, 80 canons; le Centaure, 80; l'Apollon, 74; le Vengeur, 74; soit quatre vaisseaux de lignes. L'Iris, la Vestale, la Sensible, l'Arethuse, la Fortunée, la Perle, la Junon: soit sept frégates. En tout onze navires avec quinze cents hommes de troupes de ligne. 2 Voir Appendices.

Les deux bataillons corses qui composaient le corps expéditionnaire se réunirent ou plutôt se formèrent à Bonifacio des éléments les plus hétérogènes et les moins disciplinés. Nabulione Buonaparte s'était empressé d'accourir.

Nous ne raconterons pas, après Cesari, cette expédition qui fut désastreuse; rappelons seulement que la révolte de la Fauvette donna au général corse l'occasion de déployer une fermeté admirable et de sauver les bataillons qu'il commandait, par sa menace héroïque de se faire sauter avec le navire si l'équipage révolté ne permettait pas à ses compagnons d'armes de le rejoindre à bord.

Mais ce qu'il faut dire, ce qu'il faut souligner, c'est le récit de la conduite de Nabulione Buonaparte dans cette campagne, qui a été son véritable début sur le champ de bataille.

Le détachement corse était à terre, dans l'île de la Madalena. Cesari, de son bord, avait dù expédier, le désespoir au cœur, à son lieutenant Quenza, l'ordre de rembarquement. Alors, voici ce qui se passa:

« Quenza communique l'ordre'. Les troupes en sont douloureusement frappées. La multitude ne raisonne pas toujours: on croit que j'abandonne la victoire sans motif valable et sans que l'ennemi soit à craindre. Quenza, peu actif, ne sait pas me justifier, ce qui importait peu dans ce moment, ni prendre les mesures convenables pour se faire obéir et effectuer la retraite avec ordre.

1 Mémoires de Colonna-Cesari.

<< En un mot, cette troupe, qui tout à l'heure bravait l'ennemi, s'intimide sans que l'ennemi ait fait le moindre mouvement; elle crie: sauve qui peut !

Elle s'embarque en désordre, laissant derrière elle un mortier et deux pièces de canon; Quenza et Buonaparte, et un certain Ricard, ce dernier commandant un détachement français, eurent la FACILITÉ D'AME de s'embarquer et de laisser sur l'île, outre les engins de guerre, ce même détachement français qui était en observation dans un coin de l'île, loin du lieu de l'embarquement...1 »

Il n'y a pas un mot à ajouter à cette mise à l'ordre du jour d'un genre spécial, par laquelle Buonaparte inaugurait sa carrière.

En garnison, il avait déserté; en campagne, il avait manqué au plus sacré des devoirs d'un chef militaire, quel que soit son grade, celui de quitter le dernier un poste réputé dangereux.

Les benoits admirateurs du grand homme diront sans doute qu'il était au-dessus de ces misères et que

1 « Triste rapprochement: Ce Sauve qui peut et celui du 18 juin 1815 sont les deux bouts de la carrière de Napoléon.» (Note de M. Ph. Caraffa.)

La manière même dont le général Cesari parle là de Buonaparte, épisodiquement, et entre deux autres officiers, montre bien qu'il n'avait aucun motif spécial de l'aimer, de le haïr ou de le remarquer. Cesari raconte la vérité comme il l'a vue: trois officiers de sa petite armée se sont mal conduits; il relate cette circonstance. Buonaparte se trouve avoir été l'un de ces officiers.

Au moment où Cesari écrivait ses mémoires (1794), il avait d'ailleurs complétement perdu de vue Buonaparte, et la dernière insurrection de Paoli avait mis entre la Corse et la France une barrière infranchissable à la renommée naissante de l'artilleur de Toulon.

lla

« son étoile » lui ordonnait de se conserver pour l'avenir.

S'ils veulent, nous leur accorderons que c'est pour conserver un empereur à la France qu'il montra à la Corse tant de prudence.....

Cesari ne voulut lever l'ancre qu'après avoir recueilli le détachement si lâchement abandonné à terre l'expédition rentra à Bonifacio. Les faits relatifs à la révolte de l'équipage provençal de la Fauvette furent établis par Cesari dans un mémoire imprimé à Corte, en français et en italien, et signé de tous ses lieutenants'. Le nom de Buonaparte figure le vingt-sixième au bas de la déclaration des officiers des différents corps de l'expédition. Ce fait seul suffirait à prouver l'inanité de la légende si complaisamment acceptée par la plupart des biographes et qui attribue à Buonaparte le commandement de la contre-attaque des îles sardes 2.

L'expédition de l'amiral Truguet avait manqué comme la contre-attaque de la Madalena. On renonça à une nouvelle tentative.

1 Exposé de la conduite du citoyen Pierre-Paul Cesari, commandant l'expédition de la contre-attaque dans le nord de la Sardaigne... présenté à ses concitoyens, à l'administration du département et au lieutenant-général Paoli, commandant la 23e division, à Corte, de l'imprimerie Batini.

2 Veut-on un exemple de la manière dont la vérité est traitée sur ce point?

a Dirigée par Bonaparte, dit la dernière édition de la biographie Michaud, cette expédition eut tout le succès qu'on pouvait en attendre. Mais elle n'était que secondaire, et l'opération principale qui fut exécutée en même temps échoua compléte

ment. »

« PreviousContinue »