Page images
PDF
EPUB

«Tout le monde se mit à rire; le coup avait porté. Je peindrais difficilement la colère où il mit Napoléon... Mais, quoiqu'il fût piqué vivement du malheureux sobriquet que ma sœur lui avait donné, il affecta de n'y plus penser, si ce n'est pour en rire avec les autres... Toute cette histoire me serait bien sûrement sortie de la tête, si ma mère et mon frère, en la répétant devant moi, ne me l'avaient rendue familière. Elle me fut utile depuis et d'une étrange façon. « Bonaparte n'avait pas toujours la main légère manier l'arme de la raillerie, et les personnes pour qu'il aimait le mieux avaient souvent à souffrir de la douleur du coup. Quoique Junot fût très-aimé de lui, sous le Consulat et pendant les premières années de l'Empire, il le choisissait quelquefois pour but de quelque grosse plaisanterie, qu'il accompagnait d'une oreille pincée jusqu'au sang, et la faveur était complète...........

« Le premier consul était un jour d'une grande gaieté. On était à la Malmaison; on dînait sous les grands arbres qui couronnent le petit monticule à gauche de la prairie, devant le château. Madame Bonaparte avait essayé le même jour de mettre de la poudre, ce qui lui allait fort bien. Mais le premier consul n'en fit que rire et lui dit qu'elle pouvait jouer la comtesse d'Escarbagnas. La plaisanterie ne lui plut pas apparemment, car elle fit une petite moue dont le premier consul s'aperçut. « Eh <bien! qu'est-ce? dit-il, crains-tu de manquer de « cavalier? Voilà M. le marquis de Carabas, et il montrait Junot) qui te donnera le bras. »

« Or, il faut savoir que le premier consul avait déjà nommé ainsi quelquefois Junot et Marmont, mais tout à fait en bonne et joyeuse humeur... Tous deux n'en faisaient que rire... Madame Bonaparte ne prit pas la chose ainsi, et montra un air chagrin. Ce n'était pas le moyen de plaire à Bonaparte, dont le front se rida à l'instant même. Il prit son verre et, regardant sa femme, il s'inclina en buvant et dit : « A la santé de la comtesse d'Escarbagnas. » La continuité de cette plaisanterie fit venir les larmes aux yeux de madame Bonaparte...

« Jusque-là, l'histoire ne paraît pas me regarder; mais en voici la suite. Parmi les camarades de Junot et ceux qui entouraient le premier consul, il y avait bien des variétés dans l'espèce. La bravoure était la seule vertu commune. Quant au reste, c'était, comme dit M. Bonard, autre chose. Or, parmi cette troupe de bons et vaillants enfants de la France, il y en avait qui n'étaient pas fort sur la compréhension. L'un de ceux-ci trouva admirable de répéter la plaisanterie du premier consul sur Junot. Oh! cela était trop fort! et puis l'imitation ne lui allait pas. Il était le meilleur des humains, mais la raillerie lui était de peu d'usage :

Jamais un lourdaud, quoi qu'il fasse,
Ne saurait passer pour galant.

« Ensuite, Junot aurait pu l'entendre, et de ridicule la chose serait devenue tragique. Je ne voulus donc pas laisser continuer la représentation imita

tive, et désirant m'en mêler seule, je consultai ma mère. Elle m'écouta attentivement et me donna ses instructions, puis je retournai à la Malmaison, où nous étions à cette époque pour plusieurs jours. Le lendemain, Junot, qui était alors commandant de Paris et ne pouvait pas venir tous les jours, ne se trouva pas à dîner; mais il vint le jour d'après, et le « marquis de Carabas » ne faillit pas en son lieu. On était alors sur le pont qui mène au jardin; le premier consul était assis sur le bord du parapet. << Mon ami, dis-je à Junot, la première fois que nous << irons dans tes terres, il ne faudra pas oublier une «chose tout à fait de rigueur dans ton train, ou je << ne vais pas avec toi, je t'en avertis; et je suis sûre « que le général m'approuvera. Qu'est-ce donc? << demanda le premier consul. C'est un chat botté

« pour coureur. »

[ocr errors]

« Tout le monde se mit à rire en se récriant. Mais je n'oublierai jamais la figure du premier consul: elle était à peindre...........

« La chose n'alla pas plus loin ce jour-là. Mais mon grain avait été jeté en bon terrain. Quelques jours après, nous étions, après-dîner, dans la galerie qui est à côté du salon... L'imitateur, avec un bon et franc rire, se mit à parler du « marquisat. » Je ne fis que regarder le premier consul; il se tourna vers son sosie, et lui dit sèchement: « Lorsque vous « voudrez faire et dire comme moi, choisissez mieux « vos sujets. Il me semble que l'on peut m'imiter en << autre chose..... »

« Le résultat de tout cela fut que je n'entendis

plus parler du « marquisat, » d'autant qu'on portait alors des bottes à l'écuyère avec des manchettes, et que « le chat botté » serait venu là à miracle. Ma mère, qui me demanda des nouvelles de mon expédition, et qui certainement y avait mis plus de malice que moi, rit beaucoup de l'effet que j'avais produit. « J'en étais sûre, » me dit-elle'. »

L'année même où Nabulione sortait de l'École militaire (1785), son père mourait à Montpellier du squirre à l'estomac qu'il y était venu faire trai

ter.

Il laissait, suivant l'usage corse, six enfants, peu ou point de fortune, et un procès pendant.

Dans ses premiers loisirs de garnison, Nabulione paraît avoir cherché à se faire une éducation littéraire. Un mémoire, qu'il adressa à l'Académie de Lyon, semble du moins indiquer cette tendance. La question proposée était celle-ci Quels sont les principes et les sentiments qu'il importe le plus d'inculquer aux hommes pour leur bonheur? Ce mémoire ne fut même pas mentionné au rapport des récompenses, quoi qu'en ait pu dire le captif de Sainte-Hélène. Selon toute apparence, il péchait par le fond aussi bien que par l'orthographe. Plus tard, Napoléon devait montrer qu'en matière de bonheur à donner aux hommes, il était aussi malhabile en pratique qu'en théorie.

1 Mémoires de la duchesse d'Abrantès, tome 1.

Il est probable qu'à cette époque il étudia, comme il faisait tout, superficiellement, quelques autres questions philosophiques et historiques. Mais les documents authentiques manquent à cet égard. Buonaparte, devenu empereur, n'eut pas de préoccupation plus persistante que celle de détruire toute sa correspondance et toutes ses notes de jeunesse, et d'en effacer, autant qu'il était en son formidable pouvoir, toutes les traces'.

Bourrienne, qui le connaissait bien, a formellement noté ce point; il était. convaincu qu'aucune pièce ne devait subsister, sur la jeunesse de l'empereur, et c'est comme un objet de haute curiosité qu'il publia, sous la Restauration, le Souper de Beaucaire, une de ces déclamations vides et niaises que Buonaparte écrivait alors 2.

1 Cette préoccupation véritablement maniaque a eu son corollaire, à Sainte-Hélène, dans la série de mensonges organisés, par lesquels Buonaparte a essayé de tromper la postérité sur tous ses actes et sur toutes ses pensées.

2 Un mystificateur célèbre, M. Libri, a publié dans la Revue des Deux Mondes, du 1er mars 1842, une notice sur la prétendue découverte, qu'il aurait faite, des papiers de jeunesse de Napoléon. La mystification était ingénieuse et elle a été fructueuse. Mais il suffit de connaître la biographie de M. Libri, et de lire attentivement son article pour ne pas être pris à des procédés de facture en somme assez grossiers.

« PreviousContinue »