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LIVRE PREMIER

L'HOMME

CHAPITRE PREMIER

LE SOL ET LA RACE

.SI

La Corse.

Si jamais votre fantaisie vous pousse à aller prendre à Marseille le paquebot d'Ajaccio, n'oubliez pas de donner au garçon du bord congé de vous arracher, dès que la Corse sera en vue, au balancement de votre couchette. Ce moment arrive d'ordinaire une heure ou deux avant le point du jour. Vous serez seul sur le pont avec le silencieux veilleur qui tient la barre, et vous pourrez contempler à loisir le beau décor qui se déroulera devant vous.

Tout d'abord, vous ne verrez qu'une masse sombre, colossale, mystérieuse, s'élevant lentement sur les eaux du golfe du Lion, et profilant de plus en plus nettement sur le ciel des lignes heurtées et menaçantes. Chaos de pics noirs et abruptes crûment

dressés sur le fond bleu; boursoufflements de granit pareils à d'énormes vagues immobilisées.

Rien de plus sauvage et de plus désolé que ce premier aspect. Telles les îles des mers scandinaves doivent se montrer au voyageur transi. On a peine à croire que ces rochers puissent loger autre chose que des neiges, des ours ou des tempêtes. On se sent pénétré d'une tristesse qui glace la curiosité. Les sanglantes chroniques de l'île vous reviennent en mémoire. On s'était fait de la Corse une idée sombre et terrible cette image artificielle que l'on se crée, des milieux, d'après les événements dont ils ont été le théâtre, est ici moins horrible que la réalité.

Ajoutez la solennité de la nuit, la majesté de la mer, la monotonie des coups de palette frappés par les roues du steamer sur leur route liquide, et ce froid humide qui vous transperce sur le pont d'un navire au point du jour : tout cela se traduit en une sorte d'appréhension vague et de frisson moral.

Cependant le navire a doublé la pointe de Thurgio, il longe de près les côtes que les premiers rayons du soleil vont venir éclairer.

Tout à coup la brise de terre vous apporte une senteur douce et pénétrante, celle du mucchio (le cyste corse), cette odeur caractéristique du pays qui le ferait reconnaître les yeux fermés; elle vient jeter un sourire dans votre mélancolie.

S'il y a quelque chose d'inexprimable, c'est un parfum. Celui-là l'est plus qu'un autre. Il vous arrive par bouffées, vous envahit, vous subjugue, et

change en trois inspirations votre opinion sur la Corse. Il semble que ce soit l'île qui vous parle ainsi à distance et qui envoie au-devant de vous ce gracieux messager pour vous dire « Je suis rude, pauvre et sauyage, mais hospitalière; approche sans crainte; si j'ai du fer pour mes ennemis, je n'ai que des baisers pour mes hôtes1. »

Peu à peu, ces masses noires, qui attristaient le regard, se fondent et perdent leur horreur en devenant plus nettes. Où l'on ne voyait qu'une tache indécise s'ouvre maintenant une vallée; sur ces arêtes si dures de loin perce une frisure de forêts; les multitudes de mamelons étagés qui forment la base des hautes montagnes se séparent et semblent se gonfler en se couvrant de verdure.

Le soleil bondit à l'horizon. Il dore les blocs rouges et fauves de granit et de marbre. L'olivier oppose à ces tons chauds la teinte argentée de son maigre feuillage.

Un mulet chargé de bois, un troupeau de chèvres, un berger haut perché sur quelque roche et saluant au passage le panache noir du paquebot achèvent d'égayer le tableau.

Vous vous réconciliez avec la Corse.

En entrant dans le golfe d'Ajaccio, vous nagez dans le soleil et l'admiration.

C'est un autre golfe de Naples,

1 Chanson corse.

A l'arrière, la mer bleue, un horizon scintillant; à l'avant, une rade immobile, baignée dans une lumière éclatante, entourée de montagnes à lignes molles et onduleuses, sur lesquelles un maquis en feu simule presque toujours le Vésuve; une ville mignonne et coquette, dont les promenades, plantées d'orangers, viennent mourir sur la plage, et qui sort comme un camélia blanc d'une collerette de figuiers d'Inde, de lauriers-roses et de tamaris.

Le groupe des îles Sanguinaires, à l'entrée du golfe, figure la Caprée d'Ajaccio. Mais n'y a-t-il pas dans ce nom même l'indice des différences qui distinguent les deux paysages? Le dessin de Naples est léger, vaporeux, clair et doux à l'œil; la grâce de la nature vivante s'y est mise à l'unisson des beautés du ciel, des splendeurs de la mer et des caresses du climat tout y est tendre, grêle, ébauché, effilé, quintessencié. Naples est un tout délicieux, produit d'un sol volcanique, d'une atmosphère italienne et d'une civilisation grecque.

Ajaccio est autre c'est une sorte d'oasis plaquée sur le rivage d'une île alpestre, sauvage, et plus sévère que gracieuse.

De là des contrastes singuliers sur cette mer riante, et dans la courbe harmonieuse de cette baie, des rochers sinistres; pour des détails élégants, des noms terribles; autour de cette ville, qui baigne coquettement ses pieds dans l'eau luisante, des torrents qui grondent, et non pas des ruisseaux qui murmurent; dans ce cadre lumineux, une population sans gaieté. On dirait une erreur et un manque de

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