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Les éditeurs de la Correspondance de Napoléon Icr ont écrit, au frontispice de leur publication, cette inexactitude calculée :

<< En déclarant que sa vie publique datait du siége de Toulon, Napoléon a déterminé lui-même le point de départ que nous devions choisir..... »

En réalité, la vie politique de Buonaparte commence cinq ans avant le siége de Toulon; elle part du 12 août 1786, et le début est digne de la suite. C'est en vain qu'on se flatte de l'effacer : l'histoire en a retrouvé la trace.

On ne le sait pas assez : c'est contre le peuple que Nabulione fit ses premières armes. Il faisait partie de l'expédition envoyée par Louis XVI à Lyon, en 1786, pour réprimer la « révolte » dite des deux sous. C'est un fait mis hors de doute, en 1837, par M. Péricaud', et que M. Clerjon a rappelé dans son excellente Histoire de Lyon 2.

1 Revue lyonnaise, août 1837.

2 Histoire de Lyon, par M. Clerjon, tome II.

Les annalistes de la Révolution, absorbés par l'éclat et l'importance des événements qui se produisirent en France de 1789 à 1794, ont trop négligé les nombreux mouvements locaux qui précédèrent et annoncèrent le grand mouvement national.

Quelques-uns de ces prodromes du cataclysme général mériteraient d'être étudiés attentivement. Il y a là une œuvre de réparation et de justice, qui devrait tenter les savants de nos provinces, ceux qui, fixés sur les lieux, et mieux à même de rechercher les traces et les témoignages, semblent, par état, spécialement appelés à ces importantes monographies.

La révolte de Lyon en 1786 se distingue, entre toutes, par un fait des plus remarquables au dixhuitième siècle : elle est plutôt un mouvement socialiste, dans le sens général qu'on accorde aujourd'hui. à ce mot, qu'un mouvement politique.

Elle naquit d'une véritable grève des travailleurs lyonnais.

« Les changements successifs faits dans l'organisation des corps de métiers, depuis Turgot, avaient jeté une grande obscurité dans cette partie de la police. Les anciens règlements avaient perdu leur autorité, sans avoir été remplacés par les nouveaux. Il n'y avait, entre le maître et l'ouvrier, entre le négociant et le fabricant à façon, ni la liberté qui permet à chacun de travailler pour qui et comme il l'entend, ni un pouvoir établi et accepté pour fixer le salaire. Néanmoins, parmi les ouvriers chapeliers travaillant à la journée, l'usage du tarif était de

puis longtemps adopté, et les ouvriers en soie qui travaillaient à façon avaient, depuis quelques années réclamé, et à la fin, mais non sans contestation, fait introduire le même usage1. »

Au mois d'août 1786, les deux classes d'ouvriers les plus nombreuses à Lyon, celle qui travaille sur la soie et celle qu'occupe la chapellerie, eurent en même temps des démêlés avec les patrons.

Les ouvriers en soie demandaient que le tarif de leurs façons fût élevé de deux sous l'aune pour les étoffes unies, et à proportion pour les autres articles. Les chapeliers réclamaient que leurs journées fussent portées de 32 sous à 40, en raison de l'augmentation des loyers et des denrées, et ils offraient de travailler douze heures par jour.

Des deux côtés, les fabricants se refusaient à toute .concession.

« Ce refus, dit M. Clerjon, porta les deux classes d'ouvriers à déserter leurs travaux, et à se répandre dans les rues de la ville, où ils rencontrèrent les cabaretiers émus par les poursuites du banvin 2 et les maçons, pareillement en querelle avec leurs maîtres. »

L'honorable historien, prévenu par son parti pris de ne voir dans la révolte des deux sous qu'un fait accidentel et isolé, considère, on le voit, comme

1 Clerjon. Histoire de Lyon, tome VI.

2 Le droit de banvin était un droit féodal par lequel les seigneurs, pour écouler avec plus de facilité le vin de leurs récoltes, interdisaient à leurs vassaux ou censitaires, pendant la durée d'un mois, la faculté de vendre leur propre vin.

fortuite la RENCONTRE des chapeliers, des ouvriers en soie, des cabaretiers et des maçons « dans la

rue, »

Nous manquons assurément de documents à ce sujet, mais il nous est difficile de ne voir dans cette grève simultanée de quatre corps de métiers, à une époque de l'histoire où les idées de réformes fermentaient dans toutes les têtes, qu'un fait fortuit. Il y a là, ce nous semble au contraire, toutes les apparences d'une coalition véritable, d'une entente, d'un concert préalable.

Et c'est, à notre sens, ce qui fait le caractère particulier, le caractère éminemment intéressant de ce mouvement...

Quoi qu'il en soit, le consul de la ville publia immédiatement des ordonnances pour enjoindre aux ouvriers de rentrer dans leurs ateliers et de cesser leurs rassemblements,

Les ouvriers n'en tiennent compte. Mais ils ne se portent à aucune violence. Avec ce calme, cette modération que le peuple, encore ignorant de sa force, conservait alors dans ses premières agitations, ils se contentent de promener à travers la ville leurs longues colonnes et leur protestation muette.

Ici prend place une de ces infamies que l'histoire oublie trop facilement, quand elle s'attendrit sur la destinée de Louis XVI, et sur la répression sanglante qui frappa ce monarque imbécile et criminel. Lyon n'avait pas de garnison. Le peuple était maître de la fortune, de la vie, de l'honneur de cette

aristocratie politique et financière contre laquelle il levait enfin la tête. Il n'abusa pas de sa force. Honneur, vies, fortunes: il respecta tout. Et cependant il avait faim.

On composa avec lui. Des arrêtés consulaires accordèrent les augmentations demandées. Les ouvriers reprirent paisiblement leurs travaux.

Mais quelques jours après, les choses changèrent. Aux premières nouvelles de la révolte (c'est ainsi qu'on osait appeler la revendication modeste d'un droit primordial), Louis XVI avait envoyé des troupes à Lyon. Ces troupes arrivèrent. C'étaient,. notamment, un escadron des chasseurs du Gévaudan, un bataillon de Royal-la-Marine, et le 2o bataillon de La Fère-Artillerie.

Au bout de ces baïonnettes, il y avait une ordonnance du roi qui cassait les concessions faites par les consuls! Le premier acte de l'autorité militaire fut d'appréhender quelques-uns des ouvriers, plus particulièrement signalés comme les meneurs du mouvement, et de les PENDRE'.

« Ce qu'il y a de particulier dans cette affaire, dit M. Clerjon avec une effrayante naïveté, c'est que le préambule de l'édit royal témoigne que le gouvernement du roi ne connaissait même pas les règlements en vigueur à Lyon, en matière de contestations entre ouvriers et patrons... >

1 Ces premiers martyrs de la Révolution sociale s'appelaient Sauvage, Nérin et Depiano.

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