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et comme en spectateur, les faits qui allaient se produire.

Toutefois, dit Bourrienne, « je l'ai vu décidé à marcher sur Paris, par Lyon, avec vingt-cinq mille hommes, si les affaires lui eussent paru prendre une tournure défavorable à la république, qu'il préférait à la royauté, parce qu'il espérait tirer meilleur parti de la première. Il faisait sérieusement son plan de campagne. A ses yeux, défendre le Directoire, c'était défendre son propre avenir... »

En définitive, il se contenta d'envoyer à Paris le général Augereau, que sa haine bien connue du royalisme rendait particulièrement propre à l'exécution des mesures qui se préparaient contre les Clichyens, et qui, en effet, fut l'instrument le plus actif de ces mesures; mais, dans les huit semaines. d'intervalle qui séparèrent le banquet du 14 juillet de la crise du 18 fructidor, Buonaparte se tint coi, évita de se compromettre, et n'envoya même pas à Barras les trois millions qu'il lui avait fait proposer. D'autre part, son agent La Valette nouait tous les jours avec les meneurs du parti clichyen des relations destinées à amener un rapprochement entre eux et Buonaparte, si la victoire leur restait.

Le 18 fructidor, Augereau, nommé commandant de la division de Paris, écrivait à Buonaparte : « Enfin, mon général, ma mission est accomplie, les promesses de l'armée d'Italie ont été acquittées cette nuit. Le Directoire s'est déterminé à un coup de vigueur; le moment était encore incertain, les prépa

ratifs incomplets; la crainte d'être prévenu a précipité les mesures.

« A minuit, j'ai envoyé l'ordre à toutes les troupes de se mettre en marche vers des points désignés. Avant le jour, tous les ponts et toutes les principales places étaient occupés avec du canon. A la pointe du jour, les salles des conseils étaient cernées, les gardes des conseils fraternisaient avec nos troupes, et les membres dont vous verrez la liste ci-après, 'ont été arrêtés et conduits au Temple. »

Cette liste portait soixante-quatorze noms, dont cinquante-deux appartenant aux deux conseils, et les deux directeurs Carnot et Barthélemy. Carnot réussit à s'échapper et à passer en Suisse. Barthélemy, Pichegru, Willot, Rovère, Aubry, Bourdon (de l'Oise), Murinais, Delorne, Ramel, Dossonville, Tronson-Ducoudray, Barbé-Marbois, Lafond-Ladebat, Brottier et Laville-Heurnois furent déportés à la Guyanė.

La nouvelle de ce coup d'État, qu'il avait tant contribué à préparer, n'arracha pas Buonaparte à la réserve qu'il avait adoptée pour règle de conduite. Cette attitude acheva d'indisposer Barras, déjà mis en méfiance par la rupture des négociations relatives aux trois millions qu'on lui avait fait entrevoir. Il écrivit assez durement à son prudent complice :

<< Ton silence est bien étrange, mon cher général; les déportés sont partis hier; Augereau se conduit on ne peut mieux; il a la confiance des deux partis: elle est bien méritée. »

Deux jours plus tôt il lui écrivait;

Les infâmes journalistes auront leur tour aujourd'hui... On nous donne demain deux collègues; ce sont François de Neufchâteau et Merlin. Termine la paix, mais une paix honorable. Que le Rhin soit limite, que Mantoué soit à la république cisalpine, et que Venise ne soit pas à la maison d'Autriche. Voilà le vœu du Directoire épuré, voilà celui de tous les républicains; voilà ce que veut l'intérêt de la république et la gloire bien méritée du général et de l'immortelle armée qu'il commande. »

Ainsi même cette âme de boue sentait ce qu'il y avait d'odieux dans le marché par lequel Buonaparte allait livrer Venise à l'Autriche pour acheter une paix qu'il jugeait utile à ses intérêts!

Cependant, le général en chef de l'armée d'Italie comprit qu'il était difficile de ne pas donner son adhésion au coup d'Etat dont il avait, le premier, proclamé la nécessité. Il se résolut enfin à le faire, mais dans les termes les plus vagues, et en saisissant cette occasion de rompre publiquement avec la Rẻvolution; il s'adressa à François de Neufchâteau, l'un des nouveaux directeurs, et lui écrivit : « Le sort de l'Europe est désormais dans l'union, la force et la sagesse du gouvernement. Nous avons vaincu l'Europe, nous avons porté la gloire du nom français plus loin qu'elle ne l'aurait jamais été. C'est à vous, premiers magistrats de la République, à étouffer toutes les factions, et à être aussi respectés au dedans que vous l'êtes au dehors. Un arrêté du Directoire exécutif écroule les trônes; faites que les écrivains stipendiés, ou d'ambitieux fanatiques déguisés

sous toute espèce de masques, ne nous replongent plus dans le torrent révolutionnaire. »

En même temps, dans une proclamation, datée du 1er jour de l'an VI, il présentait à ses soldats les événements de fructidor comme une victoire remportée par leur seule force morale sur « les ennemis de la patrie, les ennemis particuliers du soldat et de l'armée d'Italie. »

Mais à table, devant ses convives, il ne se faisait pas faute de blâmer le coup d'État des directeurs, de déclarer qu'il était de tout point inutile et que ces violences exagérées étaient faites pour déconsidérer un gouvernement sans l'affermir.

CHAPITRE VI

VOYAGE EN ORIENT

SI

Buonaparte avait produit par le traité de CampoFormio l'effet qu'il avait ambitionné : à la gloire du général s'ajoutait celle du « pacificateur ». Les esprits fatigués et surmenés par les émotions d'une guerre à outrance, prolongée cinq ans, n'examinaient

point au prix de quelles injustices et ne savaient pas en vue de quels intérêts cette paix avait été conclue ils ne voyaient que l'écorce des choses et les résultats apparents.

Aussi cet homme, qui s'imposait depuis vingt mois à l'attention de l'Europe, devint-il l'objet d'une curiosité ardente, universelle. Son voyage de Milan à Paris, par Genève et Radstadt (où les négociations se poursuivaient avec l'empire), ne fut qu'une longue ovation.

Paris devait enchérir sur ces démonstrations. Le pays d'élection de la mode et des engouements se passionna pour le « jeune héros » comme il se passionne pour un ténor ou pour un chien savant. On racontait ses paroles, on décrivait son costume, on commentait la coupe de ses cheveux, on épiloguait sur la nuance de sa cravate. Il était descendu dans l'hôtel que sa femme avait acheté à Talma, rue Chantereine (bientôt rue de la Victoire, par arrêté de la municipalité parisienne). La foule des badauds stationnait constamment sous ses fenêtres. On l'acclamait quand il sortait. Les visites et les avances de toute nature lui arrivaient de tous côtés.

Lui, soit par goût, soit par politique, paraissait indifférent à ces hommages. Il recevait peu, sortait moins encore, se montrait rarement en public : moyen naturel ou calculé, mais infaillible, de porter à son apogée la curiosité publique.

Sa première visite fut pour Talleyrand sans s'être jamais vus, ces deux hommes s'étaient compris; ils étaient dignes l'un de l'autre. Talleyrand, admis

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